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autobiographie - Page 24

  • Vie et mots de Pivot

    Bien sûr, c’est trahir son âge que de rappeler les belles soirées d’Apostrophes, de Bouillon de culture, de Double je (moins souvent évoqué), mais comme Bernard Pivot l’écrit dans Les mots de ma vie (2011), « rêver, c’est se souvenir, tant qu’à faire, des heures exquises. » (« Vieillir », beau texte qui circule bien par courriel) et « Voici, pour moi qui suis journaliste, le plus beau mot de la langue française : aujourd’hui. » 

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    L’allégresse de l’animateur télégénique se retrouve dans ce dictionnaire « très personnel » d’un amoureux du langage. Ses « mots de passe d’une sentinelle de la littérature et d’un maître d’hôtel intermittent de l’hédonisme » ne prétendent pas raconter une vie mais « en faire surgir des senteurs, des sons et des couleurs ». (Bonjour, Baudelaire, ndlr)

    De « Ad hoc » à « Zut ! », en voici quelques perles. Le vocabulaire l’émeut, il est attaché à l’orthographe, loin d’être une « valeur obsolète, ainsi que certains voudraient nous le faire croire ». Pour preuve, sa manière de dévoiler en neuf lignes un « affiquet » offert à une belle dont il tait le nom, ni babiole ni colifichet mais une « broche de rien du tout qu’elle a accrochée à sa veste ». Ou de retourner « carabistouille » dans sa bouche comme un caramel.

    « Allemand » (son père revenu de captivité, sa sœur devenue professeur), « Amant » – ce serait, « avec amour, le plus beau mot de la langue française s’il n’avait comme équivalent, complément, corollaire féminin, ce vulgaire mot de maîtresse » – « Ambition »… 20 entrées en A dont deux pour « Ame »,  « Apostrophe » et « Apostrophes », bien que ses rencontres télévisées soient rapportées dans un autre livre, Le métier de lire. 

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    Source : http://davidm.blog.lemonde.fr/2012/09/27/a-lire/

    Liseurs et liseuses, ne manquez pas « Bibliothécaire » : une notice en « je » au féminin, Ina Coolbrith racontant la lettre reçue un jour d’un certain Jack London. Pas d’entrée à « Bibliothèque » mais on aura « Chambre-bibliothèque », « Cuisine-bibliothèque », « Salon-bibliothèque » et même « WC-Bibliothèque » ! « Lecture » s’offre cinq notices, noblesse oblige : lecture au lit (comme lui, je ne la pratique pas, j’ai besoin d’être bien assise pour lire) ;  méthode de lecture (« après lecture d’un livre très séduisant, attendre au moins une heure », non – un jour au moins, pour ma part) ; circonstances propices (maladie, prison) ; lecture à voix haute ; influence de l’âge sur la lecture de certains livres.

    « Ecrivain » : « Les mots sont à tout le monde, mais ils appartiennent un peu plus aux écrivains. » Il n’est devenu l’ami d’aucun de ses invités : « On n’a jamais inventé meilleur moyen de fréquenter les écrivains que de les lire. » Evidemment, ce « forçat de la lecture » se reproche de n’avoir pas été un père idéal – « Putains* de livres ! » (*son gros mot favori).

    Le C l’emporte avec 29 entrées, de « Ça » à « Cul » – « Ce n’est pas parce qu’on s’assied sur le cul qu’il est permis de s’asseoir sur le mot. » « Chat », deux entrées, aurait sa place dans le Dictionnaire amoureux des chats. « Chose » détaille l’idée d’une émission qui n’a jamais vu le jour : « Le petit quelque chose en plus », à savoir le détail qui permet d’identifier une personne célèbre, comme la moustache de Dali, la madeleine de Proust, la dictée de Mérimée (liste de trois pages à l’appui). Pivot fait ensuite son petit Raymond Devos avec ce mot « miracle de la langue française ». 

