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adolescence - Page 6

  • Eclats

    « Il y avait toujours des éclats de rire qui fusaient dans la maison de Tatie Ifeoma, et peu importe d’où venait le rire, il rebondissait contre tous les murs et dans toutes les pièces. Les disputes éclataient vite et retombaient tout aussi vite. Les prières du matin et du soir étaient toujours ponctuées de chants, des chants de louanges ibos qui invitaient en général à taper des mains. Il y avait peu de viande à table, la part de chacun était longue d’un demi-doigt et pas plus large que deux doigts serrés l’un contre l’autre. L’appartement était toujours étincelant : Amaka frottait les sols avec une brosse raide, Obiora balayait, China tapotait les coussins des fauteuils. Chacun faisait la vaisselle à tour de rôle. »

     

    Chimamanda Ngozie Adichie, L’hibiscus pourpre 

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  • Kambili et son frère

    Kambili et son frère Jaja grandissent sous la coupe d’un père chrétien rigoriste qui fait l’admiration de tous. « Frère Eugène », comme l’appelle le Père Bénédict, est le riche éditeur du journal nigérian Le Standard, sa générosité est sans mesure. L’hibiscus pourpre (2003), premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie (traduit de l’anglais (Nigéria) par Mona de Pracontal) est le récit en quatre temps d’une adolescence dans un pays troublé, où les coups d’Etat successifs ne changent pas grand-chose aux conditions de vie, difficiles pour le plus grand nombre.

     

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    Hibiscus photographié par Lali

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    Au retour de la messe du dimanche des Rameaux, Jaja, dix-sept ans, ose pour la première fois défier son père, furieux qu’il n’ait pas communié. Dans sa colère, il lance son missel à travers la pièce, sans atteindre son fils, mais les figurines en porcelaine de la mère, qu’elle essuie longuement sur leurs étagères de verre chaque fois que son mari a porté la main sur elle, sont brisées. Kambili, quinze ans, s’en désole. De la fenêtre
    de sa chambre, elle regarde les arbres dans la cour de la concession et les hibiscus, certains en fleurs, d’autres encore en bourgeons au début de la saison des pluies. Ce qui la bouleverse surtout, c’est la rébellion de son frère, qui ne respecte plus les règles strictes imposées en tout par le père – prière, conversation, emploi du temps, résultats scolaires, vêtements –, cette nouvelle « liberté d’être, de faire ».

     

    Tout a commencé là, chez leur tante, Tatie Ifeoma, bien avant ce dimanche des Rameaux, quand ils ont quitté Enugu pour passer Noël dans leur ville natale. Kambili, d’habitude première de classe, avait été deuxième. Depuis que sa mère enceinte, battue par le père, avait fait une fausse couche, le sang perdu par Mama la hantait.
    Le sermon de son père, qui l’a accompagnée lui-même à l’école des Filles du Cœur Immaculé pour qu’elle lui montre la fille qui l’avait dépassée, l’arrestation d’Ade Coker, un journaliste emprisonné pour raisons politiques, le spectacle des femmes au marché maltraitées par des soldats, tout cela trouble la jeune fille au point qu’elle n’arrive plus à parler, bafouille, renforçant l’hostilité de ses compagnes qui l’accusent de « se la jouer », elle qui court (sur ordre de son père) vers la voiture qui vient la chercher après les cours, au lieu de traîner un peu avec les autres.

     

    Les gens d’Abba saluent leur arrivée en gratifiant le père du titre de « Omelora », celui qui œuvre pour la communauté. Kambili est chaque fois époustouflée là-bas par leur maison blanche de trois étages avec sa fontaine, ses cocotiers, ses orangers. Quel contraste avec la masure de leur grand-père, « Papa-Nnukwu », chez qui Kambili et Jaja ne peuvent rester qu’un quart d’heure maximum, leur père ne voulant pas pour eux de l’influence de son propre père, un « païen » qui a refusé de se convertir. Mais il finit par dire oui quand sa sœur Ifeoma, veuve, professeur à l’université, qui fascine Kambili « par l’intrépidité de sa façon d’être, de parler avec les mains, de sourire en montrant ce grand espace entre les dents », insiste pour inviter les deux adolescents chez elle, pour qu’ils fassent connaissance avec leurs cousins.

     

    Obiora, l’aîné, sa soeur Amaka, du même âge que Kambili, et Chima, un garçon de sept ans, mènent sur le campus universitaire de Nsukka une vie beaucoup moins facile mais beaucoup plus libre qu’eux. Quand leur tante découvre que leur père a prévu un emploi du temps pour ses enfants même chez elle, elle les en dispense et impose ses propres règles. Par exemple, elle entrecoupe la récitation du chapelet le soir de chants ibos, une langue et des chants qu’Eugène interdit chez lui. Les visites du Père Amadi, un ami d’Ifeoma, plein de gentillesse à son égard – « Je ne t’ai pas vue rire ni sourire aujourd’hui, Kambili » – éveillent chez elle des sentiments nouveaux. Jaja, de son côté, aussi mal à l’aise au début, montre de plus en plus d’assurance, encouragé par la liberté de parole chez ses cousins. Eux vénèrent leur grand-père et s’intéressent à ses pratiques traditionalistes. « Ne leur apprends jamais à perdre le respect de leurs pères », dit celui-ci au Père Amadi qui va sans doute être envoyé à l’étranger comme missionnaire.

