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dictature

  • Un petit garçon

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    Un jour, alors que je passais par le marché, j’aperçus le corps d’un petit garçon blotti contre un mur, immobile. Je m’approchai à petits pas en me frayant un chemin parmi les passants qui circulaient dans la résignation totale. Son visage était couvert de crasse, les habits boueux et les cheveux longs, pleins de nœuds. Non, pas lui, ce n’est pas possible… Non ! Le regard affolé, je couvris ma bouche avec mes deux mains et je retins mon souffle : c’était mon élève Seeung-chul Lee. Le petit garçon qui voulait soigner les enfants de la rue. Celui qui ne deviendrait jamais médecin car sa vie s’était arrêtée contre ce mur à treize ans. Ce petit garçon aux pieds nus qui me hante depuis. »

    Jihyun Park, Seh-Lynn, Deux Coréennes

  • Deux Coréennes

    Le Pays du Matin calme s’est scindé il y a presque quatre-vingts ans en deux Etats indépendants et ennemis : la Corée du Nord et la Corée du Sud. Sous le titre Deux Coréennes, Jihyun Park (du Nord) et Seh-Lynn (du Sud), qui se sont rencontrées en Angleterre où elles vivent à présent toutes les deux, témoignent des conditions de vie et des mentalités dans lesquelles elles ont grandi. Loin des parades médiatiques du dictateur Kim Jong-un et du président américain, ce récit fait découvrir une réalité plus terrible encore que je ne l’imaginais : dans un régime totalitaire bâti sur la propagande et la délation, les hommes, les femmes, les enfants sont broyés par un système qui les accable et les affame.

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    Source : The Other Interview (vidéo Amnesty International)

    « Jihyun parle de la condition humaine en Corée du Nord, j’écris sur la culpabilité d’être née du « bon » côté de la frontière », écrit Seh-Lynn. Elles se sont rencontrées en 2014 à Manchester, « pendant le tournage d’un documentaire produit par Amnesty International » (The Other Interview). Seh-Lynn a remplacé une interprète en dernière minute. Fille de diplomates, elle se souvenait du poster « A bas les communistes » dans sa chambre et des sirènes annonçant « le début de la simulation de guerre tous les 15 du mois » en Corée du Sud. Malgré l’allure « normale » de Jihyun Park qui a à peu près son âge, Seh-Lynn est « terrifiée » la première fois qu’elle se trouve en face d’elle.

    Deux ans plus tard, elles ont appris à se connaître, à se faire confiance. Jihyun lui demande si elle peut l’aider à écrire son histoire, pour « que ce soit écrit par une Coréenne car elle veut parler d’émotions qui sont inexprimables dans une autre langue », sans faire de politique. Elle veut toucher l’âme des humains, raconter l’histoire d’une famille nord-coréenne ordinaire, parler de leur « inimaginable souffrance ». Ensemble, elles espèrent faire ainsi un pas vers le rapprochement, voire la réunification des deux Corées.

    Son histoire commence par un sentiment d’abandon : Chul, le fils aîné de Jihyun, lui a demandé pourquoi, quand il était tout petit, elle l’a abandonné un an en Chine « pour lui éviter la prison en Corée du Nord ». D’abord elle se rappelle sa vie à quatre ans dans la banlieue sud de Chongjin, une ville portuaire sur la mer du Japon. Avec ses parents (chauffeur de tracteur excavateur et mère au foyer), elle habitait un appartement de seize mètres carrés. Sa sœur aînée Unni était partie vivre chez sa grand-mère, son frère n’était pas encore né.

    L’immeuble « Division mécanique n° 2 » comportait dix appartements par étage, d’une ou deux chambres. La chef d’immeuble, membre du Parti, terrorisait les résidents. A l’entrée, on trouvait le plan de rotation des équipes de nettoyage (les familles nettoient à tour de rôle), les horaires de simulations d’attaque aérienne. Armoire à chaussures dans l’entrée, cuisine, salle d’eau (toilettes sans chasse d’eau, seau pour se laver). Tout le monde dort par terre dans l’unique pièce, sur des nattes rangées dans une armoire. Au mur, « Le Portrait » : on ne fête pas les anniversaires des enfants (seul cadeau, un bol de riz blanc pour elle seule), mais seulement celui de Kim Il-sung, le 15 avril.

