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Le frère de l'Arabe

En lisant L’Etranger de Camus, on ne sait pas grand-chose de « l’Arabe » tué par Meursault. Le récit du dimanche fatal, au chapitre VI, multiplie les présages de violence (« le jour, déjà tout plein de soleil, m’a frappé comme une gifle ») avant même la première apparition près de l’arrêt d’autobus du « groupe d’Arabes » en querelle avec Raymond qu’il accompagne ce jour-là avec Marie à la plage : « Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts. » Camus a fait d’eux des figurants, non des personnages. 

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J’ai donc ouvert Meursault, contre-enquête (2014) avec une grande curiosité pour la manière dont Kamel Daoud, né en 1970, journaliste à Oran (la ville de La Peste), répond à Camus, septante ans après. « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » : dès le début, l’auteur emprunte au roman source pour l’altérer – paraphrase, commentaire, métaphores –  et fait parler aussi son héros à la première personne : « Je te le dis d’emblée : le second mort, celui qui a été assassiné, est mon frère » (le premier, c’est Meursault, condamné à mort pour son crime).

Le narrateur est un pilier de bar, comme Clamence dans La Chute. Il raconte à qui veut bien l’écouter ce qui le hante. Ce qui l’a choqué d’abord en lisant Camus, c’est l’absence de nom. « L’Arabe », son frère aîné, s’appelait Moussa. Comme leur père était gardien dans une fabrique, on les appelait « Ouled el-assasse, les fils du gardien. »

Ce que Daoud écrit dans son roman, c’est leur histoire de famille, vue, vécue par le plus jeune fils qui se souvient, maintenant qu’il est vieux. Sa mère n’a cessé pendant des années de lui relater la dernière journée de Moussa, le fils préféré, avec mille et une variantes, « jusqu’à la rendre hallucinante et presque vivante ».

Lui se souvient vaguement d’un frère souvent saoul, jouant du couteau, arborant ses tatouages, il voudrait reconstituer le véritable cours des événements, vu qu’il n’avait que sept ans quand Moussa est mort et qu’il n’y a pas eu d’enquête sérieuse après les faits.  Ils ont quitté Alger pour Hadjout (« ex-Marengo »), à 70 kilomètres de la capitale : « Nous avons mis, ma mère et moi, le plus de distance possible entre nous et le bruit des vagues. »

C’est là qu’au début de l’Indépendance, ils se sont installés dans une maison de colons laissée à leur garde et que sa mère convoitait depuis longtemps. « Tu veux que je te divulgue mon secret – plutôt notre secret, à M’ma et moi ? Voilà, c’est là-bas, à Hadjout, qu’une nuit terrible, la lune m’a obligé à achever l’œuvre que ton héros avait entamée sous le soleil. A chacun l’excuse d’un astre et d’une mère. »

Disparition du corps de Moussa, obligation de porter ses vêtements, recherche de la maison de l’assassin à Alger, visites à une tombe vide au cimetière – « J’eus donc une enfance de revenant. » Obsédé par la scène de la plage telle que l’a racontée Camus, le frère de l’Arabe s’enivre de vin et de mots, d’hypothèses, de questions autour des silences du récit. Et d’abord que faisait Moussa sur cette plage ?

Lui-même ne s’est jamais senti « arabe » : « Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage, des habitudes. Point. Eux étaient « les étrangers », les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l’autre, c’était certain. »

S’il est de l’autre bord, par rapport au « Français », le narrateur ne se reconnaît pas pour autant dans les rites du vendredi, jour qu’il passe au balcon à regarder les gens, la rue et la mosquée. « La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. » Il a horreur des religions qui « faussent le poids du monde ».

Le roman de Kamel Daoud, s’il explore les non-dits du roman de Camus, parle aussi de l’Algérie actuelle, d’un point de vue tout aussi critique, ce qui vaut à l’auteur toutes sortes d’accusations depuis la publication de Meursault, contre-enquête. Haroun, le petit frère, est devenu un vieil homme bavard – trop bavard ? Comme Clamence, l’avocat déchu, renvoie ses auditeurs à leur propre culpabilité – Daoud rend hommage à Camus, à La Chute en particulier, autant qu’il l’interroge –, le frère de l’Arabe expose ses problèmes de conscience pour mieux interroger les autres sur le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde.

Commentaires

  • je n'ai pas accroché à ce roman, en même temps l'Etranger ne m'a jamais beaucoup plu alors
    je ne peux pas par contre m'empêcher de penser à l'auteur contre qui une Fatwa a été lancé sous prétexte de blasphème et impiété

  • Trop bavard, certainement, dans un monde où il n'est pas question de dire ni de rire librement.

    Merci d'avoir fait le lien avec les non-dits de Camus à l'encontre duquel on ne lancera quand même pas une fatwa pour si peu...