     

    L’Hibiscus pourpre est le roman d’une émancipation douloureuse, pour Jaja et Kambili, pour Mama aussi, et un témoignage parfois insoutenable sur la violence secrète d’un tyran domestique, chrétien fanatique, encensé par ailleurs. Comme dans son second roman, L’autre moitié du soleil, Chimamanda Ngozie Adichie n’élude pas les soubresauts de l’Afrique contemporaine – agitation politique, coupures d’électricité, difficultés d’approvisionnement, émeutes à l’Université, tentation de l’exil. Les tiges d’hibiscus pourpre « d’un violet intense qui était presque bleu » données par Tatie Ifeoma à Jaja qui les admirait, finiront par prendre racine.

  • Mal dans sa peau

    La petite Arabe, roman d’Alicia Erian (2005), vient d’être adapté au cinéma par Alan Ball, le réalisateur d’American Beauty,. On y découvre comme dans ce film inoubliable des tensions familiales exacerbées, l’obsession du sexe, beaucoup de non-dit entre personnages de la classe moyenne américaine.

    Jasira, treize ans, raconte son histoire : « Parce que je plaisais trop à son petit ami, ma mère m’a envoyée habiter avec papa. » Il y a huit ans que sa mère (d’origine irlandaise) a divorcé d’avec son père (d’origine libanaise) chez qui elle doit passer un mois tous les étés, bon gré mal gré. Mais l’intérêt que porte Barry, le petit ami en question, au développement physique précoce de l’adolescente a exaspéré sa mère, qui l’envoie vivre à Houston. Rifat, qui gagne bien sa vie à la NASA, est un père autoritaire et violent. Le premier matin, lorsque Jasira vient déjeuner en tee-shirt et culotte, il lui flanque d’emblée une gifle et l’envoie s’habiller. Ils emménagent dans un nouveau lotissement, où  le premier contact avec leurs voisins, les Vuoso et Zack, leur fils de dix ans, est un peu tendu. Les Irakiens viennent d’envahir le Koweït et Vuoso, militaire de réserve, préjuge à tort des sympathies de son voisin libanais pour Saddam. Les deux hommes rivalisent dès lors de patriotisme, arborant l’un et l’autre la bannière étoilée devant chez eux. Ambiance.

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    Un autre malentendu surgit entre Jasira et son père : celui-ci veut profiter de la piscine du lotissement, mais elle n’ose pas s’y montrer, sa mère lui ayant interdit de se raser entre les jambes. Son père, quand il la découvre en maillot, trouve qu’elle « déborde de partout » et lui ordonne à nouveau de se rhabiller. En revanche, les voisins l’engagent pour garder Zack après l’école, ce qui rend le garçon furieux. C’est chez eux que Jasira découvre la revue Playboy que Zack emprunte régulièrement à son père. Quand elle tâche de l’en dissuader, il la traite « d’enturbannée ». Le père de Jasira est chrétien, « comme tout le monde au Texas », mais cela n’empêche pas le racisme ordinaire.

    Quand viennent ses premières règles, Jasira téléphone à sa mère, qui lui dit d’en parler à son père. Celui-ci l’emmène au drugstore et lui interdit les tampons hygiéniques avant le mariage, sans explication. L’adolescente, une fois de plus, est livrée à elle-même et c’est son drame. Personne à qui se confier, à qui poser ouvertement ses questions, pas de paroles réconfortantes, pas de gestes attentionnés. Alors Jasira se débrouille et fait les choses en cachette. Chez les voisins, elle aussi se réfugie dans l’univers de Playboy, y prend du plaisir, et vole des tampons dans la salle de bain de Mme Vuoso.

    Cette gamine mal dans sa peau n’a de relation vraie avec personne et sera bientôt la proie des hommes, jeunes ou adultes, pour peu qu’ils lui manifestent de l’intérêt, surtout sexuel. Melina, une nouvelle voisine qui est enceinte, s’attache à elle et lui vient discrètement en aide. Chez elle, Jasira découvre une autre sorte de gens, qui expliquent leurs principes, se parlent et ont des gestes affectueux. Mais la sympathique voisine ne se doute pas des situations extrêmes où Jasira s’enfonce. Ni sa mère, trop préoccupée de sa propre vie sentimentale, ni son père, dépassé par cette fille rétive à l’éducation stricte qu’il veut lui imposer et surtout soucieux de sa propre réputation, ne devinent la vie cachée de Jasira qui n’a trouvé qu’une solution : dissimuler. Le manuel d’éducation sexuelle pour adolescents que lui a offert Melina à Noël, tout en le conservant chez elle pour ne pas que Jasira en soit privée, lui fournit de temps à autre une clé pour résoudre les problèmes qui se posent à elle. « Le livre expliquait que ce n’était pas ma faute, que j’étais un être humain, pas une plante, et qu’on pouvait donc comprendre que mon corps ait réagi de cette façon. »

    Alicia Erian rend crûment la solitude extrême de son héroïne aux prises à la fois avec un corps qui change, des parents égocentriques, le racisme, les interdits. Seule Melina regarde Jasira non comme « la petite Arabe », mais comme une adolescente en grande difficulté. Ce sera sa chance, malgré ses malheurs.