« Tout appartient de plus en plus au passé. La vie ressemble à un buisson fleuri ou à un pommier chargé de pommes : fleurs et fruits tombent, peu à peu l’arbre se dénude et finit par se dessécher complètement. »
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« Tout appartient de plus en plus au passé. La vie ressemble à un buisson fleuri ou à un pommier chargé de pommes : fleurs et fruits tombent, peu à peu l’arbre se dénude et finit par se dessécher complètement. »
Ma vie de Sofia Tolstoï (suite)
Sa vie avec Tolstoï ? « Nous vivions ensemble séparément », dira celle qu'il appelle « Sonia » dans les quelque neuf cents lettres à sa femme conservées et publiées. En 1891, Sofia Tolstoï prend conscience de l’éloignement entre sa fille Macha et elle, « irrémédiablement étrangères l’une à l’autre ». Elle manque de temps pour tout, s’occupe de leurs propriétés. Un article dénonce le « pharisaïsme » de Tolstoï : il incite à tout donner mais laisse sa femme faire commerce de ses droits d’auteur. Le comte décide de partager ses biens entre les membres de sa famille.
Sofia s’étonne du rejet de Tolstoï envers l’art et la musique dans ses écrits « alors qu’il les aimait aussi passionnément. » Tous deux trouvent la vie à la campagne « bien plus attirante, simple et facile ». Ils apprécient d’y vivre au printemps avec leurs neuf enfants. Sofia souffre d’être un « instrument sexuel » pour son mari qui ne lui montre pas d’amour par ailleurs.
Elle se rend à Saint-Pétersbourg dans l’espoir d’intégrer La sonate à Kreutzer aux œuvres complètes : Elena Cheremetiev lui a obtenu d’être reçue par le tsar. Elle espère ainsi démentir l’image de victime qu’on lui attribue depuis la publication de ce récit. Au Palais Anitchkov, le tsar, très aimable, évoque l’influence de Tolstoï sur le peuple et sur la jeunesse ; elle défend son enseignement basé sur les valeurs évangéliques, sans menace pour l’ordre public. Quand elle demande au tsar de lire lui-même les œuvres de l’écrivain en premier pour en juger, et non le comité de censure, il lui répond favorablement, lève la censure sur La Sonate à Kreutzer. Dans la foulée, elle est reçue par l’impératrice Maria qui l’accueille en français. C’est un succès. Le tsar l’a jugée « sincère, droite et sympathique ».
A Iasnaïa Poliana, le partage des biens soulève des discussions, Macha renonce à sa part, mais sa mère la préserve et pourra la lui donner plus tard, quand elle en aura besoin. Tolstoï rédige Les carnets d’une mère. L’ambiance est négative, on se querelle sur le régime végétarien, l’héritage, l’Eglise, les femmes… Quand elle refuse que Tolstoï renonce à tous ses droits d’auteur, il la juge « cupide et bête ». Elle quitte la maison, désespérée, pense se jeter sous un train à la gare. Heureusement son propre frère y est, par hasard, il aperçoit son « air terrible » et l’apaise.
Tolstoï ne veut pas l’accompagner à Moscou où elle doit inscrire les enfants au lycée, puis se ravise, mais bientôt il s’absente pour distribuer des vivres aux victimes de la famine dans les campagnes. Par voie de presse, il annonce renoncer à tous ses droits sur les œuvres publiées depuis 1881 et futures. Du coup, La Sonate à Kreutzer est à nouveau censurée. Sofia décide d’écrire un pendant à ce récit du point de vue de l’épouse.
Elle reste seule en ville tandis que Tolstoï et ses filles voyagent pour organiser des soupes populaires. La situation des paysans est terrible. Sofia rédige elle-même un appel aux dons et récolte des centaines de milliers de roubles au profit des affamés, étonnée de la confiance envers sa famille qui organise les distributions de vivres. Elle-même accompagnera Tolstoï dans ses tournées pour répondre à cette « misère immense ».
Le régime est de plus en plus critiqué, on accuse Tolstoï d’inciter à la révolution. Lui-même souffre des effets pervers de l’aide qui suscite jalousie, cupidité, tromperies. Une traduction subversive de l’anglais Dillon (« Le peuple se soulèvera ») fait scandale à Moscou. Des rumeurs folles circulent, le tsar attend un démenti de Tolstoï. Sofia le rédige, mais le ministère de l’Intérieur refusant de le laisser publier, elle l’envoie directement à plusieurs journaux. Ils décident ensuite de ne plus réagir à tout cela. L’important, ce sont les réfectoires ouverts, les refuges pour les enfants. Le typhus aggrave encore la situation. Tania, épuisée, tombe malade.