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    La prose de Pivot a du corps. Il se souvient du whisky dans la théière de Nabokov ; de l’énorme rhume qui l’accablait le jour de son tête-à-tête avec Duras, suspendu comme par magie le temps de l’émission avant d’exploser dès après son « Bonsoir à tous, à la semaine prochaine ». Deux entrées pour « Femme », la première anaphorique – « J’ai connu une femme… » (il en ira de même à « Homme ») – la seconde euphorique – « La beauté de la femme est la seule preuve de l’existence de Dieu. »

    Gone de Lyon (bonjour Dominique, ndlr), « rare ville traversée par deux fleuves », élève au pensionnat des frères du Sacré-Cœur chez qui il restait volontiers le week-end pour pouvoir jouer au football dans la cour de récréation, en plus des matchs du jeudi, Pivot loue la générosité du cœur, « celle qui s’exprime avec des gestes, des mots, des sourires », la gourmandise, y compris dans le baiser, et participerait volontiers « à une manifestation monstre pour l’augmentation du goût de la vie. » (« Goût ») Il fait aussi l’éloge de « Merci » et du « Tact ».

    Dans Les mots de ma vie, des irrésistibles : « Chatoyant » (le préféré de Nabokov), « Foutraque », « Frichti » – « et si les plus beaux mots étaient les noms de pays, de lieux, surtout de villages et de villes, qu’ils soient de France ou d’ailleurs ? » (« Géographie », salut aux toponymies de JEA, ndlr) Quatre pages de « Mots délicieux », presque six de « Mots gourmands dévoyés » (la liste va de « Navet » à « Brioche »).

    J’ignorais qu’on appelait « hirondelles » les resquilleurs de la culture (personnes sans invitation qui se glissent aux premières en tous genres), bien que l’usage du mot se perde. Que les citrons artistiquement découpés sont « historiés ». Entre autres. Les bons mots sont légion dans ce dico qui décoche aussi quelques flèches : « Y a-t-il plus goujat que la rupture par mail ? Oui, les condoléances. Y a-t-il plus goujat que la rupture et les condoléances par mail ? Oui, par SMS. » 

    « Accro aux textos ! » préfigure Les tweets sont des chats, mais avant de refermer Les mots de ma vie, un dernier coup d’œil à sa Table : comme au scrabble, une seule apparition en K – « Aux kiosques à musique je préfère cependant les kiosques à journaux. » (« Kiosque ») Idem pour U, W et X, mais « Yeuse » mène à « Youpi ! » et « Zeugma » à « Zut ! » Zut ! je l’avais déjà dit. 

  • Réconfort

    « L’art et la musique sont un réconfort, ainsi que la poésie et la littérature – ils ramènent l’œil sur le chemin de la beauté –, tout comme le temps passé avec les enfants, ou les bons moments partagés avec des amis ou la famille. »

     

    Rick Bass, Le journal des cinq saisons

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  • Bass chante le Yaak

    Voilà un livre que je n’avais pas envie de terminer – trop beau ! Le journal des cinq saisons de Rick Bass ou douze mois dans une vallée sauvage, le Yaak. Si The Wild Marsh : Four Seasons at Home in Montana (2009) a gagné une saison dans la traduction française (par Marc Amfreville, 2011), c’est sans doute pour attirer l’attention sur le titre, mais c’est dans le texte, je vous en reparlerai.

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    Rick Bass, géologue, écologiste et écrivain, s’est demandé si les réflexions de Thoreau (Côte Est) dans Walden ou la vie dans les bois (1854) s’appliquent à l’Ouest où il s’est installé avec sa femme dans une vieille ferme en 1987, au nord-est du Montana, non loin de la frontière canadienne. S’il a beaucoup œuvré pour la protection officielle de cette vallée reculée en tant que réserve naturelle, il a conçu ce livre-ci, à 42 ans, avant tout comme un hymne à la vie sauvage : « célébration et observation, sans jugement ni plaidoyer militant ».

