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amour - Page 26

  • Lumière ancienne

    Marque-pages a plusieurs fois attiré notre attention sur John Banville et quand j’ai vu La lumière des étoiles mortes (Ancient Light, 2012, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch) sur la table des nouveautés à la bibliothèque, je me suis décidée à faire connaissance avec ce romancier irlandais, né en 1945. 

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    Ce roman, couronné par le Prix Prince des Asturies 2014, est centré sur le travail de la mémoire – « Madame Mémoire est une grande et subtile hypocrite », prévient-on dès le début. Le récit s’ouvre sur une confidence : « Billy Gray était mon meilleur ami et je suis tombé amoureux de sa mère. » Voilà qui remonte à un demi-siècle : le narrateur avait alors quinze ans, elle trente-cinq.

    Ses premiers émois ? Vers ses dix-onze ans, le vent avait soulevé devant lui les jupes d’une cycliste, mais c’est la découverte des dessous de Celia Gray qui reste son souvenir le plus troublant, ce dont Alex Cleave, le narrateur, demande mentalement pardon à son épouse Lydia. Celle-ci monte dans le grenier où il écrit parce qu’on le demande au téléphone : on propose au vieux comédien un premier rôle au cinéma dans un film sur Axel Vander, un intellectuel controversé (au prénom anagramme du sien, le thème du double apparaît souvent chez Banville). 

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    Depuis la mort de Cass (dix ans plus tôt, Catherine, leur fille unique, s’est jetée du haut d’une falaise en Italie, à vingt-six ans – ils ignoraient qu’elle était enceinte), leur vie a beaucoup changé. Lydia a des crises de somnambulisme, ils dorment mal tous les deux, tiennent le coup devant les autres mais s’effondrent encore souvent dans l’intimité.

    Voilà donc les deux axes du roman : les délicieux souvenirs que garde Alex de ses rapports avec Mme Gray – inoubliable, sa première et brève vision d’elle nue, ou plutôt de son reflet fragmenté dans le miroir, aperçu du couloir où il passait – à l’insu de son ami Billy et de sa sœur Kitty, et ce défi nouveau, pour un comédien de théâtre, de jouer au cinéma avec une star, la jeune et belle Dawn Devonport. 

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    Les rendez-vous amoureux d’antan ont gravé leurs détails dans la mémoire d’Alex : le vieux break où Celia l’emmenait, la maison en ruine où ils se retrouvaient, leurs conversations. Mme Gray s’est mariée à dix-neuf ans avec un opticien dont l’adolescent est jaloux, elle ne parle pas souvent d’elle-même, sauf quand il exprime le désir de lui faire un enfant, ce qui la met en colère – elle lui confie avoir perdu le troisième enfant qu’elle portait.

    A présent un « vieux comédien grisonnant et décati, jadis idolâtré de ces dames », Alex Cleave (déjà présent dans Eclipse, un précédent roman, comme Axel Vander dans Impostures) ne cache pas son égocentrisme : « Moi et l’écran argenté maintenant, je sais que vous allez vouloir tout savoir à ce sujet. » John Banville le surprend souvent en flagrant délit de cabotinage. La « captivante » Dawn Devonport, à la fois fragile et masculine, a l’âge de sa fille suicidaire qui souffrait d’une maladie mentale ; et Dawn a perdu son père. Voilà qui va rapprocher les deux acteurs principaux pendant le tournage. 

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    Mais c’est Mme Gray qui reste « l’arbitre originel » dans les rapports du narrateur avec les femmes. Il aimerait tant savoir ce qu’elle est devenue, après le déménagement soudain qui a mis fin à leur relation, à ce splendide été qui se déploie sans cesse dans sa mémoire.

    A la recherche du temps passé, La lumière des étoiles mortes est un roman mélancolique où se mêlent passé et présent, dans le monologue intérieur d’un comédien penché sur ses souvenirs. John Banville excelle dans les descriptions et les portraits, son écriture épouse les vacillements sensuels de la mémoire entre faits et fantasmes d’un homme hanté par les femmes de sa vie. Ce roman, écrit André Clavel dans Le Temps, « a la délicatesse d’une sonate d’automne, où l’ombre gagne peu à peu ».

  • Se divertir

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    « Il se sentait tantôt exilé, tantôt chez lui. Tout était si tranquille, ici. Naples continuait d’être belle comme une image. La principale activité des riches est de se divertir. De tous, le plus extravagant était le Roi, le plus éclectique le Cavaliere. »

     

    Susan Sontag, L’amant du volcan

  • L'amant du volcan

    Dans son prologue à L’amant du volcan (1992, traduit de l’anglais par Sophie Bastide-Foltz), Susan Sontag campe le sujet en trois temps : un marché aux puces à Manhattan, en 1992 – « Pourquoi entrer ? As-tu tellement de temps à perdre ? Tu vas regarder. T’égarer. Tu vas oublier l’heure. » ; une vente aux enchères à Londres, en 1772, où une « Vénus désarmant Cupidon » ne trouve pas preneur ; une éruption du Vésuve, spectacle sans pareil. 

