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amour - Page 28

  • Le roman de la vie

    Y a-t-il période plus propice aux rencontres que le temps des études sur un campus universitaire ? Le roman du mariage de Jeffrey Eugenides (The Marriage Plot, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis) continue à captiver ses lecteurs en format de poche – un gros roman d’amour, mais pas seulement. 

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    Le titre renvoie d’abord à un cours choisi par Madeleine Hanna, étudiante en lettres : « Le roman du mariage : œuvres choisies d’Austen, d’Eliot et de James ». Le jour de la remise des diplômes à Providence, Rhode Island, le coup de sonnette de ses parents rappelle à Madeleine le petit-déjeuner qu’ils ont convenu de prendre ensemble, mais elle n’a pas du tout la tête à faire la fête après une nuit agitée et trop alcoolisée.

    Phyllida et Alton sont en pleine forme, eux, ravis de féliciter leur lauréate. Malgré les années et leurs prises de bec, Madeleine observe sa mère « une fois de plus en parfait accord avec les circonstances », soignée, enthousiaste, de quoi se sentir encore plus déphasée. Ses projets de vie commune avec Leonard Bankhead inquiètent sa mère, qui lui préfère Mitchell, « le genre de garçon dont elle aurait dû logiquement tomber amoureuse et devenir l’épouse, un garçon intelligent et sain qui plaisait à ses parents. » 

    Après ses études de théologie, Mitchell Grammaticus  (à moitié grec, comme l’auteur) a prévu de faire un grand voyage jusqu’en Inde avec un ami. Madeleine, sans réponse à sa demande de troisième cycle, se sent perdue, sans endroit où aller sinon chez ses parents. Elle vient de rompre avec Leonard, rencontré au cours de « Sémiotique 211 » (question de se mettre au courant des théories littéraires en vogue), un des dix étudiants sélectionnés pour ce programme.  

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    Bien qu’il se spécialise en biologie, Leonard a suivi ce cours « par intérêt philosophique », et dès leurs premières conversations, Madeleine a découvert quelqu’un d’étonnant, d’une intelligence fulgurante, très différent de ses petits amis précédents. A la même époque, elle lisait Fragments d’un discours amoureux de Barthes, qu’elle ne lâchait plus. Mais Leonard a ironisé lorsqu’elle lui a parlé d’amour, et elle a décidé alors de rompre.

    Mitchell a eu sa chance, quand Madeleine l’a invité chez ses parents pour Thanksgiving, pour ne pas le laisser seul sur le campus. C’est alors qu’il a charmé ses parents mais s’est montré trop timide avec elle – elle l’a laissé tomber, et pourtant lui ne pense qu’à l’épouser. Et voilà que juste avant la cérémonie des diplômés, un ami de Leonard téléphone à Madeleine pour lui apprendre que celui-ci est à l’hôpital, pour une grosse dépression.

    Furieuse que ses colocataires lui aient caché son état, Madeleine oublie la cérémonie, file à l’hôpital : Leonard, sous lithium, estime qu’elle a bien fait de quitter un « handicapé affectif », les unités de cours à récupérer pour obtenir son diplôme l’obsèdent,. Madeleine, qui n’a reçu aucune réponse positive à ses demandes de troisième cycle, se trouve un nouvel objectif : aider Leonard à s’en sortir. 

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    Sur près de six cents pages, Eugenides décortique les états d’âme des uns et des autres, suit chacun des personnages dans ses pérégrinations, Mitchell dans son voyage autour du monde et ses interrogations spirituelles, Leonard entre les hauts et les bas d’un maniaco-dépressif, Madeleine dans ses lectures et l’analyse de ses sentiments personnels. « Un remake de « Jules et Jim » transposé dans l’univers drolatique de David Lodge », titre André Clavel (Le Temps) 

