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amour - Page 35

  • A la Sollers

    Portraits de femmes, le dernier opus de Philippe Sollers, je l’ai ouvert d’abord pour Dominique Rolin – il parle d’elle magnifiquement. Les articles de Sollers font plus souvent mon bonheur de lectrice que ses écrits de fiction, que donnerait-il en portraitiste ? 

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    Femme écoutant un satyre (sculpteur non identifié) 

    Eh bien, c’est comme en peinture, on reconnaît le sujet, mais autant et parfois davantage la manière de l’artiste. Sous une citation de Machiavel à propos de l’amour, Portraits de femmes commence ainsi : « On ne naît pas homme, on le devient. » Des portraits donc, et autant d’autoportraits en homme qui aime les femmes. « Supposons un réfractaire de naissance » : voilà sa famille, son enfance, « une mère, des sœurs, des tantes ». Un modèle : « Vous avez un grand maître pour jouer sur le théâtre du monde : Molière. L’amour est médecin, vous serez médecin dans cette région agitée et sombre. »

    Sa mère, la plus jeune de trois sœurs, lui a donné beaucoup, « en positif comme en négatif ». Souvent malade, elle aime son petit dernier, un garçon « enfin » après deux filles. Elle n’est plus. « J’ai vécu ce charme discret de la bourgeoisie, qui a été emporté par le raz-de-marée du temps. » Sa sœur aînée, Laure, règne et le surveille « l’air de rien ». Sa mère préférait Proust, Laure lit Dostoïevski. Lors de ses maladies infantiles, c’était elle qu’il demandait à son chevet, pour la douceur avec laquelle elle lui caressait le bras – ça lui faisait un bien fou (« Voilà de l’érotisme torride ou je ne connais pas la musique. »)

    Eugenia, son premier coup de foudre (elle a trente ans, lui quinze), vient du pays basque espagnol, c’est une anarchiste. « Brune, chaleureuse, ironique », elle fait le ménage « en attendant mieux ». Lui s’initie au « canto jondo », le chant profond, aux gestes précis. Il lui dédiera son premier roman. 

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    Photo Paris Match n° 2653, 30 mars 2000

    Source : http://sollers.unblog.fr/

    Le succès d’Une curieuse solitude lui vaut une rencontre avec une femme du jury Femina : « Stupeur : c’est Dominique, la plus belle femme que j’aie jamais rencontrée (photo), mélodieuse et rieuse. Coup de foudre immédiat de ma part. » (Pourquoi ces parenthèses ? Le livre ne contient pas de photos, excepté celle de l’auteur en bandeau). Dominique Rolin vit près de Paris, elle a 45 ans, lui 22. « Aucun doute : une déesse à séduire. » Son rire cascadant est irrésistible. Elle vient de perdre son second mari, dessinateur et sculpteur (Le lit raconte cette fin, un très beau récit).

    Dominique aime les chiens. Caramel, son boxer, est jaloux. Entre eux deux, « tout de suite un accord de fond : la musique. Silence, écriture, amour, lecture, écriture, musique. » Elle voit mieux la peinture que lui, il lui fait entendre « le dessous des notes ». Voyages, partages, et puis « le bel appartement de Dominique » à Paris avec sa lumière « hollandaise » où ils aiment dîner en tête à tête et puis marcher, les soirs d’été, au bord de la Seine. Deux nuits par semaine. Pendant plus de trente ans, incognito, ils sont ensemble à Venise au printemps et à l’automne. Dans ses livres, elle l’appelle Jim. En 2000, Bernard Pivot le révèle en les invitant ensemble dans son émission.

    Philippe Sollers a sa conception de l’amour, trouve « lumineuse la distinction sartrienne entre amours nécessaires et amours contingentes ». Il a accompagné Dominique dans la maladie, elle « est restée très belle jusqu’à la fin de sa vie. » Il parle de ses livres, les cite. « Domi, en musique, donne l’air suivant : DO MI LA DO RE / LA SI FA SI LA MI ».

