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amour - Page 32

  • Présence

    « On reste un long moment silencieux et puis le prince se penche, me touche doucement la main.
    – J’aime votre compagnie. Par votre présence, vous me gardez dans l’attente. Dans l’envie.
    Dans la chambre, il fait presque nuit.
    – Vous devriez bénir votre silence. Cette capacité que vous avez à ne rien dire.
    – Mais quand je suis avec lui…
    – Vous attendez trop de lui.
    Il sort la pipe de sa poche, avec une allumette, il enflamme le tabac.  
    – Il ne faut pas attendre. Laissez-vous traverser. »
     

    Claudie Gallay, Seule Venise 

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    Emile Claus, Venise 


  • Venise en hiver

    Seule Venise de Claudie Gallay a été publié quatre ans avant Les déferlantes, son grand succès. Pourquoi ce titre, cette épithète ? On ne l’apprendra qu’aux deux tiers du roman, de la bouche d’un vieux prince russe, son personnage le plus attachant. La narratrice, la quarantaine, s’adresse tout au long du récit à l’homme qu’elle rencontre dans cette ville en décembre 2002 : « vous ». 

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    Venise baigne dans le brouillard quand elle descend du train sur le quai où « personne n’attend personne ». Elle a vidé son compte bancaire avant de partir, « de quoi tenir un mois, peut-être deux ». La rupture avec Trevor l’a laissée exsangue, elle a eu envie d’en finir, a passé des journées au lavoir automatique avant de prendre le train.

    « Trevor, il m’a plaquée. » « Venise, je n’ai pas choisi. » «  Des ponts, il y en a, mais pas tant que ça. » Tournures de phrase à la Duras, fréquents retours à la ligne, phrases courtes, nominales, le style de Claudie Gallay peut gêner ou au contraire envoûter. Je m’y suis habituée parce que la tension du récit, les détails vus comme en gros plan, l’intensité des émotions aident à mettre ses pas dans ceux de cette femme qui cherche son hôtel dans Venise, une adresse trouvée dans le Routard, et à y pénétrer avec elle.

    Luigi, le propriétaire, l’accueille et lui parle de ses chats (dix-huit, mais ils restent dehors) avant de lui faire lire et signer les « principaux usages pour le bien de tous ». Un jeune couple, une danseuse et son ami, loge dans la chambre de Casanova. La chambre bleue est occupée par un Russe en fauteuil roulant, depuis cinq ans. Elle dormira dans la chambre aux anges. 

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    La ville est décorée pour Noël, elle y marche en suivant quelqu’un, une vieille habitude de « pister » des chaussures, talons ou sandales… C’est comme ça qu’elle avait rencontré Trevor. Fatiguée d’avoir traîné dehors l’après-midi, elle s’endort dans sa chambre et arrive en retard au repas du soir, Luigi lui en rappelle l’heure précise, dix-neuf heures – le Russe ne supporte pas les retards.

    Le matin, elle fait connaissance avec Carla, la danseuse, et son amant, « collés » l’un à l’autre. Le jour, elle marche, prend le vaporetto, entre dans les églises, explore les ruelles. Le soir, bien à l’heure, elle serre la main de Vladimir Pofkovitchine, « prince de Russie ». Il la questionne en français sur sa région, sur la raison de sa présence à Venise – « Trouver l’amour, je réponds. » Peu douée pour la conversation, elle lui parle de son poisson rouge qu’elle a laissé crever après avoir été plaquée : elle l’a sorti du bocal et posé sur la table, pour voir si elle pouvait supporter davantage. « Le ton est donné. C’est dit, le soir, on dîne à la même table et il va falloir s’habituer. »

    « Luigi m’a dit, les premiers jours c’est toujours comme ça, on marche, on se perd. Après, on apprend. » Venise est un labyrinthe, elle s’y déplace à l’instinct. Un jour, un vent violent se lève, « la bora ». Vers quatre heures, au Campiello Bruno Crovato, elle remarque un chat roux qui miaule devant une porte qui s’entrouvre. Par la fenêtre de la boutique, elle regarde à l’intérieur : une lampe allumée, des livres, un pantin rouge suspendu, un bureau. « Et derrière le bureau, il y a vous. C’est comme ça que je vous vois la première fois. En homme assis. En train de lire alors que dehors la bora souffle et menace de tout arracher. » 