    Dans Télérama, Nathalie Crom fait l’éloge d’un « récit d’apprentissage de facture classique, remarquablement intelligent et infiniment séduisant. » Fallait-il tant d’adverbes ? Il y a des longueurs dans Le roman du mariage. Eugenides, qui dédie son roman à ses « colocs », décrit d’abord les mœurs universitaires à Brown, dans les années 80, avec pas mal d’ironie quant aux effets du structuralisme sur les approches littéraires, mais fait surtout place ensuite aux interrogations existentielles. Une fois le campus quitté, il faut choisir sa vie – pour ou contre, avec ou sans – et interviennent alors l’éducation, le milieu, les sentiments, les réponses du monde à nos attentes, et les circonstances, imprévisibles.

     

  • Provocation

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    « Jusque-là, chaque fois qu’elle me demandait l’impossible, elle acceptait docilement mes reproches ; maintenant, si quelque chose ne lui plaisait pas, aussitôt elle se renfrognait et se mettait à bouder ; dans ses sanglots même elle conservait de la grâce ; mais parfois, si rudes que fussent mes réprimandes, elle gardait les yeux secs, faisait jusqu’à la provocation semblant de n’avoir rien remarqué, ou bien son regard noir habituel levé vers moi me prenait dans sa ligne de mire… »

    Junichirô Tanizaki, Un amour insensé

  • Tanizaki, un conteur

    « Romans, Nouvelles », les mille pages du Quarto Gallimard consacré à Junichirô Tanizaki reprennent treize récits de l’écrivain japonais, dont Le chat, son maître et ses deux maîtresses. « Tanizaki, ou l’avidité romanesque » : Anne Bayard-Sakai, dans la préface, rappelle que ses Œuvres complètes publiées au Japon en 1983 comptent trente volumes. 

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    Tanizaki, premier Japonais publié dans La Pléiade, a écrit de 1910 à 1965. Connu pour ses romans et nouvelles, il est aussi l’auteur de pièces de théâtre, de scénarios, d’essais (Eloge de l’ombre), de poèmes, sans compter son travail de traducteur, y compris sa transcription en japonais moderne du Roman du Genji. En français, il est difficile de se rendre compte de l’inventivité littéraire de Tanizaki, qui n’est pas moins constante que sa thématique.

    La première nouvelle, Le tatouage (1910), se situe « en un temps où les gens possédaient encore la vertu précieuse de faire, comme on dit, « des folies » – suffisamment du moins pour que les rouages du monde, à la différence d’aujourd’hui, ne grincent pas trop fort – (…) ». « C’était à qui serait le plus beau. Tous en venaient à se faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du Ciel ; et somptueuses, voire puissamment odoriférantes, lignes et couleurs dansaient alors sur la peau des gens. » 

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    © Yamamoto Takato

    Seikichi, un jeune tatoueur « orfèvre en la matière », rêve de trouver une femme en qui « instiller toute son âme », n’en trouve aucune correspondant à son idéal lorsqu’un jour, « passant devant le restaurant Hirasei, à Fukagawa, il avisa soudain, dépassant du store en tiges de bambou d’un palanquin arrêté devant la porte, un pied nu de femme d’une blancheur de neige. »

    Le secret (1911) raconte le goût d’un homme pour les déambulations en ville. Il se promène le soir en changeant souvent de vêtements, « pour éviter le plus possible d’être remarqué », et quand il aperçoit chez un fripier « un kimono de femme à fond indigo tacheté de petites lunes blanches », il ne résiste pas au désir de l’acheter et, plus tard, de se maquiller, de le revêtir, et de se mêler ainsi aux passants, certain que personne ne le reconnaîtra sous son déguisement féminin.  

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    A la suite de Nostalgie de ma mère (1919), un récit de rêve publié par Tanizaki deux ans après l’avoir perdue, vient Un amour insensé (1924-1925), son premier roman important. Le terrible séisme qui a dévasté Tôkyô et Yokohama le premier septembre 1923 a effacé les quartiers et même le style de vie dépeints dans ce récit.