    Autre portrait : Julia (Kristeva). On remonte le temps. Arrivée de Sofia à vingt-cinq ans (cinq de moins que lui), elle vient l’interroger à Tel Quel, il l’invite à La Coupole – « on ne s’est plus quittés depuis ». Ils se marient. Ils s’aiment. Elle devient la reine de sa maison dans l’île de Ré. Lectures, études, « Julia travaille beaucoup, je n’ai jamais vu quelqu’un travailler autant. » Sollers aime son essai « Le langage, cet inconnu », signé Julia Joyaux (sous le patronyme de Joyaux (Sollers), une introduction à la linguistique que je garde dans ma bibliothèque). Ils ont un fils, David. « Les femmes et les enfants, grand chapitre. Que vient faire un homme dans cette dimension ? J’ai trouvé : de la ponctuation. »

    Vers le milieu du livre, Sollers se fait plus général : « L’enfance est un royaume dont les femmes ont la clé. » Il parle alors de ses romans – Femmes (1983), bien sûr – et de leur réception. Des changements dans les rapports entre les sexes. De la régression profonde en ce temps de crise, « sous des airs de libération ». D’autres prénoms féminins, d’autres lieux, d’autres temps. Quelques sentences sur ses contemporains.

    Lesbiennes, homosexuels, prostituées, certains l’ennuient, d’autres pas. Il y a aussi les femmes qu’il aime en rêve, les femmes peintres et « à vrai dire, toutes les femmes des anciens peintres ». Actrices de cinéma, musiciennes, Cecilia Bartoli, of course. Et voilà Sollers au temps de Voltaire, côté femmes, ou bien pourfendant « la sorcière Duras ». Portraits de femmes tourne au monologue. Un coup par-ci, un coup par-là. L’actualité sexuelle, politique, littéraire, et des femmes historiques. Cléopâtre – celle de Shakespeare (Antoine et Cléopâtre), explications de texte.

    « S’il faut recommander Portraits de femmes à une catégorie de lecteurs, ce sera aux jeunes hommes. Car ce livre est aussi un guide pratique de l’amour, de son usage, de ses raisonnables folies, de ses dangers, de ses bonheurs. Tous les conseils de Philippe Sollers. L’amour ou la liberté ? Non, l’amour et la liberté. » (Bernard Pivot) Je ne serai pas si tendre avec ce livre qui se délite en chemin, ni si sévère qu’Alice Ferney : « une collection de figures féminines, dans un style suffisant et ennuyeux. » Voyez plutôt la critique du Monde : « D'une page, voire d'une ligne à l'autre, le plaisir ou l’agacement l'emporte, constante oscillation qui sied au rythme soutenu du texte, comme à la matière disparate qu'il charrie. » (Florent Georgesco)

  • Amants

    « Quelques échos épars, d’un livre à l’autre, font deviner la nature de leur relation amoureuse : après la grande instabilité passionnelle qu’a toujours vécue Catherine, vient une consonance sereine de cœurs et de corps, la sensation d’avoir une éternité pour s’aimer. « Avec lui, mes journées coulent comme une poignée de sable que je peux reprendre indéfiniment, écrit-elle. Avant, c’était un sablier que je tournais et retournais, effrayée par la fuite de ses grains… » 

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    Catherine semble non pas rajeunie, mais à l’écart de l’âge. Lanskoï dément la mièvrerie du portrait qu’un peintre de cour a fait de lui. Il mûrit, sa présence s’étoffe, on a l’impression qu’il protège cette femme, si puissante, si vulnérable. « En donnant son bras à l’impératrice, note le bibliothécaire de Catherine, Lanskoï marchait, son épaule un peu en avant, comme un bouclier. »

    Oleg imagine ce couple d’amants. Ils traversent les enfilades du palais de Peterhof, puis montent à cheval et, dans la pâleur d’une soirée de juin, longent lentement la rive de la Baltique. »

    Andreï Makine, Une femme aimée

  • Filmer une femme

    Une femme aimée (2013) d’Andreï Makine, inspiré par Catherine II de Russie (1729-1796), raconte le rêve d’un jeune cinéaste : Oleg Erdmann veut rendre son humanité à cette femme trop souvent réduite à deux mots, le pouvoir et le sexe. 