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    Il Cavaliere, comme on nomme l’ambassadeur anglais à Naples, quitte l’Angleterre après un congé qui a « rendu à son visage osseux une couleur laiteuse de bon aloi ». Il y laisse sa Vénus invendue – heureusement le British Museum a acheté tous ses vases étrusques et bien d’autres choses. Des malles, des caisses, des coffres sont déjà partis sur un cargo ; sa femme Catherine, « ses gens » et lui embarquent sur un trois-mâts jusqu’à Boulogne avant de regagner Naples « par voie de terre ».

     

    Marié depuis seize ans à la « fille unique d’un riche hobereau », sans enfant, le Cavaliere a pu grâce à sa fortune asseoir sa carrière et nourrir sa passion de collectionneur, de tableaux surtout, dans un confort permanent. Diplomate hyperactif, il s’intéresse à tout et cultive une autre passion : fou du Vésuve, il y grimpe souvent, en ramène des morceaux de lave et lit tout ce qu’il peut sur le volcan.

     

    Ami du jeune roi de Naples, qui l’oblige à lui tenir compagnie même à la chaise percée, il a appris à connaître ce « royaume de l’outrance, de l’excès, des débordements ». Catherine, qui souffre d’asthme, se tient autant que possible loin de la cour, c’est une musicienne remarquable au clavecin et une épouse irréprochable.

     

    Quand arrive un lointain cousin du Cavaliere, l’entente est immédiate entre Catherine et le jeune homosexuel, sensible comme elle à la musique. Mais l’hiver venu, il repart. Le Cavaliere, déjà attristé par la mort de son singe Jack, perd alors son épouse de 44 ans, qui s’est endormie dans son fauteuil favori face aux myrtes. En deuil, il découvre l’indifférence à tout, la mélancolie.

     

    Quatre ans plus tard, Charles, son neveu, qui administre les terres de Catherine au pays de Galles, lui envoie sa belle maîtresse de 21 ans, qui aime tant « admirer ». Le Cavaliere, de 36 ans plus âgé, résiste d’abord à « Mme Hart », puis prend goût à la regarder, à l’instruire, à lui montrer ce qui l’intéresse – c’est-à-dire tout : elle le questionne, l’écoute, s’enthousiasme inlassablement. Par lettres, elle a imploré Charles de la rapatrier, mais lui la pousse dans les bras de son oncle et elle en prend son parti. Une belle voix de chanteuse et l’art de poser sont d’autres de ses atouts – jadis modèle d’un peintre, elle incarne à présent, pour le Cavaliere d’abord, puis en public, les grandes figures féminines de l’antiquité.

     

    En plus des progrès de ce couple surprenant – la maîtresse de Charles a un passé douteux, des manières « vulgaires », mais le Cavaliere va l’épouser –, Susan Sontag raconte des visites prestigieuses (Goethe, Elisabeth Vigée-Lebrun…), l’observation du volcan, la vie de cour, et les échos à Naples de la Révolution française puis de la Terreur, à laquelle répond l’éruption du Vésuve en 1794.

     

    Arrive alors « le héros le plus valeureux que l’Angleterre ait jamais produit »,  un capitaine de 35 ans venu apporter au Cavaliere des dépêches urgentes, après que la France a déclaré la guerre à l’Angleterre. L’épouse du Cavaliere l’aide à obtenir du Roi le renfort de troupes napolitaines. Cinq ans de combats valeureux, un bras perdu, un rang d’amiral gagné, et puis « le héros fondit sur leurs vies ».

     

    Ils se sont écrit entre-temps, tous les trois – l’épouse du Cavaliere « aimait admirer et voilà quelqu’un qui valait vraiment la peine d’être admiré. » Quand l’amiral revient à Naples, il est la coqueluche du roi et de la reine, du Cavaliere et de sa femme. A l’approche des républicains français, il embarque tout ce beau monde en fuite sur les navires anglais. Le Cavaliere loue alors un palais à Palerme et l’y accueille à bras ouverts.