    « Je me propose de raconter le plus honnêtement possible, sans rien déguiser, dans sa vérité nue, notre vie conjugale, dont le monde apparemment n’offre pas beaucoup d’exemples. » A vingt-huit ans, l’ingénieur Kawai, quelqu’un de sérieux et de travailleur, remarque pour la première fois une apprentie serveuse dans un café. La gamine de quinze ans s’appelle Naomi, prénom qui sonne occidental à ses oreilles, et il lui trouve une ressemblance avec l’actrice Mary Pickford. 

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    Même si elle n’est pas la plus belle fille du monde, il lui vient alors l’idée de la prendre en charge, de lui fournir une éducation et, si les choses se passent bien, de l’épouser plus tard. Il en a assez de loger dans des pensions de famille mais il n’est pas encore prêt à se marier, aussi le projet lui paraît séduisant de s’installer avec Naomi dans une maison « à l’occidentale » et d’y vivre librement, autant que faire se peut. 

    Vous pensez à L’Ecole des femmes ? Ce sera plutôt La femme et le pantin. L’attirance physique de Jôji pour la jeune femme l’aveugle ; quand elle se sentira assez sûre d’elle, Naomi le mènera par le bout du nez. Leur mode de vie hors des sentiers battus se révèle dispendieux – mais jusqu’où n’irait-il pas pour la fierté de s’afficher avec une telle beauté ? de la contempler dans l’intimité ? 

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    Vêtements, repas, soirées, excursions, amis de Naomi de plus en plus envahissants, peu à peu l’ingénue va se muer en femme fatale. Devenue l’icône « d’une culture citadine joyeuse, occidentalisée et moderne », la Naomi de Tanizaki incarne le « tropisme occidental » de l’auteur, projeté ici sur Jôji, le narrateur, Pygmalion dépassé par sa création. 

    « Conteur subtil, Tanizaki explora tout au long de sa vie d’écrivain l’empire des sens, les zones voluptueuses et troubles du désir humain, l’inextricable lien de la jouissance et de la souffrance. Il a conjugué une attirance pour la modernité occidentale et une fidélité au charme profond de la culture et de la tradition du Japon. » (Revue Europe) Dans un style à la fois visuel et sensuel, Un amour insensé donne véritablement vie aux personnages, à leur psychologie, leurs manières, leur langage, et illustre avec force le désir qu’ont les deux héros de s’émanciper des mœurs traditionnelles, quels qu’en soient les risques.

  • Cette voix

    GGM L'amour (poche).jpg« La seule chose que je vous demande c’est d’accepter une lettre », lui dit-il.
    Ce n’était pas la voix que Fermina Daza attendait : elle était nette et révélait une maîtrise qui n’avait rien à voir avec la langueur des manières. Sans lever les yeux de l’ouvrage, elle répondit : « Je ne peux l’accepter sans la permission de mon père. » Florentino Ariza trembla d’émotion en entendant la chaleur de cette voix dont le timbre étouffé resterait gravé dans sa mémoire jusqu’à la fin de sa vie. Mais il tint bon et répliqua sans plus attendre : « Obtenez-la. » Puis il adoucit son ordre d’une supplique : « C’est une question de vie ou de mort. » Fermina Daza ne le regarda pas, elle n’interrompit pas sa broderie, mais sa décision entrebâilla une porte, par où pouvait passer le monde entier.
    « Revenez tous les après-midi, lui dit-elle, et attendez que je change de chaise. »

    Gabriel García Márquez, L’amour aux temps du choléra

     

    * * *

    Dès lundi, une pause en photos :
    elles vous inspireront peut-être ? 

    Un souvenir, une histoire, un mot -
    libre à vous si l'envie vous en vient,
    de commenter l'une ou l'autre.

    Bel été
    &
    à bientôt.

    Tania.