     

    Tous les matins, Bass écrit dans sa cabane au bord du marais. Son Journal compte douze chapitres, un par mois. Pour le réveillon de l’an 2000, il a fait des réserves, comme tous les gens de la région qui vivent à des kilomètres les uns des autres. De gros problèmes avaient été annoncés pour ce nouveau millénaire, mais en fait, sa famille et ses hôtes n’affrontent qu’une panne d’électricité passagère et une tempête de neige qui les met d’humeur joyeuse.

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    Janvier sonne la fin de la chasse aux canards et aux oies. La vie ralentit. Rick Bass s’inquiète pour la survie des cerfs. Pour les hommes, c’est le mois de la convivialité, du ski, des sous-vêtements longs. Il conduit ses deux filles à l’école. Pour le reste, il goûte le « plaisir simple des besognes les plus rudimentaires » : retirer la neige du toit, mettre du foin dans la niche des chiens. Dépressions hivernales, renaissances.

     

    Février est parfois plus rude encore, un « couloir enneigé, froid et sombre ». Après la neige, l’arrivée de la glace entraîne maux et chutes. Les arbres – mélèzes, trembles, saules et aulnes – « reviennent à la vie ». Les températures sont plus clémentes, et un soir, « l’hiver se fend en deux comme une pierre précieuse que l’on aurait frappée juste au bon endroit. » La neige bleuit, les lichens noircissent, le vent se lève et au bord du marais, il observe des traces de cerfs et de wapitis, « signature de la faim ».

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    Nuages noirs © 2003-2010 Elizabeth Hughes Bass

    « Rien ne dort jamais éternellement » dans la nature. Canards et oies reviennent, les gros rhumes « de quatre semaines » finissent par passer, et à partir du 20, on rêve déjà au printemps en apercevant les grands pics qui fondent sur les arbres à la recherche d’insectes, les roitelets, les essaims de mésanges à tête noire. Le mois le plus court de l’année est « d’une certaine façon, le plus émotionnel, intense. »

    De mois en mois, nous suivons Rick Bass dans sa contemplation du monde sauvage. Voilà la cinquième saison, entre hiver et printemps : « février, mars, avril, saison de la gadoue, longue nuit brune de l’âme, sont les mois où la beauté de l’univers nous exalte plus que jamais » - « Nous appartenons à cette vallée aussi sûrement que chaque pierre et chaque torrent, chaque forêt et chaque champ, que n’importe quel animal qui y vit. » Eclat jaune des saules avant son anniversaire, le 7 mars. S’il parle surtout de la nature, l’écrivain raconte aussi les hommes et sa vie de famille, évoque son expérience personnelle.

     

    C’est le bonheur qu’il veut dépeindre, mais comment taire son inquiétude devant les nouvelles coupes claires, la frénésie d’exploitation forestière – « quelle espèce d’individus prédateurs et ineptes peut permettre qu’on fasse pareille violence à la terre ? » Fin mars, il cherche des ramures abandonnées par les cerfs. Il les connaît, il les aime, même s’il en abat un par an à la chasse.

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    Un voisin lui avait proposé, à son arrivée dans la région, de draguer le marais pour en faire un étang. Rick Bass a refusé. Il est attaché au marais, « à l’esprit qui en émane ». Dans ce « réservoir de couleurs et de parfums », son corps reposera un jour. A ses filles, il tente de transmettre ses valeurs : paix, joie, respect, modération, économie, prudence et patience. Il se réjouit de les voir grandir entourées de la « grâce infinie du monde ».

     

    Feuillages et fleurs, naissance des faons, aiguilles des mélèzes, parfum des églantiers : nous suivons la marche du printemps, les alternances de chaleur et de pluie. Bass, un jour, met le feu aux herbes en croyant pouvoir le maîtriser, mais l’incendie se rapproche dangereusement de la maison. Il se bat comme un fou pour l’éteindre avant le retour de sa femme et de ses filles, implore l’esprit des bois pour que le vent retombe. Et fait semblant de rien quand sa famille rentre et découvre le champ tout noir…

     

    En juillet, mois peu propice à l’écriture, il donne la préséance aux filles, songe dans sa cabane à tout ce qu’il fera ensuite, impatient d’en sortir. Tout est vert et or. « Où est Dieu ? » demande un jour sa fille – « Partout » – et il la regarde sourire aux arbres. Pique-niques, canoë, nage dans le lac. Le temps est comme suspendu – « rien que la beauté et le repos. » Couleurs des papillons, chants des oiseaux – « wizi wizi wizi » fait la paruline de Townsend.