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    Le décor est planté. Venise en hiver. Les conversations du soir avec le prince qui s’intéresse à tout ce qu’elle a vu, lui qui ne peut plus sortir, et lui conseille des livres à lire, l’initie à la dégustation du vin, lui fait écouter la Callas, lui transfuse sa curiosité à l’égard du monde. Et les rencontres avec Manzoni, le libraire au chat roux dont la voix, tout de suite, lui a plu. Il lui parle de Zoran Music, un peintre qui habite « ici, à Venise », ce Slovène sorti de Dachau en 1945 et qui est allé « au plus loin dans la peinture. » – « Je n’ai rien à dire. Je vous écoute. »

    Seule Venise est hanté par l’amour : l’amour perdu de Trevor, une « histoire » avec le libraire, peut-être, les amours anciennes d’un exilé dont une nouvelle page pourrait encore s’écrire, l’amour de Carla pour la danse et celui de Valentino pour Carla… La narratrice observe, raconte, vibre, reste « en creux » dans le récit. La couverture Babel correspond davantage au roman que celle de Jai lu. On a l’impression, à la fin du voyage, d’en savoir plus sur ceux qu’elle a rencontrés que sur elle-même. Mais on s’est vraiment senti à Venise, en hiver, le temps d’un livre.

  • Sans toi

    Château de Sissinghurst,
    Kent.
    Dimanche 25 avril [24 avril 1932]

    « Ma chère, lointaine, romantique Virginia – oui, effectivement, je regarde la lune se refléter dans les flaques d’eau boueuse de l’Angleterre et je me demande où tu es : en train de glisser au large de la côte damalte (c’est ce que je me dis par moments,) de dépasser Corfou et Ithaque, (et oh Dieu ! quelles associations d’idées tous ces lieux représentent pour moi !) et puis le Pirée et Athènes – (des souvenirs encore) et puis, qu’est-ce qui t’arrive ? car je ne sais rien du tout, voilà la vérité, - l’intérieur de la Grèce, je suppose, lequel reste une région inconnue de moi jusqu’à présent – et a toutes les chances de le rester à moins que je ne m’y rende avec Ethel [Smyth], ce qu’à Dieu ne plaise. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de t’accompagner ? J’aurais tout jeté au gré des vents et je serais venue. Mais tu ne m’as rien demandé.

    En attendant, je cultive mon jardin, mais avril me prive de toutes les joies promises : le vent ne cesse de faire rage à toute heure, et la pluie se déverse presque sans arrêt. Un avril aussi sinistre n’avait jamais encore désolé l’Angleterre. Sois donc heureuse de t’ébattre au soleil (du moins je l’espère) de la Grèce.

    J’en suis contente en ce qui te concerne, mais l’Angleterre est vide sans toi. »

    (…)

    Vita Sackville-West à Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941 

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    Vita Sackville-West in 1934. Photograph: BBC/Corbis


  • Se voir, s'écrire

    De Téhéran encore : « La Perse a pris une teinte magenta et pourpre : des avenues d’arbres de Judée, des buissons de lilas, des torrents de glycines, des hectares de pêchers en fleur. (…) Et c’est là, qui sait ?, l’une des raisons pour lesquelles j’aime mieux les femmes que les hommes, (même platoniquement,) parce qu’elles se donnent plus de mal pour façonner l’amitié et qu’elles sont plus expertes en cet art ; c’est vraiment leur affaire ; les hommes sont trop gâtés et trop paresseux. » (Vita, 8/4/1926) 

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    Vita Sackville-West rentre en Angleterre pour l’été, c’est le bonheur des retrouvailles : « Chère Mrs. Woolf, Je tiens à vous dire quel plaisir j’ai eu à passer ce week-end avec vous… Ma Virginia chérie, tu ne peux savoir combien j’ai été heureuse. » (17/6/1926) Elle repart pour la Perse à la fin du mois de janvier. Virginia travaille : « J’ai fermé la porte aux mondanités, je me suis enfouie dans un terrier humide et sinistre, où je ne fais rien d’autre que lire et écrire. C’est ma saison d’hibernation… » (5/2/1927) 

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    L’enthousiasme de Vita pour l’Asie centrale ne faiblit pas, Virginia lui écrit de Cassis où les Woolf passent leurs vacances pour lui annoncer sa nouvelle coiffure à la garçonne. De retour à Long Barn en mai, sa « très chère petite mule West » est enchantée par la lecture de La promenade au phare. Elle rassure Virginia à propos de ses autres amies : « J’aime te rendre jalouse ; ma chérie, (et je continuerai à le faire,) mais c’est ridicule que tu le sois. » (4/7/1927) 

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    Photo : http://www.smith.edu/libraries/libs/rarebook/exhibitions/images/penandpress/large/11a_orlando_gaige.jpg 