    De quatre à sept ans, les enfants sont envoyés chez leur grand-mère à la campagne. Là, Jihyun mange à sa faim. Mais sa grand-mère meurt subitement, ses parents la ramènent chez eux. Son père s’occupe de ses deux filles et aussi d’un « grand » oncle et d’un « petit » oncle qui vivaient avec sa mère. Puis vient l’âge d’aller à l’école, de s’y faire des amies, de s’amuser, de chanter « la lutte glorieuse » et d’apprendre la vie de Kim Il-sung, « la personne la plus importante au monde et qu’il fallait aimer ». Depuis son retour, Jihyun a tout le temps faim, une obsession. On leur dit qu’en Corée du Sud, les enfants sont si pauvres qu’ils ne peuvent aller à l’école et meurent de faim. Elle découvrira plus tard que cela s’applique surtout aux enfants du Nord.

    Le bonheur tient en trois points : « solidarité, vie collective, optimisme ». Un petit frère naît en janvier 1976, elle devient « la troisième » après la fille aînée et le garçon. Ils appartiennent à la « classe supérieure », celle de la lignée de Kim Il-sung et des combattants contre le Japon (son grand-père paternel), au-dessus de la « classe moyenne » (des gens ordinaires) et de la « classe inférieure » (des familles dont un membre est passé dans le Sud, a fait du tort au Parti, ou des criminels). Son père est membre du Parti et Jihyun, fière d’adhérer à l’Association des Jeunes Pionniers. « On nous apprenait la haine. » Elle rompt avec une amie quand elle apprend que sa famille a été maudite pour avoir possédé des terres. Elle ne sait pas encore que dans cette société hiérarchisée par le statut social, sa propre famille n’est pas à l’abri.

    En Corée du Nord, pour la plupart, la nourriture, rationnée, est insuffisante. Sa mère, « entrepreneuse-née », se met à élever des cochons puis à en faire commerce, ce qui les sauve. Le lycée va de pair avec des expéditions semestrielles à la campagne pour aider aux moissons : le travail forcé est rude, les lycéennes s’endorment affamées – « C’était un village où les enfants s’endormaient en pleurant. » Dès le plus jeune âge, on apprend à résister, à « compter sur ses propres forces », à se débrouiller seul : cela forge le caractère.

    Quand sa sœur, élève modèle et première au concours, n’obtient pas le poste pour lequel elle a postulé, leur mère leur confie un secret bien gardé : son grand-père, propriétaire terrien refusé par le Parti, est passé dans le Sud pendant la guerre et sa propre mère l’a abandonnée. Le monde de Jihyun s’écroule. Elle rêvait d’étudier les mathématiques à l’université de Pongyang, elle se retrouve en faculté d’agronomie.

    « Le reste du monde n’a aucune idée. C’est une vie inimaginable dans un pays où personne n’a le droit de se plaindre. » La suite du récit va crescendo : le froid, la sécheresse des années 1990, la famine, la crise cardiaque de son père, l’arrestation de sa mère pour « activités commerciales illégales », la mort de Kim Il-sung à qui succède un tyran encore pire, la mort de son oncle. Les usines ne fonctionnent plus ; ses élèves (elle est devenue enseignante) meurent de faim. Libérée, sa mère part en Chine rejoindre une cousine éloignée – pour toujours. Ils survivent de racines et d’herbes cueillies sur la colline.

    Désespérées, Jihyun et sa sœur avec mari et enfant vont laisser leur père très malade pour aller en Chine en 1998, avec l’aide d’un passeur, soi-disant pour se marier avec un Chinois. Quand ils traversent le fleuve gelé à la frontière, c’est la stupéfaction : « Nous avions côtoyé la mort pendant des années en Corée et, à cent mètres de la frontière, il y avait un autre monde. A peine cent mètres pour baigner dans l’abondance. »

    Très vite, elle se rend compte de ce qui attend les Nord-Coréennes là-bas : de la nourriture, enfin, mais aussi le mariage forcé, l’exploitation. Vendue à un ivrogne, elle déchante. « Arrachée à ma terre natale dans l’espoir d’une vie meilleure, j’étais devenue une esclave. » Vous lirez la suite dans Deux Coréennes, pour savoir comment Jihyun s’en est sortie après bien des épreuves épouvantables (arrestation, extradition, prison) puis un second passage en Chine.