Tolstoï écrit Le royaume de Dieu, les visites des « obscurs » commencent à lui peser. Sa santé, celles de Tania, de Liova déclinent. Iasnaïa Poliana est attribué dans le partage à Sophia et à Vanetchka. A nouveau, elle est en désaccord avec son mari qui ne voit « rien de moral » dans la musique alors qu’elle en retire tant d’apaisement. Elle est préoccupée par Liova au service militaire, par ses filles privées de vie personnelle, par la différence d’âge qui se marque entre son mari et elle.
Tolstoï donne l’impression à tous d’être heureux mais elle le sait insatisfait de tout et irrité par la vie moscovite. Seules ses filles et Liova, qui adhèrent totalement à ses idées, font la joie de leur père. Mais Liova n’est pas bien, va à l’étranger pour se soigner. Tania le ramènera de Paris où il déprimait complètement.
Les élans amoureux de Tolstoï pour sa femme apparaissent en négatif dans son Journal : « mal dormi, mauvaises pensées ». Sofia en est offensée. Elle constate que leur entente charnelle est pourtant propice à ses activités littéraires. Tolstoï rédige alors Maître et serviteur. A la campagne, lui et les filles s’occupent des petits, Sofia accompagne les grands à Moscou. La mort du tsar et le serment à Nicolas II provoquent des remous chez les étudiants.
Quand Tolstoï et Tania vont séjourner chez leurs amis Olsoufiev, c’est au tour de Sofia d’être jalouse. Malgré la passion que lui prodigue son mari de 68 ans à son retour, elle est furieuse de le voir céder les droits exclusifs sur Maître et serviteur à l’éditrice d’une revue coûteuse, va jusqu’à menacer de se supprimer si le récit ne peut figurer dans les œuvres complètes ! Grande scène : Sofia sort en robe de chambre dans la rue en criant, Tolstoï la rattrape, elle tombe malade, l’accuse de nuire à la santé de tous ses proches, refuse de le voir. Tolstoï finit par céder.
A posteriori, Sofia considère cette crise comme un pressentiment du malheur qui va les frapper : la mort de Vanetchka, celui qui ressemblait le plus à son père, en qui celui-ci plaçait tous ses espoirs, un enfant que tous trouvaient exceptionnellement gentil, gai, sensé, généreux, réfléchi, délicat – il n’avait pas encore sept ans. Ses parents souffrent terriblement.
(Fin du "feuilleton" tolstoïen lundi prochain.)
« La vie à la campagne me paraissait bien plus attirante, simple et facile que la vie à Moscou. Je revois une promenade en traineau, au clair de lune, où j’admirais la beauté de la nature en hiver, l’immensité et le silence. J’avais conscience de mon bonheur : bénéficier de loisirs me permettant de faire tout ce que je désirais, et surtout de me consacrer pleinement à l’instruction de mes enfants. »
Sofia Tolstoï, Ma vie
(Suite du feuilleton tolstoïen d'après Ma vie de Sofia Tolstoï)
L’appartement loué à Moscou, trop bruyant, déçoit les époux Tolstoï, mais leurs aînés sont contents de se faire de nouveaux amis, de sortir davantage. Tania fréquente une école de peinture. Tolstoï loue deux chambres dans une annexe pour travailler au calme. Les visiteurs sont nombreux. Tous veulent entendre le point de vue de Tolstoï, ne le partagent pas forcément. Sofia, son « ange gardien » comme disent certains, accouche d’Aliocha (1880).
Nikolay Nikolayevich Gay (1831-1894),
Portrait de Sofia Tolstoï avec sa fille Alexandra (Sacha) en 1886
Le tourbillon des visites, sorties, discussions, fatigue à tel point Tolstoï qu’il retourne seul à Iasnaïa Poliana. Une vieille servante prend la défense de la comtesse : « Vous l’avez abandonnée avec les enfants – débrouille-toi – et vous êtes là, tranquille, à vous lisser la barbe. » Sofia est très consciente de l’ennui que représente pour son mari (comme pour elle) le passage de tant de monde chez eux, et tâche d’écarter les beaux parleurs, quoique souvent ce soit lui qui les invite, dans son « insatiable curiosité ».
