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algérie - Page 4

  • Les fils d'Hassan

    Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, roman publié en 2008, croise les récits des deux fils d’Hassan Schiller, un Algérien d’origine allemande. Malrich, le plus jeune, commence le sien en octobre 1996, six mois après le suicide de son frère Rachel, à trente-trois ans : « Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Egypte. Entre deux voyages, il lisait, il ruminait dans son coin, il écrivait, il délirait. »

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    M’Hamed Saci, Village au sud, 2004

    Les deux frères se voyaient peu. Rachel, avec un bon emploi de cadre, avait réussi ; Malrich évitait son « prêchi-prêcha » sur l’ambition – « moi je ramais H24 avec les sinistrés de la cité ». Ophélie, l’ex-compagne de Rachel, ne sait rien des raisons de son suicide, mais le commissaire du quartier, Com’Dad, remet un mois après à Malrich quatre cahiers, le journal de son frère : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien. » Dès qu’il commence à le lire, Malrich tombe malade de douleur et de honte en découvrant la vérité sur le passé de leur père.

    Nés au bled, à Aïn Deb, « un douar du bout du monde », les deux fils d’Aïcha et Hans Schiller, Rachel (pour Rachid et Helmut) et Malrich (pour Malek et Ulrich) sont arrivés en France en 1970 pour le premier, à sept ans, en 1985 pour le second, à huit ans. Tonton Ali, un copain de leur père, les avait accueillis chez lui, ils n’ont quasi plus revu leurs parents depuis lors. A vingt-cinq ans, Rachel avait obtenu la nationalité française et s’était démené pour que son petit frère l’obtienne aussi.

    Le journal de Rachel commence par « un drame qui en entraîne un autre qui en révèle un troisième, le plus grand de tous les temps » : le 25 avril 1994, Rachel qui suit les nouvelles d’Algérie à la télévision (« une guerre sans visage, sans pitié, sans fin ») apprend qu’un massacre a eu lieu dans leur village natal et pressent que cette barbarie a atteint les siens. L’ambassade d’Algérie à Paris ne trouve pas les noms de ses parents sur la liste de victimes, mais bien ceux d’Aïcha Majdali et de « Hassan Hans dit Si Mourad ». Ce sont eux. La première question de Rachel porte sur leurs noms, pourquoi pas Aïcha et Hans Schiller, leur identité officielle ?

    Il n’en a pas parlé alors à Malrich, qui ne regarde jamais la télé, mais a décidé de se rendre à Aïn Deb malgré les difficultés rencontrées au consulat algérien d’abord, puis à Air France qui ne dessert plus l’Algérie, puis à Alger où personne ne veut le conduire au village – trop dangereux. Plus il avance dans le journal de son frère, plus Malrich se rend compte à quel point Rachel était différent de l’image qu’il se faisait de lui et il admire son sens du devoir, sa volonté d’aller se recueillir sur la tombe de leurs parents, où il retrouve les noms donnés par l’ambassade. Hans s’était converti à l’islam en 1963, et sa participation à la guerre de libération, son titre d’ancien moudjahid, son mariage à 45 ans avec la jeune fille du cheikh, Aïcha, 18 ans, tout cela lui avait valu de devenir l’homme respecté qu’on appelait aussi « cheikh Hassan ».

    Les pages du journal sur la religion du père ennuient Malrich, qui en a « soupé » des discours islamistes dans la cité, même s’il a fréquenté un temps une cave « où les frères tenaient mosquée ouverte ». Appel au djihad, haine des chrétiens, voire de l’école, il a réussi à échapper aux manigances de l’imam pour l’enrôler. A son retour d’Algérie, Rachel avait changé : dans la chambre du père, il avait trouvé des photos, des lettres et trois médailles : l’insigne des Jeunesses hitlériennes, une médaille de la Wehrmacht, l’insigne des Waffen SS et un morceau de tissu avec leur emblème. Leur père, ce « type formidable, dévoué à son village, aimé et respecté », était un criminel de guerre et Rachel a décidé de mener l’enquête sur son passé.