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    Portrait de Catherine par Louis Caravaque en 1745

    Un grand miroir qui s’abaisse, « telle une fenêtre à guillotine », entre le salon blanc et or où l’impératrice reçoit ses invités de marque et l’alcôve où elle rejoint ses amants, voilà le point de départ de son scénario. Oleg veut tout savoir d’elle, et ses amis le taquinent : il y aura de la matière pour « une série télévisée de trois cents épisodes et demi ! »

    Dans l’appartement communautaire où il a sa chambre, son amie Lessia se moque elle aussi de la fascination d’Oleg pour « la Messaline russe » redevenue pour lui« une petite princesse allemande qui regardait la neige tomber sur la Baltique ». Oleg voudrait montrer une femme et son « impossibilité d’être aimée ».

    Quand il a parlé de son projet à son vieux professeur, celui-ci a tenté de l’en détourner – trop ardu, trop coûteux, trop délicat. Mais Oleg continue à imaginer des scènes : le double examen imposé aux favoris, chez le médecin d’abord, puis avec la comtesse Bruce qui s’assurait de leur virilité. Au-dessus de son lit, des listes : le bilan de ses bienfaits dressé par Catherine II elle-même en 1781, la chronologie de son règne (1762-1796), la liste des amants qui ont « duré », les montants des récompenses octroyées.  

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    Portrait de Catherine II par Levitsky en 1794

    Pour gagner « son minimum vital et du temps pour écrire », Oleg travaille aux abattoirs de Leningrad une nuit sur trois. Jourbine, un jeune comédien, comme lui un provincial qui se débrouille avec la pauvreté, lui a trouvé ce travail. Erdmann porte un nom qui attire les sarcasmes, on le traite de « mutant russo-allemand », de « paysan de Sibérie ». Mais à sa grande surprise, il y a un an (en 1980), son premier court-métrage a plu au Ministère de la Défense et ce succès inattendu lui a valu l’amour de Lessia.

    Le meurtre de Pierre III par les favoris de son épouse est le premier des nombreux épisodes où sexe et violence tissent le destin de la grande Catherine. Lessia, qui s’éloigne d’Oleg peu à peu, suggère un jour que « ce qui serait intéressant à filmer, c’est ce que Catherine n’était pas… »,  les instants de sa vie « qui la rendaient à elle-même » : cette femme « n’était pas qu’une machine à signer des décrets, à écrire à Voltaire, à consommer des amants… »

    « L’Histoire régie par la soif de domination et le sexe » : il ne manque pas d’éléments pour nourrir cette vision, des accès de sensualité que Catherine note dans son journal de petite princesse jusqu’aux frères Zoubov, les amants de la fin de son règne. Bassov, l’ancien professeur d’Oleg, s’intéresse vraiment à son scénario, mais l’incite à la prudence devant le Comité d’Etat. 

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    Tenture de Philippe de Lasalle, réalisée pour le palais de Catherine II de Russie
    à St Petersbourg, autour de 1775, soie, 186 x 76,5 cm (© Clichés Prelle)

    Lourié, l’historien expert du jury, met le doigt sur des erreurs concernant les monnaies en cours au XVIIIe siècle. Les membres du Comité ricanent, satisfaits. Et puis Lourié évoque de plus en plus librement Catherine II, et Oleg comprend sa stratégie : attirer l’attention sur des détails inexacts pour que le jury ne s’attarde pas sur les « choses politiques risquées ». Et cela réussit. La réalisation est confiée à Mikhaïl Kozine, Erdmann sera son « assistant artistique ».