     

  • L'amour aux Caraïbes

    L’amour aux temps du choléra (1985, traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan) est un roman splendide (merci, Colo, pour la recommandation). Gabriel García Márquez, prix Nobel de littérature 1982, y conte les destins croisés, dans une petite ville des Caraïbes, du Dr Juvenal Urbino, de son épouse Fermina Daza, et d’un autre homme qui l’aime à la folie, Florentino Ariza. 

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    Leur histoire commence dans « l’odeur des amandes amères » que reconnaît le médecin appelé auprès du cadavre de Jeremiah de Saint-Amour, un réfugié antillais photographe devenu avec les années « son adversaire le plus charitable aux échecs » et son ami : le suicide ne fait aucun doute pour « le médecin le plus ancien et le plus éclairé de la ville en même temps que le plus distingué de ses citoyens ». L’homme lui a laissé une lettre et malgré ses quatre-vingts ans, le Dr Urbino s’aventure « dans le remugle du vieux quartier des esclaves » pour y saluer la femme que Jeremiah aimait et à qui il a tout laissé.

    Le docteur et son épouse habitent « de l’autre côté de la baie, dans le quartier résidentiel de la Manga » une maison « grande et fraîche » très bien tenue où seul un perroquet est encore admis après les dégâts terribles causés par les innombrables animaux domestiques que collectionnait Fermina Daza – elle a pris son mari au mot quand il a décrété alors que « dans cette maison, qui ne parle pas n’entre pas ».

    A 72 ans, de façon inopinée, la femme du docteur devient veuve. Le dernier à la quitter après l’enterrement de son mari est l’homme qu’elle a effacé de sa vie depuis longtemps. Elle n’en croit pas ses oreilles quand Florentino Ariza, 76 ans, lui déclare sur-le-champ : « Fermina, j’ai attendu cette occasion pendant plus d’un demi-siècle pour vous réitérer une fois encore mon serment de fidélité éternelle et mon amour à jamais. » Après l’avoir mis dehors, furieuse de son impudence, elle peut enfin pleurer « la mort de son époux, sa solitude et sa rage ».

    Le récit remonte aux temps de leur jeunesse, quand Florentino est tombé amoureux de la fille unique de Lorenzo Daza, elle n’avait encore que treize ans : comme Fermina n’avait plus sa mère, c’est sa tante Escolástica qui s’occupait d’elle et veillait à ce que rien ne la distraie de ses études dans un collège fréquenté par la bonne société. Pour les voir passer, le jeune homme s’asseyait seul sur un banc à l’écart, avec un livre, et bientôt il s’était mis à lui écrire des billets qu’il ne pouvait lui remettre.

    Quand enfin l’occasion s’était présentée, Fermina avait pris la lettre de Florentino en lui demandant de ne plus revenir sans un signe de sa part. Dans l’exaltation des échanges épistolaires, leur amour se développait en secret, avec la complicité de la tante. Mais un jour le père de Fermina y avait mis fin brutalement en emmenant sa fille chez ses cousines pour l’éloigner de ce piètre prétendant et lui faire épouser « le plus apprécié des célibataires », l’élégant et savant docteur Juvénal Urbino.

    Si l’histoire du trio est romanesque à souhait, c’est d’abord par le génie du conteur : Gabriel García Márquez a l’art de donner une intensité rare aux faits et gestes, aussi quotidiens voire triviaux soient-ils, ou au contraire extraordinaires. Il étoffe son récit de saveurs et de senteurs, assure la tension à chaque page avec des portraits, des descriptions, des répliques qui donnent une aura fabuleuse à tout ce qui s’y déroule, drôlerie et gravité mêlées. 

    Le climat des Caraïbes, les mœurs de la fin du XIXe siècle offrent un cadre flamboyant aux personnages de L’amour aux temps du choléra. Dans cette histoire qui n’a rien de la mièvrerie des romans d’amour et où la passion se joue de l’âge, on verra jusqu’à quel point Florentino Ariza, passionné de l’amour, des femmes et des mots, pourra reconquérir celle qu’il n’a jamais cessé d’adorer.