    « Basé sur une histoire authentique, ce roman relie trois épisodes dissemblables et pourtant proches : la Shoah ; la sale guerre des années 1990 en Algérie ; la situation des banlieues françaises, de plus en plus délaissées par la République. » (Quatrième de couverture) Le titre s’inspire directement d’une rencontre faite par l’auteur en Algérie, comme il l’a expliqué dans un entretien au Nouvel Observateur où il ne fait mystère ni de  son engagement ni de sa critique du pouvoir dans son pays et des islamistes (Grégoire Leménager, Boualem Sansal : "La frontière entre islamisme et nazisme est mince", BibliObs, 9/1/2008 – des propos d’une terrible actualité).

    Sur les traces de son frère aîné, Malrich qui ne s’est jamais intéressé à grand-chose, va être confronté aux violences de l’histoire et au poids des secrets. Rachel n’y a pas survécu, Malrich trouvera-t-il la force, lui, de continuer à vivre ? En plus d’une dénonciation des « fanatiques en tous genres, religieux, politiques » (Martine Laval, Télérama), le roman aborde la difficile question des secrets de famille, du mensonge ou des silences entre parents et enfants et des désastres qui peuvent s’ensuivre.

    En racontant les choses du point de vue de l’ignorant qui les découvre peu à peu, en simplifiant parfois l’analyse, Boualem Sansal se montre à son tour le témoin de son époque, reprenant à son compte l’avertissement de Primo Levi au début de Si c’est un homme : « Vous qui vivez en toute quiétude / Bien au chaud dans vos maisons… » (cité in extenso) L’écrivain algérien, né en 1949, a été récompensé par de nombreux prix littéraires, pas moins de quatre pour Le village de l’Allemand. Il a été fort critiqué pour avoir pris la défense de Kamel Daoud, l’auteur de Meursault, contre-enquête, accusé d’islamophobie : « L'écrivain que je suis, hyper attaqué dans son pays, sait depuis son premier roman l’intelligence et la ténacité des assassins de la liberté et de la pensée. De tout ils font un crime. » (Info AFP)

  • Cette histoire

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    « J’admire ta patience de pèlerin rusé et je crois que je commence à bien t’aimer ! Pour une fois que j’ai l’occasion de parler de cette histoire… Elle a pourtant quelque chose d’une vieille putain réduite à l’hébétude par l’excès des hommes, cette histoire. Elle ressemble à un parchemin, dispersé de par le monde, essoré, rafistolé, désormais méconnaissable, dont le texte aura été ressassé jusqu’à l’infini – et tu es pourtant là, assis à mes côtés, espérant du neuf, de l’inédit. Cette histoire ne sied pas à ta quête de pureté, je te jure. Pour éclairer ton chemin, tu devrais chercher une femme, pas un mort. »

    Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête

  • Le frère de l'Arabe

    En lisant L’Etranger de Camus, on ne sait pas grand-chose de « l’Arabe » tué par Meursault. Le récit du dimanche fatal, au chapitre VI, multiplie les présages de violence (« le jour, déjà tout plein de soleil, m’a frappé comme une gifle ») avant même la première apparition près de l’arrêt d’autobus du « groupe d’Arabes » en querelle avec Raymond qu’il accompagne ce jour-là avec Marie à la plage : « Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts. » Camus a fait d’eux des figurants, non des personnages. 

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    J’ai donc ouvert Meursault, contre-enquête (2014) avec une grande curiosité pour la manière dont Kamel Daoud, né en 1970, journaliste à Oran (la ville de La Peste), répond à Camus, septante ans après. « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » : dès le début, l’auteur emprunte au roman source pour l’altérer – paraphrase, commentaire, métaphores –  et fait parler aussi son héros à la première personne : « Je te le dis d’emblée : le second mort, celui qui a été assassiné, est mon frère » (le premier, c’est Meursault, condamné à mort pour son crime).