    Dina, l’actrice qui joue la jeune Catherine II, se jette dans les bras d’Oleg après sa rupture avec Lessia. Eva Sander jouera la « vieille » Catherine II, l’Allemande se montre vraiment sensible à sa vision de l’héroïne. Pas tout de suite, pas encore à Peterhof où ils se rencontrent pour la première fois et dont il gardera l’image d’une « inconnue qui marchait sous les arbres blanchis par le givre. »

    Au milieu du roman, Makine passe des années 80 aux années 90. Leningrad s’appelle à nouveau Saint-Pétersbourg. Oleg se rétablit d’un coup de couteau dans le ventre reçu lors d’une attaque contre le journal qui l’emploie. Dina vit de spots publicitaires. Kozine est devenu un de ces clochards ivres qui traînent dans le métro. 

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    Portrait d'Alexandre LanskoÏ par Levitsky en 1780

    Oleg lit encore tout ce qui éclaire la personnalité de Catherine II et s’attache en particulier au seul qui l’ait vraiment aimée, le comte Lanskoï« une parenthèse de douceur ». Resté plus de quatre ans auprès de la tsarine, de 1780 à 1784, il ne l’a jamais quittée, c’est la mort qui les a séparés. Avec Eva Sander, le jeune cinéaste avait parlé de ce rêve qu’ils avaient dû avoir, de partir à deux loin de la cour pour un « voyage secret à travers l’Europe », en Italie peut-être – ce que quasi rien n’atteste.

    Pour manger, Oleg vend ses livres, l’un après l’autre. Puis il tombe très malade. Au printemps, lors d’une première promenade après sa convalescence, il est bloqué avec d’autres passants par des gardes du corps qui barrent le trottoir pour un « play-boy » et une jeune femme blonde qui embarquent dans une grosse voiture. Oleg reconnaît Jourbine, l’ami d’autrefois, et celui-ci le fait monter avec eux. Il a fait fortune dans les affaires, possède plusieurs restaurants, et il vient d’acheter un studio de cinéma.

    Son « méga-projet » ? Tourner une série télévisée sur Catherine II, « pas la momie qu’on découvre dans les livres d’histoire », une Catherine « dépoussiérée, une bombe qui nous explose à la figure ! » A Oleg de se débrouiller avec les excès de Jourbine qui veut « un bon divertissement » axé sur les aspects les plus racoleurs de l’histoire, mais sans mensonges gratuits. Et voilà le scénariste cette fois du côté de ceux qui gagnent beaucoup d’argent, disposent d’un bel appartement – la série a beaucoup de succès – et d’une liberté toute nouvelle. Cela durera-t-il ?

    Une femme aimée parle d’une grande figure historique, par épisodes vifs et précis : une femme que Makine a « humanisée » alors que l’histoire, dit-il , l’a « cannibalisée ». Mais aussi de la Russie, des conditions de vie avant et après la chute du Mur. Poussé par Jourbine, Oleg ira rencontrer à Berlin le réalisateur d’un film érotique sur la tsarine, mais c’est avec Eva Sander dont il va pousser la porte qu’il partagera son rêve le plus fort.

  • Renfermés

    « Miles Heller est vieux. La pensée a surgi de nulle part en elle, mais une fois qu’elle s’est fixée dans sa tête, Alice sait qu’elle vient de découvrir une vérité essentielle, la chose qui le différencie de Jake Baum, de Bing Nathan et de tous les autres jeunes hommes qu’elle connaît, la génération des parleurs, la logorrhéique classe de 2009 : le señor Heller ne dit presque rien, il est incapable de papoter et refuse de partager ses secrets avec qui que ce soit. Miles a été à la guerre, et lorsqu’ils rentrent à la maison, tous les soldats sont des vieux, des hommes renfermés qui ne parlent jamais des batailles qu’ils ont livrées. »