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    Paruline de Townsend, Photo Slodocent (Wikimedia commons)

    Mais l’été file, août ramène les incendies, le feu bénéfique qui régénère, dont il faut protéger les hommes et les maisons. Orange et noir, couleurs du feu, couleurs d’Halloween.  Bass va camper avec sa femme Elizabeth, qui est peintre. Il cueille les fraises avec ses filles, leur apprend à « regarder et écouter ».

    Le journal des cinq saisons respire l’accord profond entre un homme et un lieu – « cet endroit qu’on a choisi et qui vous a choisi. » Rick Bass chante le Yaak, déborde d’amour pour son paysage farouche. Il y prend des leçons d’équilibre, d’harmonie, de rythme. C’est envoûtant. La vallée des cerfs, des couguars et des grizzlis n’a besoin ni de touristes négligents, ni de nouvelles routes. Le Yaak a besoin d’être préservé, transmis tel quel aux générations à venir. Un témoignage pour les naturalistes de l’an 2100 ? En tout cas, un régal.

  • Le royaume du Dragon

    « Nous vivions dans le royaume du Dragon, où tout était à l’envers.

    Des invalides affamés chargeaient des pommes de terre dans des sacs troués.

    Les wagons n’amenaient pas les hommes, mais les hommes poussaient les wagons.

    Des illettrés éduquaient les gens cultivés. Des criminels disposaient des innocents. Les hommes valides envoyaient travailler les malades. Des menteurs et des imbéciles vérifiaient chaque mot et chaque pensée.

     

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    Prisonniers construisant une ligne de chemin de fer. Abez, RSSA Komis, en 1941.
    http://museum.gulagmemories.eu/fr
    Mémoires européennes du Goulag

     

    La neige tombait en juin.

    Les femmes proféraient des obscénités, comme des hommes.

    Les œuvres de Lenine ne sortaient pas des armoires de la KVTCH*, de peur qu’on ne les fumât. Les livres ordinaires étaient fumés.

    Des lettres arrivaient pour les morts, mais les vivants n’avaient pas le droit de donner des nouvelles aux vivants.

    Pour que les hommes ne s’enfuient pas, on les faisait garder par des chiens. »

    Julius Margolin, Voyage au pays des ze-ka

    (*Section culturelle et éducative du camp)

  • Margolin en URSS / 2

    Seuls les travailleurs « stakhanovistes » sont bien nourris au Goulag, mais leurs efforts raccourcissent souvent leur survie. Les épuisés, les incapables, ne sont plus sélectionnés pour le travail d’équipe et sous-nourris, se retrouvent quasi rayés des humains. La limite de moins trente degrés sur les chantiers n’est pas respectée, les heures chômées sont reprises sur les jours de congé. Par chance, Margolin a réussi à conserver une couverture chaude dans laquelle il s’enveloppe par les nuits d’hiver. Remis à l’abattage, il apprend à reconnaître le « bouleau d’aviation » au tronc intact, droit, lisse, sans défaut, destiné aux pales d’avion, un « animal rare ».

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    Margolin et sa famille avant la guerre

    « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » disaient les socialistes. Ici, qui en juge ? Le Goulag. On oblige les malades à travailler jusqu’à l’épuisement total. « La viande humaine pourrissait, se décomposait, utilisée jusqu’au bout avant d’être enterrée et oubliée. » Et pendant ce temps, « en douce France ou en Amérique du Sud, des poètes prolétariens composaient des chants pleins d’émotion sur le pays des Soviets, et le monde entier répétait les paroles de la célèbre chanson : «  Je ne connais nul autre pays où l’homme respire si librement » ».