    Le narrateur est un pilier de bar, comme Clamence dans La Chute. Il raconte à qui veut bien l’écouter ce qui le hante. Ce qui l’a choqué d’abord en lisant Camus, c’est l’absence de nom. « L’Arabe », son frère aîné, s’appelait Moussa. Comme leur père était gardien dans une fabrique, on les appelait « Ouled el-assasse, les fils du gardien. »

    Ce que Daoud écrit dans son roman, c’est leur histoire de famille, vue, vécue par le plus jeune fils qui se souvient, maintenant qu’il est vieux. Sa mère n’a cessé pendant des années de lui relater la dernière journée de Moussa, le fils préféré, avec mille et une variantes, « jusqu’à la rendre hallucinante et presque vivante ».

    Lui se souvient vaguement d’un frère souvent saoul, jouant du couteau, arborant ses tatouages, il voudrait reconstituer le véritable cours des événements, vu qu’il n’avait que sept ans quand Moussa est mort et qu’il n’y a pas eu d’enquête sérieuse après les faits.  Ils ont quitté Alger pour Hadjout (« ex-Marengo »), à 70 kilomètres de la capitale : « Nous avons mis, ma mère et moi, le plus de distance possible entre nous et le bruit des vagues. »

    C’est là qu’au début de l’Indépendance, ils se sont installés dans une maison de colons laissée à leur garde et que sa mère convoitait depuis longtemps. « Tu veux que je te divulgue mon secret – plutôt notre secret, à M’ma et moi ? Voilà, c’est là-bas, à Hadjout, qu’une nuit terrible, la lune m’a obligé à achever l’œuvre que ton héros avait entamée sous le soleil. A chacun l’excuse d’un astre et d’une mère. »

    Disparition du corps de Moussa, obligation de porter ses vêtements, recherche de la maison de l’assassin à Alger, visites à une tombe vide au cimetière – « J’eus donc une enfance de revenant. » Obsédé par la scène de la plage telle que l’a racontée Camus, le frère de l’Arabe s’enivre de vin et de mots, d’hypothèses, de questions autour des silences du récit. Et d’abord que faisait Moussa sur cette plage ?

    Lui-même ne s’est jamais senti « arabe » : « Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage, des habitudes. Point. Eux étaient « les étrangers », les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l’autre, c’était certain. »

    S’il est de l’autre bord, par rapport au « Français », le narrateur ne se reconnaît pas pour autant dans les rites du vendredi, jour qu’il passe au balcon à regarder les gens, la rue et la mosquée. « La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. » Il a horreur des religions qui « faussent le poids du monde ».

    Le roman de Kamel Daoud, s’il explore les non-dits du roman de Camus, parle aussi de l’Algérie actuelle, d’un point de vue tout aussi critique, ce qui vaut à l’auteur toutes sortes d’accusations depuis la publication de Meursault, contre-enquête. Haroun, le petit frère, est devenu un vieil homme bavard – trop bavard ? Comme Clamence, l’avocat déchu, renvoie ses auditeurs à leur propre culpabilité – Daoud rend hommage à Camus, à La Chute en particulier, autant qu’il l’interroge –, le frère de l’Arabe expose ses problèmes de conscience pour mieux interroger les autres sur le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde.

  • La clé

    ferrari,jérôme,où j'ai laissé mon âme,roman,littérature française,guerre,algérie,indochine,torture,foi,culture« Le mois de juin 1944 s’est installé silencieusement dans sa chair pour y inscrire l’empreinte d’un savoir impérissable qui lui a permis d’expliquer à ses sous-officiers : « Messieurs, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé » – et il a maintenant la certitude absurde et intolérable qu’il n’a été arrêté à dix-neuf ans que pour apprendre comment accomplir une mission qu’on lui confierait en Algérie, treize ans plus tard. Mais cela, il ne peut pas le dire à Tahar. » 

    Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme

  • Y laisser son âme

    Vous êtes nombreux à avoir lu Jérôme Ferrari avant son Goncourt pour Le Sermon sur la chute de Rome et j’ai donc ouvert Où j’ai laissé mon âme (primé en 2010) avec une grande curiosité. C’est un roman âpre sur la guerre, sujet l’année suivante d’un autre Goncourt, L’art français de la guerre d’Albert Jenni. 