    Paul Auster, Sunset Park 

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  • Ceux de Sunset Park

    Pourquoi Miles Heller est-il parti de chez lui ? Dans Sunset Park (traduit de l’américain par Pierre Furlan cette fois, et non plus par Christine Le Bœuf qui suivait Paul Auster depuis ses débuts en français), le personnage principal, 28 ans, travaille en Floride pour une entreprise chargée d’enlever les rebuts dans les maisons récupérées par les banques locales, le plus souvent dans un terrible état d’abandon et de saleté. Miles vit de petits boulots depuis qu’il a quitté New-York, ses parents, l’université, il y a sept ans et demi, sans explications. Depuis il s’efforce de vivre sans projet, sans désir, frugalement, au jour le jour.

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    Alors qu’il songe à repartir, il fait connaissance dans un parc, où ils sont tous deux occupés à lire la même édition de Gatsby, avec une jeune femme de dix-sept ans, Pilar Sanchez. Miles lui dit que ses parents sont morts, elle parle de la maison qu’elle partage avec ses trois sœurs. Sa curiosité de lectrice, son vocabulaire, son intelligence, sa beauté, tout lui plaît chez Pilar, mais elle est mineure. Et quand elle s’installe chez lui (il a soudoyé ses sœurs en imitant pour une fois ses collègues qui ne se gênent pas pour dérober des objets de valeur), ils font très attention pour ne pas être remarqués ensemble en public.

    Miles n’a raconté à personne les circonstances exactes de la mort de son jeune demi-frère. Miles est le fils de Morris Heller, des éditions Heller Books (fondées par lui) et de Mary-Lee Swann, actrice, qui les a quittés six mois après sa naissance. Bobby était le fils du premier mariage de Willa, sa belle-mère. Miles et lui se disputaient souvent.  Le premier était brillant dans les études, Bobby le « bad boy ». Le jour de l’accident, ils étaient tombés en panne de voiture dans un endroit isolé, Bobby avait oublié de faire le plein. Furieux de ce n-ième signe de désinvolture, Miles s’était bagarré avec lui, l’avait fait tomber sur la route – geste fatal : une voiture l’avait fauché, écrasant « toute vie en lui, changeant ainsi à jamais leur vie à tous. » Après les funérailles de Bobby, Miles s’est muré dans le silence et le jour où il a entendu ses parents déplorer entre eux sa froideur, sa dérive, il a choisi de partir sans laisser d’adresse. 

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    Avec Pilar, Miles s’amuse à lire l’Encyclopédie du base-ball, son sport préféré et celui de son père, passionné comme lui par les destins chanceux ou malchanceux des joueurs vedettes. Son seul lien avec son ancienne vie, c’est Bing Nathan, ils s’écrivent une fois par mois. Son ami lui annonce avoir trouvé une maison à Sunset Park (Brooklyn) : avec d'autres, il l’a remise en ordre et une chambre du squat est réservée pour lui. Miles a toujours refusé les invitations de Bing à revenir, mais sa situation se complique quand Angela, une sœur de Pilar, exige qu’il lui rapporte à nouveau « de jolies choses ». Miles refuse, elle menace alors de le dénoncer à la police pour relation illicite avec une mineure. Pilar et Miles ont compris qu’il a intérêt à quitter l’Etat au plus vite, elle le rejoindra à New York dès qu’elle sera majeure.

    La suite du roman se déroule à New York. Miles lit dans le journal que sa mère va bientôt y jouer Oh les beaux jours « un hasard extraordinaire dans un monde de hasards extraordinaires et de désordre sans fin. » En 1980, elle l’avait laissé à une nourrice jamaïcaine pour commencer une carrière au cinéma et une nouvelle vie de couple à Los Angeles. Après un second divorce, sa mère s’était remariée. Il lui avait rendu visite de temps en temps.