  • J'ai si souvent analysé ce roman de Camus avec mes élèves que le texte m'est très familier. Du coup c'était un jeu en lisant de reconnaître les allusions, imitations, contradictions... Et la description des mentalités, du contexte actuel, m'a accrochée aussi.
    Bien sûr, les accusations portées contre Kamel Daoud sont révélatrices du malaise qui s'insinue partout où les intégristes manipulent les médias. En Algérie, "une vague d'indignation" s'est répandue sur les réseaux sociaux contre les propos fanatiques de l'activiste qui voudrait le faire condamner (qui s'en prend aussi au port du maillot de bain sur les plages !):
    http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/17/kamel-daoud-fatwa-ecrivain-goncourt-meursault-contre-enquete-hamadache-ziraoui_n_6339970.html

  • Oui, c'est aussi un roman sur la liberté.
    Quant à juger Camus, comme je l'ai écrit chez vous, cela implique de lier sa vie et son œuvre, la réalité politique de son temps et celle du nôtre, bref, c'est une entreprise très complexe et qui n'ôte rien à la qualité du roman. En revanche, Kamel Daoud répond à Camus sur le même terrain, celui de la littérature, ce qui rend la joute très singulière.

  • Ce roman est ma lecture marquante de l'année 2014, une grande lecture. Il y a Camus, bien-sûr, mais j'y ai lu aussi l'hommage à la langue française et comme toi toutes les questions sans compromis sur l'Algérie contemporaine. Sincèrement, j'ai refermé ce livre admirative.

  • je suis tellement fan de Camus ;-) que j'ai un peu d'appréhension pour ce livre-ci mais de la façon dont tu en parles, il semble que la lecture en est recommandée :-)
    moi aussi je connais l'Etranger tellement "par coeur" que s'il en suit la construction, les thèmes, le vocabulaire etc, ça me sautera tout de suite aux yeux...
    bref, tu me rends curieuse!

  • "J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé." Que j'aime cette phrase.
    Une lecture à noter pour tous ceux qui s'interrogent.Je note.

  • @ Un petit Belge : Oui, j'ai enseigné le français, au dernier degré du secondaire. Bonne semaine à toi.

    @ Marilyne : Tu as raison, Marilyne, de souligner l'hommage à la langue française, Kamel Daoud en parle très bien dans son roman. Je viens de lire ton billet enthousiaste que j'avais manqué, voici le lien pour tous ceux qui voudraient le lire : http://www.lireetmerveilles.org/pages/lectures/litterature-afrique/meursault-contre-enquete-kamel-daoud.html

  • @ Adrienne : Kamel Daoud a un ton bien à lui, tu verras si tu cèdes à la curiosité ;-)

    @ Maïté/Aliénor : Moi aussi ! Daoud était dans la course pour le Goncourt, il ne l'a pas eu, mais cela n'empêche pas son roman de faire son chemin.

  • L'idée de Kamel Daoud me plait beaucoup : on devrait faire cela plus souvent, prendre ainsi le personnage d'un autre, lier d'un livre à un autre, d'un temps à un autre, d'un auteur à un autre. Je mets ce livre sur ma liste "attendre en poche".
    Daoud vient de donner un entretien ici : ce qui me fait peur - Bibliobs - L'Obs - http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20150117.OBS0182/kamel-daoud-ce-qui-me-fait-peur.html

  • @ Liousha Tiki : C'est une démarche risquée, puisque l'auteur va forcément subir la comparaison, mais Kamel Daoud le fait avec une belle audace.
    Merci pour le lien, je viens de lire cet entretien et je suis effarée - "En Algérie, on reçoit par satellite 30 chaînes francophones et plus de 1200 chaînes religieuses financées par l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, l’Iran, le Liban…" !!!

    @ Edmée De Xhavée : Essayez peut-être "La Chute", il me semble que ce livre pourrait vous intéresser. Bonne journée, Edmée.

  • Je ne suis pas familière de Camus, j'ai seulement lu "la peste" il y a longtemps ; je crains donc de ne pas me retrouver dans ce livre-là. Ceci dit, j'ai beaucoup d'estime et de respect pour ce jeune auteur.

  • @ Aifelle : Oui, Daoud est un auteur à suivre, certainement. (Les trois romans de Camus sont très différents les uns des autres, y compris par le style, la prose de "La peste" est lourde en comparaison des deux autres, tu le sais sans doute.)

  • Bonjour Tania, il faudrait que je relise l'Etranger et que je continue pas ce roman qui fait du bruit. Je pense qu'il est intéressant puisqu'il crée une polémique. Bonne après-midi.

  • @ Dasola : Bonsoir, Dasola. Le roman se tient de lui-même, mais avoir lu Camus nourrit évidemment la lecture. (Quant à la polémique, politique et idéologique, celui qui a trouvé là une occasion d'occuper les médias amène du même coup bien des lecteurs à Kamel Daoud.)

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