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auschwitz - Page 2

  • Kazerne Dossin

    Depuis son inauguration en 2012, je m’étais promis de visiter le Musée et Centre de Documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’Homme à Malines, connu sous le nom de Kazerne Dossin. C’est un lieu de mémoire essentiel en Belgique : de la caserne Dossin sont partis, de 1942 à 1944, vingt-huit convois de transport, en tout 25 274 Juifs et 354 Tziganes déportés par les nazis vers les camps de concentration, principalement Auschwitz-Birkenau.

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    Entrée du musée et logo

    Le musée se situe juste en face de la caserne Dossin, « édifiée en 1756 sur ordre de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche comme quartier pour des soldats autrichiens » et qui porte le nom d’un général liégeois « glorifié en Belgique pour sa conduite héroïque lors de la bataille de l’Yser » en 1914. Vous pourrez lire sur le site de Kazerne Dossin l’histoire de ses affectations successives. A mi-chemin entre Bruxelles et Anvers, villes où vivaient la plupart des Juifs, ce fut le camp de rassemblement des Juifs et des Roms de juillet 1942 à septembre 1944, avant leur déportation. Deux tiers des déportés ont été gazés dès leur arrivée. Au moment de la libération des camps, seuls 1395 d’entre eux étaient encore en vie.

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    Rassemblement dans la cour intérieure de la caserne Dossin en 1942
    Plaque commémorative apposée en 1948

    Une plaque commémorative, apposée au mur de la caserne en 1948, attire l’attention vers ce bâtiment blanc : j’ai pensé à JEA (Jean-Emile Andreux) qui m’avait parlé du combat mené pour éviter à ce lieu d’être rasé et s’indignait de sa transformation en appartements. Une partie a été finalement dédiée au Musée juif de la Déportation et de la Résistance ouvert en 1995, sous la présidence de Natan Ramet, rescapé des camps. Vu l’afflux de visiteurs, il a été décidé de construire un nouveau musée juste en face, celui que j’ai visité.

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    Mur de portraits (vue partielle) / Panneau explicatif

    A chaque étage, un mur couvert de visages – hommes, femmes, enfants – affiche d’emblée une intention : rendre hommage à tous ceux dont la vie a basculé en passant par ici et s’interroger : pourquoi ? comment ? On rappelle d’abord comment vivaient alors les Juifs en Belgique, la plupart « installés depuis plusieurs générations et parfaitement intégrés » et l’afflux, dans les années trente, de Juifs d’Europe centrale et orientale fuyant la pauvreté, puis la discrimination et les pogroms. A divers endroits du musée, on peut voir et écouter sur écran cinq témoins, survivants de la Shoah, qui racontent leur vie et les événements qui l’ont bouleversée tragiquement. (Tout est proposé en trois langues : néerlandais, français, anglais.)

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    Des survivants de la Shoah : Fortunée Ariel (1926-2008) / Cinq témoins

    En novembre 1941, l’occupation allemande oblige les Juifs à constituer un conseil, l’Association des Juifs en Belgique. C’est le début d’une série de mesures discriminantes qui vont les empêcher de vivre normalement et déboucher sur les arrestations et la déportation. Puis on s’en prend aux Tziganes, rejetés par une partie de la population et eux aussi « fichés » sur des listes. Toutes sortes de documents en témoignent, sur cinq étages : courrier administratif, affiches, papiers d’identité, photographies, cartes, listes… Quelques objets, comme le carnet de poésie d’Anna Rubinzstajn, enfant cachée qui a survécu, ou celui de Karola Jalowiec, confié à un ami non juif juste avant d’entrer à la caserne Dossin.

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    Calendrier des mesures discriminatoires / pages du carnet d'Anna R. et de l'album de Karola J.

    Ces années noires sont racontées non pas à la manière d’un livre d’histoire, même si les faits sont chaque fois bien décrits et commentés en légende, mais en mettant à l’avant-plan des êtres humains : victimes, résistants, témoins et aussi collaborateurs, bourreaux. Kazerne Dossin aborde la Shoah dans une perspective belge, rappelle l’histoire de la guerre en Belgique et l’attitude des autorités belges – « un manque de courage et un refus systématique de prendre ses responsabilités » par rapport à la persécution des Juifs, excepté quelques fonctionnaires « courageux » comme le bourgmestre de Bruxelles, Joseph Van de Meulebroeck. Les différences entre les régions apparaissent clairement : « Bruxelles s’est conduite avec davantage de générosité qu’Anvers à l’égard de ses citoyens juifs. » (Kazerne Dossin, Holocauste et Droits de l’homme, Communauté flamande)

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    Proclamation du bourgmestre Van de Meulebroeck / Carte allemande des sabotages de début décembre 1943

    Tant de portraits accrochent le regard. J’ai été particulièrement touchée par la présentation des victimes des 28 convois partis de Malines : en dessous de chiffres éloquents, convoi par convoi, des photos de personnes déportées dans leurs activités d’avant-guerre, de moments heureux, présentées dans des cadres dorés. En s’approchant, on distingue une mention très discrète sous chacune d’elles : numéro du convoi, numéro d’inscription (donné à la caserne Dossin). Des personnes rendues à leur dignité, à leur vie perdue.