Sans lui, la vie de famille est plus harmonieuse. A distance, son époux exprime plus de compréhension, sinon sa façon de condamner le monde pèse à Sofia. Elle-même est fatiguée par la vie citadine et envisage d’y renoncer, mais Tolstoï décide tout à coup d’acheter une maison à Moscou, avec un grand jardin. Sofia refuse de se charger à nouveau du déménagement et c’est lui cette fois qui s’occupe de tout et aménage les lieux, tandis que Sofia se ressource dans la lecture d’Epictète, Sénèque, Marc-Aurèle, grâce aux traductions de son ami Ouroussov.
L’été, ils le passent tous ensemble à Iasnaïa Poliana. On y fait de la musique, on s’amuse avec la « boîte aux lettres », on joue au croquet. La femme d’Ouroussov, revenue de France, glisse à la comtesse qu’elle a fort envie de dire au comte que ce ne sont pas ses principes que son mari aime, mais sa femme... Quand leur fils Ilia tombe malade, atteint du typhus, Sofia n’en peut plus, se plaint que Tolstoï la laisse porter seule le fardeau familial. Lui menace de les quitter, crie, s’en va et ne revient pas de la nuit.
Elle le laisse rentrer seul à Moscou avec ses fils. Pendant qu’il aménage la maison, elle lit de la philosophie, les rôles sont inversés. Sofia s’étonne que Tolstoï qui condamne la propriété et l’argent dépense à présent sans compter… pour elle, prétend-il, puis se montre avare dans les petites choses. Après avoir profité du grand air avec les petits, ils vont s’installer dans la maison, agréable, qui les met de bonne humeur. Ils sont ravis. Sofia reçoit chaque jeudi, c’est son jour, selon la coutume.
Les hivers à Moscou sont riches en divertissements, Tania s’amuse, sa mère l’accompagne à son premier bal où elle-même, en robe de velours noire avec dentelles, des capucines rouges dans les cheveux, récolte des compliments. Plaisir de s’habiller, d’être admirée. Patinage. Son « compère » Ouroussov vient souvent la voir alors que Tolstoï rentre à Iasnaïa prendre un « bain de campagne ». Elle l’y rejoint au printemps. Un grand incendie dévaste la moitié du village, ils viennent en aide aux sinistrés. Puis les enfants ont la coqueluche.
Tolstoï rejette toute propriété et veut tout donner à sa femme, leurs affaires et leurs biens, mais cela l’effraie, elle refuse. En cure à Samara, il lui écrit affectueusement : « Je reviendrai vers toi plus proche que je n’étais parti. » Sofia change peu à peu, elle n’attend plus de lui amour mais assistance. Ses fréquentations l’inquiètent, elle écrit plus carrément à Tolstoï ce qui la tourmente, au risque de se montrer désagréable. Ouroussov, lui, la trouve parfaite. Sofia soigne aussi les paysans avec succès.
« Tous les détails de notre vie sont peu intéressants. Mais mon projet était de dresser le tableau le plus minutieux et fidèle de ma vie, sans rien cacher ni embellir, sans négliger les plus menues choses. » Mari et femme optent pour une liberté réciproque. Tolstoï reste à Iasnaïa Poliana, elle passe l’hiver à Moscou. A nouveau enceinte, elle songe à avorter, mais la sage-femme refuse. Si elle donne raison à Tolstoï en tant qu’homme exceptionnel et écrivain, elle le désapprouve en tant que père. En son absence, il y a moins de visiteurs fâcheux, les soirées sont plus joyeuses. Quel contraste entre son mari en paysan sale et Ouroussov, raffiné et affectueux, l’ami à qui elle peut parler en pleine confiance !
Chargée de la gestion de toutes les affaires, à bout de nerfs, elle décide pour la première fois de ne plus allaiter. Son mari part alors qu’elle est sur le point d’accoucher de Sacha (1883). Malade, épuisée, elle désespère. A 56 ans, Tolstoï abandonne la chasse, renvoie ses domestiques, lui envoie des lettres apaisées. Mais 1885 est une année noire. Ouroussov tombe très malade, il en mourra. Sofia s’attelle à une nouvelle tâche : l’édition des œuvres complètes de Tolstoï, à l’instar de la veuve de Dostoïevski à qui elle demande conseil. Lui est obsédé par le sens de la vie : « comment vivre cette dernière période selon Dieu c’est-à-dire bien ? » Il voudrait renoncer à tous ses droits d’auteur mais Sofia veille, c’est la seule ressource de la famille.