    Dans un « souci réel de partager et d’informer », Jihyun Park et Seh-Lynn retracent un pan de l’histoire de la Corée contemporaine à travers la vie quotidienne qu’elles y ont connue. C’est terrible et bouleversant.

  • On avait tous un ami

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    on avait tous un ami dans chaque parcelle de nuage 
    en fait les amis sont ainsi quand le monde est plein d’horreurs 
    ma mère aussi disait c’est bien normal 
    pas question de devenir ami 
    vaut mieux penser aux choses sérieuses 

    Gellu Naum

    (Herta Müller, Animal du coeur)

  • A un cheveu près

    Quelques phrases suffisent pour reconnaître le monde romanesque de Herta Müller ; courtes, simples, déroutantes, elles disent autre chose du réel que son apparence : « Les mots de notre bouche écrasent autant de choses que nos pieds dans l’herbe. Et que le silence. » Dans Animal du cœur (Herztier), traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, la narratrice est une jeune fille vivant sous la dictature (en Roumanie, le pays dorigine de la romancière, prix Nobel de littérature en 2009), et elle évoque d’abord son amie Lola qui vient de se suicider – « j’ai l’impression que chaque mort laisse en héritage un sac de mots. » 

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    Lola venait du sud du pays, plus pauvre encore que les autres régions, à cause de la sécheresse. En ville, elle cherchait dans les cours ces mûriers que les jeunes emportent avec eux quand ils quittent leur village. Elle voulait apprendre le russe et rencontrer un homme qui étudie, un homme aux ongles propres, qui rentre au village avec elle, qui porte une chemise blanche, « un seigneur ». C’est ainsi qu’elle est arrivée au foyer, dans ce rectangle avec une fenêtre où dorment six filles, chacune avec une valise sous son lit, un haut-parleur au plafond.

    Pour se maquiller, faute de mascara, les filles se mettent de la suie sur les cils. Elles rêvent de collants « d’une finesse aérienne » à la place de leurs collants « brevetés » en coton. Les souvenirs d’enfance de celle qui raconte sont peuplés de ciseaux : ciseaux à ongles qui font peur à l’enfant, sécateur du grand-père aux ongles épais, ciseaux pour couper le gros fil qui attache le bouton pour longtemps, ciseaux du coiffeur… 

    Lola prend le tram du soir pour aller à la rencontre des hommes fatigués de leur journée à l’usine ou à l’abattoir, les attire dans le parc aux broussailles, rentre avec « les jambes griffées par les brindilles ». Les autres filles ne l’aiment pas, lui reprochent de piocher dans leurs affaires. Le soir, le haut-parleur hurle des chants ouvriers. Puis Lola s’inscrit au Parti, les brochures s’empilent autour de son lit. Pendant sa quatrième année d’études à la faculté, elle rencontre enfin « le premier en chemise blanche ». Peu après, au foyer, on la retrouve pendue à une ceinture dans une armoire. Deux jours plus tard, elle est exclue en public du Parti et de l’université.

    Personne ensuite ne veut plus parler de Lola. Sauf la narratrice. Elle a lu le cahier de Lola, dérobé peu après, et voudrait le garder en tête. Seuls s’y intéressent Edgar, Kurt et Georg, qui l’abordent à la cantine – « Ils doutaient que la mort de Lola soit un suicide. » Ils vont se rencontrer tous les jours : elle leur dit « les phrases disparues » de Lola, Edgar en prend note. Les garçons vivent dans un foyer masculin, de l’autre côté du parc, où on ne peut rien cacher, mais ils ont « un endroit sûr en ville, un pavillon avec un jardin à l’abandon ». Ils accrochent le cahier sous le couvercle du puits, dans un sac en toile. 