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    Quelques portraits parmi les déportés des premiers convois (leurs noms figuraient plus bas) 
    Infographie : Bilan du génocide des Juifs durant la seconde guerre mondiale

    A l’étage de « La mort », des camps, les photos sont glaçantes. L’horreur des exterminations de masse au bord de fosses communes, femmes nues serrant leur enfant dans les bras, pressées les unes contre les autres, avant et après. Personnel des camps qui s’amuse, prisonniers qui souffrent. Certains artistes ont dessiné ou peint ce qu’ils voyaient, des témoignages de terreur sur les fours crématoires, .

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    kazerne dossin,musée,holocauste,droits de l'homme,malines,belgique,occupation,shoah,collaboration,résistance,allemagne,déportation,juifs,tziganes,roms,témoignages,histoire,cultureDeux ceintures brodées par Rosa Mandel brodant des scènes de la vie à la caserne Dossin où elle a été détenue pendant près de deux ans
    Projet Charlotte – Esra (Charlotte Klipstein, 93 ans – Esra, 12 ans, réfugiée dans un centre d’accueil de la Croix-Rouge) : Es-tu heureux ? Qu’est-ce que le bonheur signifie pour toi ?

    La question des Droits de l’homme est abordée ici et là dans le musée, en rappelant d’autres génocides, en interpellant sur la situation actuelle des migrants. Cela m’a paru à la fois un peu plaqué sur les réalités historiques dont Kazerne Dossin porte témoignage et trop brièvement évoqué. Des groupes de jeunes visitaient le musée, certains avec des guides, d’autres par petits groupes aux réactions parfois immatures (défense contre l’émotion ?) Kazerne Dossin est un excellent instrument de réflexion sur l’histoire qui nous met en face de questions auxquelles personne ne peut se dérober.

  • Donner

    Brisac points.jpg« Ce sont les deux heures les plus importantes de ma vie, dit Jenny.
    Deux heures, un temps arrêté durant lequel ma mère me dit tout ce qu’elle pense devoir me transmettre, tout ce que je dois savoir, tout ce qu’elle sait de la vie, des hommes, de l’amour, des enfants, du sexe.
    Jamais elle ne m’a autant parlé. Nous sommes au milieu de cette petite foule de femmes, d’hommes et d’enfants serrés les uns contre les autres, il est évidemment impossible de s’isoler, mais c’est comme si nous étions seules au monde.
    Pendant tout ce temps, mon père lui tient la main.
    Ils nous donnent leurs alliances, ma mère me donne sa montre. Ils nous donnent le peu d’argent qu’ils ont.
    Tout ce qu’ils avaient, ils l’ont apporté ici pour nous le donner. »

    Geneviève Brisac, Vie de ma voisine

  • Vie d'une voisine

    Dans Vie de ma voisine, Geneviève Brisac fait place au récit d’une femme qui l’a abordée dans l’immeuble où en deuil, fuyant le passé, elle vient d’emménager. Cette voisine voudrait lui parler de Charlotte Delbo : « Je vous ai entendue l’évoquer à l’occasion de son centenaire, et je la connaissais. »

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    Quelques jours plus tard, Geneviève Brisac monte chez sa voisine, elles discutent de Charlotte Delbo, « de sa passion de vivre, de son exigence, de son engagement politique aussi ». Jenny, née en 1925, ne veut pas y ajouter l’histoire de sa propre vie ni « écrire le énième Tartempionne à Auschwitz », plus tard peut-être ; c’est de Charlotte Delbo, leur amie commune, qu’elles parlent.

    Puis Jenny dépose une lettre dans sa boîte, où elle a copié ces mots de Scholastique Mukasonga : « Qu’on ne vienne pas me parler de deuil si ce mot signifie que les tiens s’éloignent. Au contraire, ils sont à tes côtés, pour te donner le courage de vivre et de triompher des épreuves. Ils sont à tes côtés, tu peux compter sur eux. » – « Ces phrases me coupent le souffle, à moi aussi. »

    Quand elles se revoient, elles boivent du thé noir. Jenny lui montre une photo de Rivka et Nuchim Plocki, ses parents morts en août 1942, tous deux « polonais, juifs et athées ». Rivka avait quitté son village en 1918 ; dans la deuxième république de Pologne, elle avait adhéré au Bund, une « organisation marxiste juive révolutionnaire et mythique » des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Cette militante qui se revendique de Rosa Luxemburg aspirait à « vivre vraiment et vivre libre ».