Comme leur père, ses filles deviennent végétariennes. Sofia lui reproche de ne pas s’intéresser aux études et à l’avenir des enfants, lui de travailler trop. Scènes terribles, menaces de divorce. Les enfants pleurent, ils se calment. Et puis Aliocha tombe malade et meurt : « Impossible d’imaginer un malheur plus terrible, plus déchirant, que celui d’une mère qui perd son enfant. » Leur vie en est changée : moins de sorties, de mondanités, Sofia privilégie les relations amicales plus simples.
A Iasnaïa Poliana, l’écrivain laboure, obsédé par l’effroyable pauvreté du peuple et la façon de mener une « vie juste » et non chacun pour soi. Il se blesse à la jambe – il sera malade trois mois. Convalescent, il dicte un drame sur la vie du peuple : La puissance des ténèbres. Quand il redevient autonome, il reprend son ton « sec, malveillant, souvent même hostile ». A 43 ans, Sofia est à nouveau enceinte : Vanetchka (1888) naît « faible et maladif ». La même année elle devient grand-mère pour la première fois.
Sofia aime les fêtes, la gaieté, la compagnie de gens agréables. Lev Nikolaïevitch désapprouve. De plus, il ne peut se passer longtemps de leurs relations sexuelles, puis proclame que c’est un péché, un mal, et lui en veut. Ils sont pleins de reproches l’un envers l’autre. La sonate à Kreutzer, où la plupart reconnaissent la jalousie de Tolstoï, suscite de la compassion pour son épouse. Le récit, lu partout, est néanmoins censuré. L’écrivain décide d’écrire une Postface pour mettre les choses au point. Sofia y répondra par A qui la faute ?
A 46 ans, nouvelle grossesse de Sofia, qui se termine par une fausse couche. Tout devient obstacle entre Tolstoï et elle. Malheureuse du « désamour », de son attitude, de son « impitoyable causticité », elle sait encore se réjouir d’une belle journée hivernale, la décrit dans son Journal. Pour mettre fin aux tensions entre eux, ils décident de vivre « côte à côte », lui dans le monde des idées et le travail manuel, elle à s’occuper de leurs neuf enfants tant bien que mal. Hivers et étés, ville et campagne, disputes et apaisements, séparations et retrouvailles, ainsi va la vie des Tolstoï.
(A suivre)
Eté 1881. Sofia Tolstoï et sa sœur inventent la « boîte aux lettres » où chacun glisse durant la semaine « des œuvres de son cru » en déguisant son écriture. Tolstoï y dépose un jour un « Triste registre des malades mentaux de Iasnaïa Poliana ». En voici le début.
« N° 1. Tempérament sanguin. Appartient à la section des malades tranquilles. Souffre d’une manie désignée par les psychiatres allemands comme la Weltverbesserungswahn*. Cette pathologie consiste à se croire capable d’agir sur la vie des gens par la parole. Symptômes généraux : mécontentement par rapport à l’ordre existant, condamnation de tous à l’exception de soi-même, loquacité agressive accompagnée de manque total d’intérêt pour ses auditeurs, passages fréquents de l’agressivité et de l’irritation à une sensiblerie larmoyante et affectée. Symptômes particuliers : occupations inappropriées et inutiles telles que : confection de bottes, fauchage de l’herbe, etc. Traitement : indifférence totale de l’entourage envers et les occupations qui absorbent les forces du malade.
N° 2. Internée à la section des malades tranquilles, mais doit être isolée de temps à autre. La malade souffre de la manie Petulanta toropigis maxima. Sa folie consiste à croire que tout le monde exige d’elle quelque chose, et qu’elle ne parvient pas à s’acquitter de tous ses devoirs. Symptômes : accomplissement de tâches inexistantes. La malade souffre également de la manie blokhino-bancaire**. Traitement : travail soutenu. Diète : séparation des personnes mondaines futiles. L’eau de rat d’église (la pauvreté) à petites doses agit également. »
* littéralement : « rectification du monde »
** du nom d’un moujik fou prétendant s’appeler le prince Blokhine à qui, partout, la banque fait crédit et qui s’attend à ce que le tsar lui envoie de l’argent.
A vous toutes et tous qui passez par ici, qui m’offrez votre visite silencieuse ou votre commentaire, permettez-moi de déposer dans votre boîte aux lettres une enveloppe à votre nom, à votre adresse.
J’ai glissé dedans un grand merci pour votre curiosité, vos attentions, votre fidélité. Et des vœux pour 2012, l’année nouvelle :
qu’elle vous réussisse, qu’elle vous éclaire, qu’elle vous enchante.
Tania