    Place alors à « Bing Nathan et Compagnie ». Le fidèle ami de Miles a des convictions très fortes contre « l’état actuel des choses », la société du jetable, la dérive technologique. Convaincu de la seule réalité du « tangible », Bing a créé un Hôpital des objets cassés où il répare tout ce qui peut l’être. Grand ours débraillé et barbu, un clou en or à l’oreille, il est le batteur des Mob Rule. A Sunset Park, il a invité d’abord Ellen Brice qui travaille dans une agence immobilière et qui peint, puis Alice Bergstrom, doctorante à Columbia (le studio de son petit ami écrivain est trop petit pour deux).

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    Même si la maison est inconfortable quand il fait froid, cela leur permet à tous des économies appréciables. Alice a été étonnée de l’absence de réaction des voisins, qui ont cru Bing quand il leur a dit l’avoir achetée à bon compte. Sa relation avec Jake bat de l’aile, elle grossit, et elle se raccroche à sa thèse sur les relations et les conflits entre hommes et femmes dans les livres et les films de 1945 à 1947. Elle ne cesse de visionner Les plus belles années de notre vie de Wyler, un film à succès dont elle ne se lasse pas de noter les détails significatifs.

    Ellen a d’abord eu du mal à s’habituer à leur vie en commun, mais s’efforce de ne plus prendre de médicaments contre l’angoisse. Les corps, le sexe l’obsèdent. Huit ans plus tôt, en 2000, elle s’est retrouvée enceinte d’un garçon de seize ans, un des enfants d’un professeur qu’elle gardait pendant les vacances. Après avoir avorté, elle a tenté de se suicider, mais l’amitié d’Alice et la peinture l’ont sauvée. Les critiques d’une ex-petite amie de Bing sur ses « vues urbaines » l’ont persuadée de revenir à la figure humaine, elle aimerait qu’Alice pose pour elle, nue. Voilà ceux de Sunset Park. Bing, qui admire Miles depuis qu’il le connaît (non sans trouble), l’y accueille très chaleureusement.

    Le récit se tourne alors vers Morris Heller, le père, rentré précipitamment de Londres où il tentait de se rapprocher de Willa (elle ne se remet pas de la mort de son fils et en veut à Miles) pour assister aux funérailles de la fille d’un de ses auteurs fidèles, qui vient de se suicider à 23 ans, « une vie disloquée par les trop et les trop peu de ce monde ». Avec son ami Renzo, écrivain toujours entre deux déprimes, parrain de Miles, il va ensuite dans un Delicatessen où ils parlent de sa maison d’édition qui subit la crise mais résiste, du retour de Miles à Brooklyn sans qu’ils se soient revus. Dès qu’il a eu des nouvelles de Floride, Bing a tenu les parents de Miles au courant de la vie que leur fils menait là-bas (Miles l’ignore) et il espère qu’à présent, l’heure des retrouvailles est venue.

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    Son père « sait pourquoi Miles est parti », blessé par leurs paroles. A 62 ans, il fait le bilan de sa vie – les raisons du départ de Mary-Lee, les reproches de Willa qui, à la suite d’une infection sexuelle, a appris un « écart idiot » de son mari et le repousse. Il remonte le cours du temps passé avec son fils, se rappelle une phrase dans un devoir de lecture qui l’avait bouleversé quand il l’avait lue, tant elle montrait de maturité et de clairvoyance littéraire chez son enfant : « Tant qu’on n’est pas blessé, on ne peut pas devenir un homme. »

    Sunset Park est le roman de ces vies blessées, de ces relations toujours problématiques qui font les couples, les familles, les solitudes, dans un monde en crise. Paul Auster éclaire tour à tour les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes. Les allusions littéraires sont nombreuses, il y a de belles pages sur l’art, le cinéma, le théâtre.

    Comment ceux qui s’étaient perdus vont-ils se retrouver ? Pilar tiendra-t-elle le choc en découvrant New York et la vérité sur Miles ? Combien de temps reste-t-il aux squatteurs de Sunset Park ? Le roman semble parfois bancal, certaines pages artificielles (anaphores soudaines sur la joie, le corps), mais le romancier américain nous touche quand il se tient au plus près des souffrances et du cœur.