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    Arrestation de Larbi Ben M’Hidi (Alger, Algérie) 1957, qui a inspiré le personnage de Tahar (d'après la critique du Monde)

    Le récit assez court, 150 pages, est à deux voix : celle du lieutenant Horace Andreani – « Je me souviens de vous, mon capitaine, je m’en souviens très bien, et je revois encore distinctement la nuit de désarroi et d’abandon tomber sur vos yeux quand je vous ai appris qu’il s’était pendu » (incipit) – et celle du narrateur qui raconte trois journées cruciales du capitaine André Degorce en mars 1957 à Alger (à la troisième personne, avec des fragments de monologue intérieur).

    Entre eux deux, l’homme qui révèle la cassure entre deux conceptions de la guerre, ou du moins deux façons de traiter l’ennemi : Tahar, un colonel de l’ALN. Andreani n’en revient pas encore de l’aberrante exigence de Degorce quand celui-ci a reçu l’ordre de remettre l’homme entre ses mains : « vous avez fait sortir Tahar de sa cellule et vous lui avez rendu les honneurs, on l’a conduit vers moi devant une rangée de soldats français qui lui présentaient les armes, à lui, ce terroriste, ce fils de pute, sur votre ordre, et moi, mon capitaine, j’ai dû subir cette honte sans rien dire. »

    La photo de Tarik Hadj Nacer – surnommé Tahar, « le pur » – trônait en haut de l’organigramme qui occupait tout un pan de mur du bureau où André Degorce avait pris ses fonctions deux mois plus tôt. Des dizaines de noms et de photos à marquer d’une croix rouge au fur et à mesure des arrestations, jusqu’à ce qu’il ne reste aucune case vide. L’officier français « a nourri des rêves de victoire, sans connaître autre chose qu’une longue suite de défaites (…) il lui faudrait découvrir combien la victoire pouvait être cruelle et qu’elle lui coûterait bien plus que tout ce qu’il avait à donner. »

    Le capitaine n’arrive plus à écrire à sa femme ni à recevoir ses lettres sans trembler : peur d’y lire « son châtiment », de mauvaises nouvelles d’un des siens « à cause de ce qu’il fait ici ». L’arrestation du Kabyle semble lui donner l’occasion de respecter ses principes, pour une fois : éviter la torture physique qui est la base de leur travail de renseignement, interroger, menacer, pour obtenir des noms.

    Plus que les circonstances de la guerre, Indochine ou Algérie, Où j’ai laissé mon âme explore le combat entre les principes et l’action, les valeurs morales et la loyauté  – « Nous n’aimons pas ce travail, mais nous le faisons bien. » Le chef de la rébellion ne laisse aucune illusion à son geôlier qui pense avoir porté un coup fatal à l’autre camp : « La vérité, c’est que c’est moi qui suis fini, seulement moi, et ça n’a aucune importance parce que je ne compte pas. »

    « Dieu appela le sec Terre, et il appela Mer l'amas des eaux. Et Dieu vit que cela était bon. » (Genèse IV, 10) Aux trois jours du récit, Ferrari fait correspondre trois extraits bibliques, ces versets du Jugement dernier pour le deuxième : « Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j'étais malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité. » (Matthieu, XXV, 41-43) 

    Troisième jour : « Mais Jésus ne se fiait point à eux, parce qu’il les connaissait tous, et parce qu’il n’avait pas besoin qu'on lui rendît témoignage d’aucun homme ; car il savait lui-même ce qui était dans l’homme. » (Jean II, 24-25). Comment un ancien résistant et déporté – au camp, quelqu’un l’appelait « le petit curé » pour son entêtement à prier – a-t-il pu devenir à son tour tortionnaire ? « Chaque matin, il faut retrouver la honte d’être soi-même. » Dans ce roman aux faits et aux questions terribles, la guerre ne fait que des perdants.