     

    L’ambassadeur devine que « le héros » s’est entiché de son épouse, quoique la sienne l’attende au pays. Mais il apprécie leur discrétion et songe à ses collections perdues dans un naufrage. L’amant du volcan conte ces amours diverses et une époque tumultueuse. Au récit se greffent d’intéressants apartés sur le bonheur, la passion de collectionner, l’art, la musique, la lecture, la beauté… 

     

    En observant le passé d’un œil contemporain, Sontag offre un point de vue singulier et un ton piquant à ce long roman. Eleonora de Fonseca Pimentel, poète napolitaine, « pure flamme » dans la Révolution, attendant d’être exécutée, y ajoute un contrepoint qui surprend, la mise en perspective finale.

  • Bascule

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    « Le ciel tombe bas, bouleversé, barbouillé de bleu, avec des nuages d’écume épaisse, des traînées à larges coups de pinceau, qui se terminent en stries. Puis ce ciel vire au gris sombre, où se détachent des nuages d’un gris plus sombre encore. Le vent revient dans les arbres et le ciel bascule de nouveau dans une embellie, sans qu’il y ait eu un orage. »

    Jean-Pierre Otte, Le serpent de verre (L’Amour au jardin)

  • Approches amoureuses

    Comment présenter Jean-Pierre Otte ? Dans la préface de L’Amour au jardin (1995), Jacques Lacarrière le décrit comme « un homme profondément et patiemment instruit du secret des sens et des saisons, un homme qui serait et qui est en fait un jardinier d’amour. » Otte dédie ce livre à sa « femme-jardin, ce fruit dans lequel on distingue encore la fleur. » 

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    « L’étonnante tromperie de l’orchidée-abeille » est le premier d’une vingtaine de textes – en prose, oui, mais ciselée, musicale, sensuelle – autant d’approches amoureuses au plus près de l’intimité des plantes, des insectes et autres bestioles résidant au jardin que l’écrivain a observés au jeu de la reproduction. Le joueur, c’est lui : tour à tour faux bourdon, fleur, papillon, escargot, il s’insinue dans les organes si raffinés du microcosmique. « Est-ce bien raisonnable ? Peut-être pas, mais c’est sournoisement enivrant. » (Claude Roy, Le Nouvel Observateur)

    « L’orchidée-abeille s’est donc attachée, dans ses laboratoires minces et secrets, à distiller un parfum d’une composition toujours plus complexe, jusqu’à réussir à produire et reproduire à volonté l’odeur forte de l’abeille en ses jours amoureux. La confusion est totale pour le faux bourdon : il répond à l’attraction olfactive, reconnaît la forme à l’orée de la fleur, et subit un dernier stimulus, tactile cette fois, en s’enfonçant convulsivement dans la fourrure brune et douce du labelle. »

    Violette, primevère, muscari, passiflore, iris, arum… « Dans l’espace du jardin, tout devient vibrations, allégresses, impatiences. » Au printemps, écrit Jean-Pierre Otte, « le jardin n’est plus qu’un champ de copulation, un lieu de débauche, une chorégraphie de l’amour prompt ou, au contraire, délicat, étiré, subtil. » Il y a du Flaubert chez cet écrivain patient, précis, un véritable styliste.

    L’été, lorsque « la clameur serrée des cigales est à son comble », il s’interroge : « Cette exaltation sonore, qui n’aurait de sens qu’en elle-même, nous plaît. Faut-il une utilité, une explication à tout ? Pourquoi la Nature n’aurait-elle pas le goût de la gratuité, des élans d’esthétisme, des dépenses désintéressées de musiques, de couleurs et de rites ? »

    L’Amour au jardin nous invite au spectacle : « noces d’écume » des escargots, limaces amoureuses ajustant leur dard, assauts en apparence anarchiques des crapauds, « enlacements », « entrelacs subtils » des orvets qui s’accouplent. Otte ne cherche pas la concision mais la justesse dans la description, l’action même, et son audace anthropomorphique offre le plaisir des mots aux parades du désir.

    Amour et sexualité s’affichent dans presque tous les titres de cet écrivain belge, né en 1949, installé en France depuis trente ans. Jean-Pierre Otte, aussi conteur et peintre, et sa femme Myette Ronday proposent sur leur site, « Plaisir d’exister »,  spectacles et conférences, retraite ou atelier d’écriture au mas d’Arnal (Lot). 

    Dans Strogoff, paru l’an dernier, Otte revient sur sa jeunesse et parle avec tendresse de « sa grand-mère, férue de botanique », et de « son grand-père, libre penseur passionné d'étymologie » (fiche de l’éditeur) – une autobiographie où j’irais volontiers butiner un peu.

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    En partance pour le Midi, je vous ai préparé quelques billets de lecture. Pas sûre de pouvoir là-bas répondre à vos commentaires, mais j'aurai certainement du plaisir à les lire.
    A bientôt,

    Tania