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    Au pavillon, il y a des livres qu’elle emporte pour les lire au cimetière. Elle a appris « à flâner, à enfiler des rues ». Elle mange en marchant, ne rentre au foyer que pour dormir, sans trouver le sommeil. « Ici, tout le monde reste paysan » dit Georg quand elle parle des sacs contenant les mûriers « rapportés des cours des vieilles gens ». Tous viennent d’un village et en parlent, loin de « ce silence villageois qui interdit de penser ». Dans le pays du dictateur dont on espère la mort à chaque maladie, « tout le monde vivait d’idées d’évasion. » Certains traversaient le Danube à la nage, d’autres les champs de maïs, en espérant « échapper aux balles et aux chiens des sentinelles ».

    Edgar et Georg écrivent des poèmes, Kurt photographie clandestinement « les convois d’autocars aux rideaux gris fermés » qui conduisent les prisonniers aux chantiers. Elle, elle évite dans ses déambulations les « hommes de main » qui font les cent pas dans la rue, montent la garde, se remplissent les poches de prunes encore vertes. Mais les garçons du foyer font des ennuis aux étudiants, les accusent d’en provoquer. Le père d’Edgar reçoit la visite de trois types qui secouent tous ses livres, fouillent toutes les pièces et même la terre des balconnières. La peur grandit.

    Animal du cœur décrit un monde sans liberté où chacun se méfie des autres, où tout peut arriver, où l’on disparaît sans dire adieu. Herta Müller, sans expliquer, raconte le ressenti et communique la terreur à travers de simples détails du quotidien décrits sans transition. Le récit lui-même semble sur le qui-vive. Comment vivre ainsi ? Les trois amis et celle à qui Lola manque se retrouvent tous les jours, ils rient ensemble ou inventent des jurons pour se tenir à distance, se disputent. « L’affection ne cessait d’être là, sauf que dans la dispute elle avait des griffes. »

    Au premier interrogatoire chez le capitaine Piele, « qui avait le même nom que son chien », à cause d’un poème qu’ils récitent tout le temps et partout, ils comprennent qu’il faut redoubler de prudence. « Les animaux de nos cœurs filaient comme des souris. » Aussi, quand ils s’écrivent, il y a des règles : « Ne pas oublier la date quand on écrit, dit Edgar, et toujours mettre un cheveu dans la lettre. S’il n’est plus là, on sait qu’elle a été ouverte. » En cas d’interrogatoire, écrire une phrase contenant « ciseaux à ongles » ; de fouille, « chaussures » ; de filature, « enrhumé ».

    Les choses et les mots jouent à la guerre : arbres, oiseaux, draps, moutons, melons… « Tout ce qui nous entourait sentait l’adieu. Aucun de nous ne dit ce mot. » Que vont-ils devenir ? Pourront-ils devenir ? « Difficile de ne pas voir un autoportrait dissimulé sous la voix de la narratrice : Herta Müller elle-même est née en 1953 dans la communauté souabe, une minorité germanophone de la Roumanie. Son père a été soldat SS et elle a travaillé comme traductrice dans une usine. Lorsqu’elle est récompensée par le Nobel de la littérature en 2009, on fêtait les vingt ans de la fin du régime de Ceausescu. » (Magazine littéraire)

  • Bavarder

    « Ils burent, mangèrent, parlèrent de leur vie dans le bruit de la pluie battante qui ne semblait pas vouloir s’arrêter. Sans le dire, les trois hommes se sentaient bien là, près du feu. Ils parlaient, retrouvaient l’habitude oubliée de « bavarder autour d’un verre », se regardaient sans crainte car, plus gros ou plus maigres, chauves ou la barbe blanchie, ils gardaient une certitude : certains tigres ne se soucient pas d’avoir une rayure de plus ou de moins. Même l’histoire de Lucho Arancibia, avec ses deux frères engloutis dans la nuit dictatoriale, son passage par les salles de torture de la rue Londres et, plus tard, son internement dans le camp de concentration de Punchacaví d’où il était ressorti avec un fusible en moins, comme il le disait lui-même, n’était qu’une conversation de plus entre Chiliens, entre Sud-Américains, entre habitants de ce foutu sud du monde. »

     

    Luis Sepúlveda, L’ombre de ce que nous avons été 

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    Luis Sepúlveda a Sarzana per il Festival della Mente 2009 Ó Elena Torre
    (Wikimedia Commons)