    Julius Margolin décrit la vie au camp, le comportement des hommes, ceux qui piétinent les autres, les indifférents, les amicaux. Il est affecté à la Brigade de Hardenberg qui construit une voie ferrée à huit kilomètres de là. Une bonne équipe et de bonnes rations. Puis c’est le retour en forêt – « jamais je ne pourrais la regarder avec les yeux d’un touriste ou d’un poète ». On le vole effrontément jusqu’au jour où il roue de coups le voleur, lui qui a horreur de la violence. Il ne reçoit pas de courrier de l’étranger, seulement les lettres de sa mère. Le prisonnier qui reçoit un colis doit le cacher, sinon il est pillé dans la première demi-heure.

     

    Le 22 juin 1941, l’URSS se retrouve en guerre contre l’Allemagne, le camp est évacué vers un plus petit. Pour traverser un lac, une trentaine de zeks occidentaux se retrouvent entourés de zeks russes qui les attaquent sans vergogne, leur prennent tout. Hurlant tous ensemble, ils obtiennent un local à part. Puis c’est la marche vers l’Est, une semaine pendant laquelle leurs bagages ont fondu, trente kilomètres par jour. Presque tous les détenus meurent après quelques années de camp, Margolin se demande si c’est plus ou moins atroce que le destin des Juifs belges et hollandais éliminés dès leur arrivée à Auschwitz... La traversée des villages russes révèle la misère des paysans qui vont jusqu’à mendier le pain des prisonniers.

     

    Margolin a « beaucoup de chance » : classé « tuberculeux », il reste dans la ville sanitaire de Krouglistsa, près d’Arkhangelsk, où on l’affecte à l’équipe des « affaiblis ». Une éclaircie surgit avec l’amnistie des Polonais fin juillet. On le transfère alors dans un pénitencier où il travaille comme porteur d’eau, faucheur, arracheur de pommes de terre. Comme tout le monde, il vole des légumes pour survivre. L’hiver 41-42 est le plus pénible de toute sa vie.

     

    D’autres Polonais ont été libérés, pas lui. Faim, désespoir, isolement, arbitraire, obligation du travail et normes impossibles à atteindre quand on est malade, furoncles, déception amère – « J’étais un demi-mort. » Admis à l’hôpital, il rédige « La théorie du mensonge » et en sort avec la volonté de vivre et de lutter. Ses jambes ne le portant plus, il devient potier, apprécie ce travail au chaud.


    Certaines rencontres sont inoubliables. Tchikavari, un doux, calme et digne Géorgien. Ivan Alexandre Kouznetsov, 59 ans en 1942 : ce professeur de langue et de littérature russes a refusé d’enseigner la physique, matière moins idéologique, d’où dix ans de condamnation. Il mourra de faim au printemps 1943, un des millions de morts des camps soviétiques. Un gamin de Berlin terrorisé par la vie au camp devient le fils spirituel du zek polonais. Il ne survivra pas.

     

    Quand Julius Margolin n’a même plus de chemise à se mettre, il décide d’écrire à Ilya Ehrenbourg lui-même. Le chef de section le convoque : pas question d’envoyer cette lettre, mais cela a fait impression et le zek reçoit une chemise, est un peu mieux traité. Quelques hommes s’adaptent à la vie des camps, mais tous les autres en souffrent. Dostoïevski est sorti traumatisé de quatre ans de bagne, se souvient-il, or il avait un domestique particulier, s’alimentait à ses frais, portait des bottes – un rêve pour un zek.