    En 1924, elle a rejoint Nuchim Plocki à Joinville – le professeur de russe et de polonais, polyglotte, ne trouvait pas de travail en Pologne et ne s’était pas senti bien en Palestine. Leur fille est née l’année suivante, Jenny a reçu la nationalité française. Les parents travaillaient à l’usine de chocolat Menier, puis ils ont ouvert un petit commerce de chaussettes et de bas de laine. En 1928 est né le petit frère, Maurice.

    Les deux femmes retournent sur les lieux où ils ont vécu. D’abord inquiète, Jenny voit affluer des souvenirs : les mouchoirs en tissu rebrodés, les odeurs d’antan, les confitures et les gâteaux de sa mère, experte en rangement. « Tout, dans le minuscule logement, est rangé avec une précision de matelot. » Jenny aussi sait ranger, c’était obligé quand on vivait à quatre dans vingt mètres carrés. « Cela donne à son appartement d’aujourd’hui la clarté d’une pensée. »

    Jour après jour, la voisine raconte sa famille, l’enthousiasme de l’engagement politique, la déception d’une visite à sa grand-mère en Pologne. En France, à l’école élémentaire, elle s’est fait une « copine » pour la vie, Monique, une fille intelligente, qu’elle retrouve à la rentrée de 1939 à l’Ecole Primaire Supérieure. Jenny lit beaucoup, fait la lecture à voix haute à son père. A présent, sa bibliothèque compte des milliers de livres – « Si mon père avait pu voir ça, il aurait été heureux. Elle rayonne devant les livres parfaitement rangés. Et moi j’ai honte de ma bibliothèque trouée, des abandons successifs que j’ai faits des livres de ma bibliothèque au fil du temps, à chaque déménagement. »

    Eté 1936 : congés payés, colonie de vacances à l’île de Ré, éducation populaire, gymnastique pour tous, y compris les filles ! En 1939, conscient du péril nazi, son père voudrait aller en Angleterre, mais sa mère ne parle pas anglais et ne veut pas encore recommencer sa vie. Jenny est de son côté, elle aime vivre en France. La guerre est déclarée, et bientôt les premières mesures antijuives ; une des tantes Plocki veut absolument « se faire ficher », alors ils se déclarent tous, « la décision la plus catastrophique » de leur vie.

    En quelque cent cinquante pages, dans le dialogue entre la narratrice et sa voisine, sont racontées les difficultés de l’exil, l’éveil intellectuel, puis la tragédie de la guerre – bien qu’un temps, Jenny aille beaucoup au théâtre ou à l’opéra –, du port de l’étoile jaune aux rafles. Grâce à la loi « qui stipule tout simplement que tout enfant né en France est français » et à la lucidité de leurs parents qui décident de ne pas garder leurs enfants avec eux quand ils ont été arrêtés, ce qui choque certains, Jenny et son frère vont survivre.

    De ses archives, elle tire une carte-lettre où son père leur a écrit : « On part demain, ne nous envoyez plus rien. Nous sommes en bonne santé pour partir travailler ». Un mois plus tard leur est parvenu un bout de papier ramassé par un cheminot, un message en yiddish que Jenny n’a fait traduire que presque quarante ans plus tard et qui se termine sur ces mots : « Vivez et espérez. »

    Après la Libération, des rencontres, le travail d’enseignante, le combat politique, les manifestations. Au milieu des années cinquante, à un dîner, Jenny rencontre Charlotte Delbo, elles deviennent amies. Pour échapper à la tristesse – les absents leur manquent –, Jenny et Geneviève parlent de Mai 68. « Certains disent que Mai 68 vit le triomphe du cynisme. Pas nous, qui continuons à croire à la force de l’intelligence, aux idées, et aux gens. »

    Vie de ma voisine, à petites touches, sans pathos, est le récit d’une rencontre entre deux femmes. Les petits détails d’hier ou d’aujourd’hui y ont un sens. Les mots, les livres, les poèmes y ont de l’importance. La vie d’une voisine est un témoignage. Laisser le passé nourrir et éclairer le présent, en parler, se souvenir, c’est continuer à aimer la vie en regardant le monde en face.