    Virginia Woolf entreprend alors d’écrire Orlando, son fameux roman inspiré par Vita. En mars 1928 : « ORLANDO EST FINI !!! N’as-tu pas senti une espèce de saccade, comme si on t’avait brisé le cou samedi dernier à une heure moins 5 ? » Quand elle l’aura lu, Vita se dira « éblouie, ensorcelée, enchantée, comme sous l’effet d’un envoûtement », elle en est bouleversée. Virginia lui a fait parvenir le jour de sa publication un exemplaire spécialement relié à son intention et la réponse enthousiaste de Vita lui vaut un télégramme en retour : « Ta biographe est infiniment soulagée et heureuse. » Virginia lui offrira aussi le manuscrit, légué par Vita à Knole (National Trust).

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    Les Nicolson en poste à Berlin, Virginia ira cette fois leur rendre visite, au grand plaisir de Vita, mais elle en reviendra avec la grippe et malade pour des semaines. Vita s’en désole, prend régulièrement de ses nouvelles, lui décrit la délicieuse Pensione qu’ils ont dénichée pour leurs vacances à Rapallo – « Pourquoi vit-on ailleurs que dans le Sud ? »

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    Ce sera un grand soulagement lorque Harold Nicolson démissionnera de la carrière diplomatique pour d’autres activités en Angleterre. Vita se lance bientôt dans la restauration du château quasiment en ruine de Sissinghurt, à laquelle elle consacre beaucoup de temps, ce qui ne l’empêche pas de voyager avec Harold, notamment pour des conférences aux Etats-Unis. Les années passent et les deux femmes continuent l’une et l’autre à écrire, avec succès, à se voir et à s’écrire.

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    Vita et Virginia à Monk's House, 1933

    Les restrictions à l’approche de la seconde guerre mondiale touchent davantage les Woolf à Londres que Vita à la campagne, au moins dans un premier temps. Elle leur envoie du beurre, du pâté pour Noël. Quand Virginia s’inquiète de ce que devient leur amitié, Vita la rassure : « Ma Virginia chérie, tu es très haut sur les barreaux de l’échelle – toujours » (25/8/1939) 

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    Dans leur entourage, la curiosité s’exprime de temps à autre sur la vraie nature de leur relation, questions que Vita et Virginia éludent. Leurs maris savent pertinemment à quoi s’en tenir ; les autres, ça ne les regarde pas. « Il faut que je me procure un assortiment d’encres teintées – lavande, rose, violette – pour nuancer la signification de ce que j’écris. Je constate que je t’ai donné à entendre beaucoup de significations erronées en ne me servant que d’encre noire. C’était une plaisanterie – ce sentiment que nous dérivions loin l’une de l’autre. Mais c’était sérieux, ce désir que j’avais que tu m’écrives. » (Virginia, 19/1/1941) 

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    Rien ne laisse supposer à Vita que ce sont leurs derniers mois de correspondance. La dernière lettre de Virginia, le 22 mars, parle de perruches : « Est-ce qu’elles meurent toutes en un instant ? Quand pourrons-nous venir ? Dieu seul le sait – » Six jours plus tard, Virginia Woolf se noyait dans l’Ouse. Longtemps après, Vita écrivit à Harold qu’elle aurait pu la sauver – « si seulement j’avais été sur place et si j’avais pu savoir l’état d’esprit vers lequel elle évoluait. »

  • Plutôt fâchée

    Lundi [7 juin 1926]                                                    52 Tavistock Square, W.C. 1

    « Pas grand-chose de nouveau. Plutôt fâchée – Aimerais avoir une lettre. Avoir un jardin. Avoir Vita. Avoir 15 petits chiots à la queue coupée, 3 colombes, et un peu de conversation. La soirée chez les Sitwell a été un four noir. J’en avais fait mention pour te donner à croire que tu étais une péquenaude – et ça a marché. Ça m’a confirmée dans mon opinion que les réceptions des autres ont un mystère et une aura que les nôtres n’ont pas. Ecris-tu de la poésie ? Si oui, alors explique-moi où est la différence entre cette émotion-là et l’émotion de la prose ? Qu’est-ce qui te porte vers l’une, et pas vers l’autre ?... » 

    Virginia Woolf à Vita Sackville-West, Correspondance 1923-1941 

    Virginia_Woolf,_Tavistock_Square,_London.JPG

    Buste de Virginia Woolf à Tavistock Square, Londres,
    par Stephen Tomlin (installé en 2004)