     

    La lecture du Voyage au pays des ze-ka est longue et éprouvante. Comme l’écrit Luba Jurgenson en postface, le lecteur devient, pour un temps, un témoin. Il suit pas à pas les effets terribles de la dystrophie alimentaire, première cause de mortalité des zeks. Un ordre de l’administration interdira finalement de la mentionner, on indiquera sur le rapport de décès la maladie finale qui en est la conséquence. « A partir de mai 1945, plus un homme ne mourut d’inanition dans les camps soviétiques. »


    En avril 1943, une syncope mène à nouveau Margolin à l’infirmerie dont il sort « invalide au deuxième degré », grâce au procès-verbal du Dr Maxik – « Dieu merci ! » Une deuxième déception s’ensuivra : il espérait être relâché, mais devra poursuivre sa peine, délivré cependant de l’obligation de travailler. Maxik, excellent chirurgien, est un homme bon, délicat, leurs conversations sont intarissables. Margolin se charge tout de même de petits travaux pour obtenir des suppléments de ration. Quand il est trop fatigué pour le faire, il se met à un deuxième ouvrage, « La doctrine de la haine ».

     

    Comme il y a trop d’invalides au camp, on les rebaptise « chroniques » pour les remettre au travail. A présent, Margolin détache les aiguilles de sapin dont on tire une infusion contre le scorbut. Un jour, il entend quelqu’un réciter en grec le début de l’Iliade : Nikolaï, un Ukrainien, professeur de langue et bibliophile, lui fera connaître les écrivains ukrainiens. En échange, il lui enseignera l’anglais. Ensemble, ils trient les pommes de terre dans une cave à quatre degrés. C’est le « paradis des carottes » qu’ils ont découvertes stockées dans le fond de la cave et dévorent en cachette pendant tout le mois de janvier 44.


    Il vaut toujours mieux travailler au camp, même pour les invalides chroniques, même sans nourriture supplémentaire. Cela donne droit aux rations de « scorbutique », deux cents grammes de rutabagas à l’huile. Margolin se trouve une nouvelle place au séchoir, dort le jour sous ses tuyaux, s’occupe de chauffer la nuit.

     

    Nouvel espoir en mai 44, son nom figure sur une liste de quatre Polonais destinés à l’armée patriotique chargée de libérer la Pologne avec les Russes. On le pèse : 45 kilos, inapte. Pire, en juillet arrive un ordre de transfert vers le Nord, pour les terribles mines de Vorkouta. Le voyage en train sous escorte est un nouveau cauchemar. Mais à Kotlas, ville de transit, il est sauvé par le Dr Spitznagel, qui l’avait déjà protégé trois ans auparavant. Comme il souffre d’hémorragies internes, on ne lui prédit que trois mois à vivre, comme son voisin. On pourrait les guérir tous les deux, mais il n’y a pas assez de nourriture. Son voisin mourra, lui survivra. Transféré au 5e Bâtiment, sanctuaire réservé aux cas graves, il se remplume – 51 kilos, son maximum au camp – et retrouve un statut d’invalide. Il y observe « comment les hommes meurent », la plupart humblement, sans bruit.


    Au printemps 45, Julius Margolin réapprend à marcher. Il n’ose penser à sa libération, qui devrait intervenir en principe au bout des cinq ans. Mais cela arrive bel et bien. Il n’est pas autorisé à rentrer en Pologne, pas encore pacifiée, mais décide sur le conseil de son ami médecin d’aller dans l’Altaï, où celui-ci connaît quelqu’un.  Le 21 juin, il sort du camp, « blanchi et brisé ».


    Dans une postface, l’auteur appelle le lecteur à la vigilance et à ne pas excuser les camps soviétiques « parce que Auschwitz, Majdanek et Treblinka furent pires ». Les usines de mort d’Hitler sont du passé, mais au 48e carré, à l’époque où il écrit ce livre – « pour la défense de millions d’hommes enterrés vivants » – des hommes périssent encore au 48e carré et ailleurs en URSS. (Ses trois manuscrits du camp ont été confisqués etjetés au feu.) « Désormais le comportement envers le problème des camps soviétiques devient la pierre de touche de mon évaluation de l’honnêteté de l’individu. Dans la même mesure que son comportement vis-à-vis de l’antisémitisme. » –  « Chaque crime commis dans le monde doit être appelé par son nom, à voix haute. »