  • Orange

    Delbo Minuit.jpg« Ou bien c’est un quartier d’orange. Il crève entre mes dents et c’est bien un quartier d’orange – extraordinaire qu’on trouve des oranges ici –, c’est bien un quartier d’orange, j’ai le goût de l’orange dans la bouche, le jus se répand jusque sous ma langue, touche mon palais, mes gencives, coule dans ma gorge. C’est une orange un peu acide et merveilleusement fraîche. Ce goût d’orange et la sensation du frais qui coule me réveillent. Le réveil est affreux. Pourtant la seconde où la peau de l’orange cède entre mes dents est si délicieuse que je voudrais provoquer ce rêve-là. Je le poursuis, je le force. Mais c’est de nouveau la pâte de feuilles pourries en mortier qui pétrifie. Ma bouche est sèche. Pas amère. Lorsqu’on sent sa bouche amère, c’est qu’on n’a pas perdu le goût, c’est qu’on a encore de la salive dans la bouche. » 

    Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra

  • Aucun ne reviendra

    Résistante communiste française, arrêtée en même temps que son mari Georges Dudach, fusillé, Charlotte Delbo est une des 230 déportées politiques du Convoi du 24 janvier (1943) parti de Compiègne pour Auschwitz-Birkenau. La plupart y meurent, elle survit. C’est à Ravensbrück que la Croix Rouge internationale la libère en avril 1945 – une des 49 survivantes du Convoi. 

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    De retour à Paris, elle reprend son travail auprès de Louis Jouvet, mais en 1946, sa mauvaise santé l’oblige à aller se soigner en Suisse. C’est pendant ce repos forcé qu’elle écrit Aucun de nous ne reviendra. Le récit ne paraîtra qu’en 1965, vingt ans plus tard, puis en 1970-71 aux Editions de Minuit, premier tome de la trilogie Auschwitz et après, suivi d’Une connaissance inutile et de Mesure de nos jours.

    Primo Levi avait trouvé un soutien dans son « intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (…), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses » auxquelles les déportés avaient assisté et qu’ils avaient subies (Appendice pour Si c’est un homme, 1976). Charlotte Delbo : « Aujourd’hui,  je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique. »

    Eclats, fragments de vie à Auschwitz. De vie ? De survie. L’arrivée : « La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. » Et ceux qui arrivent là « se disent qu’il aurait mieux valu ne jamais entrer ici et ne jamais savoir. » Dans Aucun de nous ne reviendra, Delbo ne donne ni explications ni repères ni chronologie. Au lecteur d’abandonner sa rive et d’essayer de « la suivre à travers les méandres du texte » (Anne Martine Parent). 

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    Affiche du Théâtre du Gymnase (2013)

    Un titre et quelques pages, ou quelques lignes, seules, des vers libres. Dialogue avec celle qui porte une étoile sur la poitrine : « « Pour nous, il n’y a pas d’espoir. » Et sa main fait un geste et son geste évoque la fumée qui monte. » Spectacle inouï des cadavres dans la neige : « Il y en a plein dans la cour. Nus. Rangés les uns contre les autres. Blancs, d’un blanc qui fait bleuté sur la neige. » Scènes interminables de l’appel, au milieu de la nuit.

    « Et maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire. » Aucun nom, parfois un prénom, le plus souvent « elle » ou « elles », « nous ». En colonnes pour former des carrés de cent, dix fois dix. Celles qui manquent à l’appel. Celles que les chiens achèvent ou un coup de crosse. Celles qui luttent et celles qui agonisent.

    Malgré le gel, il faut descendre dans le marais, planter la bêche, mettre les mottes là où les porteuses s’en chargeront. « Quoi est plus près de l’éternité qu’une journée ? Quoi est plus long qu’une journée ? A quoi peut-on savoir qu’elle s’écoule ? Les mottes succèdent aux mottes, le sillon recule, les porteuses continuent leur ronde. Et les hurlements, les hurlements, les hurlements. »

    Tous les jours, des morts. L’horrible soif qui la tenaille. L’envie de se laisser aller parce qu’elle n’en peut plus, le ressort presque cassé, mais une main, une voix, un refus la remet debout, encore un jour. Elle dit les choses terribles dont elle a été le témoin : « Essayez de regarder. Essayez pour voir. »

    C’est dans La maison des morts d’Apollinaire (Alcools) que Charlotte Delbo a choisi son titre, durant la déportation, dans cette strophe :

    « Nous serions si heureux ensemble
    Sur nous l’eau se refermera
    Mais vous pleurez et vos mains tremblent
    Aucun de nous ne reviendra ».
     

    Voici ce que François Bott écrit à la mort de Charlotte Delbo, en 1985 : « Les écrivains correspondants de guerre qui avaient découvert les camps, en 1945, se posaient la question : que peut la littérature devant tant de crimes ? Charlotte trouvait la question mal formulée : elle ne se demandait pas ce que peut la littérature, mais ce qu’elle doit. Le métier d’écrivain, selon Charlotte Delbo, c’était de témoigner sur notre siècle, et sur le désespoir qui nous atteint, que nous le sachions ou non, lorsqu’on défigure un visage, quel qu’il soit. »