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Y laisser son âme

Vous êtes nombreux à avoir lu Jérôme Ferrari avant son Goncourt pour Le Sermon sur la chute de Rome et j’ai donc ouvert Où j’ai laissé mon âme (primé en 2010) avec une grande curiosité. C’est un roman âpre sur la guerre, sujet l’année suivante d’un autre Goncourt, L’art français de la guerre d’Albert Jenni. 

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Arrestation de Larbi Ben M’Hidi (Alger, Algérie) 1957, qui a inspiré le personnage de Tahar (d'après la critique du Monde)

Le récit assez court, 150 pages, est à deux voix : celle du lieutenant Horace Andreani – « Je me souviens de vous, mon capitaine, je m’en souviens très bien, et je revois encore distinctement la nuit de désarroi et d’abandon tomber sur vos yeux quand je vous ai appris qu’il s’était pendu » (incipit) – et celle du narrateur qui raconte trois journées cruciales du capitaine André Degorce en mars 1957 à Alger (à la troisième personne, avec des fragments de monologue intérieur).

Entre eux deux, l’homme qui révèle la cassure entre deux conceptions de la guerre, ou du moins deux façons de traiter l’ennemi : Tahar, un colonel de l’ALN. Andreani n’en revient pas encore de l’aberrante exigence de Degorce quand celui-ci a reçu l’ordre de remettre l’homme entre ses mains : « vous avez fait sortir Tahar de sa cellule et vous lui avez rendu les honneurs, on l’a conduit vers moi devant une rangée de soldats français qui lui présentaient les armes, à lui, ce terroriste, ce fils de pute, sur votre ordre, et moi, mon capitaine, j’ai dû subir cette honte sans rien dire. »

La photo de Tarik Hadj Nacer – surnommé Tahar, « le pur » – trônait en haut de l’organigramme qui occupait tout un pan de mur du bureau où André Degorce avait pris ses fonctions deux mois plus tôt. Des dizaines de noms et de photos à marquer d’une croix rouge au fur et à mesure des arrestations, jusqu’à ce qu’il ne reste aucune case vide. L’officier français « a nourri des rêves de victoire, sans connaître autre chose qu’une longue suite de défaites (…) il lui faudrait découvrir combien la victoire pouvait être cruelle et qu’elle lui coûterait bien plus que tout ce qu’il avait à donner. »

Le capitaine n’arrive plus à écrire à sa femme ni à recevoir ses lettres sans trembler : peur d’y lire « son châtiment », de mauvaises nouvelles d’un des siens « à cause de ce qu’il fait ici ». L’arrestation du Kabyle semble lui donner l’occasion de respecter ses principes, pour une fois : éviter la torture physique qui est la base de leur travail de renseignement, interroger, menacer, pour obtenir des noms.

Plus que les circonstances de la guerre, Indochine ou Algérie, Où j’ai laissé mon âme explore le combat entre les principes et l’action, les valeurs morales et la loyauté  – « Nous n’aimons pas ce travail, mais nous le faisons bien. » Le chef de la rébellion ne laisse aucune illusion à son geôlier qui pense avoir porté un coup fatal à l’autre camp : « La vérité, c’est que c’est moi qui suis fini, seulement moi, et ça n’a aucune importance parce que je ne compte pas. »

« Dieu appela le sec Terre, et il appela Mer l'amas des eaux. Et Dieu vit que cela était bon. » (Genèse IV, 10) Aux trois jours du récit, Ferrari fait correspondre trois extraits bibliques, ces versets du Jugement dernier pour le deuxième : « Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j'étais malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité. » (Matthieu, XXV, 41-43) 

Troisième jour : « Mais Jésus ne se fiait point à eux, parce qu’il les connaissait tous, et parce qu’il n’avait pas besoin qu'on lui rendît témoignage d’aucun homme ; car il savait lui-même ce qui était dans l’homme. » (Jean II, 24-25). Comment un ancien résistant et déporté – au camp, quelqu’un l’appelait « le petit curé » pour son entêtement à prier – a-t-il pu devenir à son tour tortionnaire ? « Chaque matin, il faut retrouver la honte d’être soi-même. » Dans ce roman aux faits et aux questions terribles, la guerre ne fait que des perdants.

Commentaires

  • Ce roman là je l'ai dévoré, je l'ai trouvé très fort, une belle interrogation sur la guerre, la culpabilité, la loyauté bref sur l'homme magnifique

  • C'est pourquoi j'ai renvoyé à ton billet enthousiaste.
    Bonne journée, Dominique.

  • Je ne pense pas lire celui-ci malgré ton beau billet et l'avis de Dominique...sans doute ai-je tant lu sur ce sujet avec la guerre civile españole en fond de toile que...
    Mais je te laisse ces quelques mots d'Aragon:

    Sa vie
    Elle ressemble à ces soldats sans armes
    Qu'on avait habillés pour un autre destin
    A quoi peut leur servir de se lever matin
    Eux qu'on retrouve au soir désœuvrés incertains
    Dites ces mots Ma vie
    Et retenez vos larmes
    Il n'y a pas d'amour heureux.

  • Nous ne pouvons et nous ne voulons pas tout lire, je sais bien.
    Merci pour les vers d'Aragon & bonne fin de journée, Colo.

  • Un roman âpre dirait-on, de quoi serions-nous capable immergés dans un conflit, sous les armes et une peau à sauver ? Je suis intéressé par ce livre (d'abord parce que j'apprécie J. Ferrari).
    D'âme pacifiste pourtant, les récits de guerre me passionnent, non pas pour l'action, mais pour tenter de toucher d'interpréter ce qui crée les embrasements, les gestes impossibles.

  • J'hésite toujours à lire Ferrari, je me suis mise en tête, peut-être à tort, que ce n'était pas un auteur pour moi. Je pourrais essayer, plutôt avec celui-ci qu'avec le Goncourt, qui a nettement plus divisé les lecteurs.

  • @ Christw : Dans ce cas, n'hésitez pas, bonne lecture !

    @ Aifelle : A toi de voir. J'ai du mal avec les scènes de violence, en ce qui me concerne, et j'ai beaucoup aimé "Le Sermon", comme tu le sais.

    @ Danièle : Bonsoir, Danièle. Dans ce questionnement, le contraste entre les réactions des deux militaires, l'alternance entre les deux voix enrichissent le débat, c'est très réussi.

  • Je ne lis plus de livres de guerre depuis que j'ai lu et relu celui D'Yves Courrière "La guerre d'Algérie" Car les hommes depuis me font peur, capables du meilleur mais aussi du pire, et ce n'est pas une question de couleur de peau ou de pays.
    Pourquoi les hommes font-ils la guerre, pourquoi obéissent-ils plus à leurs mauvais instincts , y-a t-il des guerres "propres" , peut-il y avoir une "loyauté" lorsqu'on sait qu'au bout c'est la mort qui gagnera de toute façon ...le sang a-t-il moins de valeur d'un côté ou de l'autre, pourquoi nous laissons-nous toujours subjuguer par les dictateurs et colonisateurs ... autant de questions que je me pose et qui me laissent un malaise profond .
    Votre résumé est superbement fait, mais cette fois je n'ajouterai pas cette ouvrage à ma liste. Pardon. Bonne journée Tania

  • D'ailleurs pour compléter un peu mon commentaire, quand on parle de la guerre d'Algérie on pense tout de suite aux tortures:
    http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/12/04/mort-du-general-aussaresses-figure-de-la-guerre-d-algerie_3524928_3382.html

  • Comme je comprends ce malaise, Gérard. C'est d'avoir aimé "Le sermon sur la ruine de Rome" et lu tant d'éloges sur ce roman-ci qui me l'a fait ouvrir. Merci pour ce lien éclairant, l'article du Monde évoque aussi Larbi Ben M'Hidi, "considéré en Algérie comme une figure semblable à Jean Moulin" (le personnage de Tahar).
    Je parle ici de mes lectures pour partager mes impressions, éveiller la curiosité, dire les enrichissements divers qu'offre la littérature - et aussi échanger avec les personnes qui les commentent. En aucun cas, il ne s'agit d'une liste modèle ou d'attribuer des étoiles à tel ou tel titre, vous le savez. Bref, je n'ai rien à vous pardonner, je ne peux que vous remercier de venir ici régulièrement et de commenter comme vous le faites, personnellement.

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