Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Récit - Page 39

  • Afrique-Chine

    Sur les ailes du dragon : sous ce titre, Lieve Joris raconte ses « voyages entre l’Afrique et la Chine » (récit traduit du néerlandais par Arlette Ounanian). Ecrivaine-voyageuse belge, « la Congolaise » comme l’appellent certains, s’intéresse au commerce de plus en plus développé entre les Africains et les Chinois. Comme dans La chanteuse de Zanzibar, elle cherche surtout les rencontres, le contact avec les gens.

    joris,lieve,sur les ailes du dragon,voyages entre l'afrique et la chine,récit,littérature néerlandaise,belgique,commerce,échanges,rencontres,afrique,chine,culture

    Elle se trouve d’abord dans le vieux centre de Dubaï : sur les étagères des frères Duseja, grossistes, des marchandises lui sont familières – « j’ai vu les mêmes en Afrique ». Les Duseja y ont déjà de nombreux représentants : « Nous ne faisons que livrer, me dit Vishal. Après, c’est à eux de se débrouiller. On n’apprend pas aux Romains à faire du commerce à Rome. »

    C’est à Kisangani, où elle habitait en 2000, ville alors aux mains des rebelles congolais et de leurs alliés, que Lieve Joris a fait connaissance avec ces Indiens dont la simple échoppe dans le centre était « un poste d’observation, un endroit d’où ils étudiaient le marché ». A cause de la guerre qui a coupé l’est du Congo de la capitale, c’est à Dubaï que les commerçants ont pris l’habitude de se ravitailler.

    Elle accompagne Albert, un pasteur congolais qui travaille avec eux, dans sa tournée des magasins : objets de commande, costumes et chaussures bon marché… On observe les clients, on les écoute, on récolte des informations. Les commerçants africains commencent à se détourner de Dubaï pour se fournir en Chine où l’offre est plus variée. Mais à Guangzhou (Canton), on ne vend que des produits chinois et c’est plus risqué, on a parfois de mauvaises surprises à l’ouverture du conteneur.

    joris,lieve,sur les ailes du dragon,voyages entre l'afrique et la chine,récit,littérature néerlandaise,belgique,commerce,échanges,rencontres,afrique,chine,culture

    Lieve Joris loge chez une Burundaise qui travaille dans le commerce de l’or et des diamants – partager l’appartement permet de diminuer ses frais. Mais c’est Anne, une sympathique Congolaise rencontrée à la boutique indienne et qu’elle suit chez ses fournisseurs, qui lui en apprend le plus sur le marchandage, la façon d’obtenir gain de cause chez une Chinoise qui ne lui a pas fourni la bonne marchandise la dernière fois. 

    Après Dubaï, nous suivrons Lieve Joris en Chine (Guangzhou, Beijing, Shanghaï, Jinhua) puis en Afrique du Sud et au Congo. Dix étapes pour découvrir les mouvements commerciaux entre Afrique et Chine. Toujours de manière très concrète : comment on remplit un conteneur, comment on reproduit des tee-shirts, comment l’élite congolaise s’approvisionne à Shundi, « la ville des meubles »…

    Chaque fois, c’est à travers des rencontres que nous apprenons peu à peu ce que les Africains pensent des Chinois, les Chinois des Africains, et comment ils vont les uns chez les autres. A Guangzhou, elle rencontre un Malien dans un magasin : Cheikhna cherche un ordinateur pour sa fille, ils font connaissance et elle découvre comment il se fournit et négocie en Chine pour son commerce de vêtements en Afrique.

    joris,lieve,sur les ailes du dragon,voyages entre l'afrique et la chine,récit,littérature néerlandaise,belgique,commerce,échanges,rencontres,afrique,chine,culture
    Lieve Joris avec Cheikhna, un Malien qui vit à Brazzaville, mais qu'elle a rencontré à Guangzhou © Lieve Joris (Source BibliObs)

    Si les Européens se méfient des avancées chinoises en Afrique, les Africains eux-mêmes connaissent les préjugés des Chinois à leur égard. Beaucoup d’ignorance et de clichés subsistent de part et d’autre : un jeune Africain s’étonne en arrivant en Chine de ne pas y trouver de « Chinois volants » comme au cinéma, des Chinois s’étonnent que tous les Africains ne soient pas « petits, pauvres et sales ».

    Avec une enseignante à Peking University, Lieve Joris participe à un voyage universitaire. A Jinhua, où se trouve l’Institut d’études africaines, elle fait la connaissance d’un grand Chinois, un professeur qui parle à peine l’anglais, Shudi, un amateur d’art parti travailler en Afrique du Sud, marqué par le suicide de son père humilié et battu pendant la Révolution culturelle. Grâce à Shudi, à ses amis, elle va se rapprocher encore de la complexité des relations entre Afrique et Asie.

    Shudi, elle s’en rend compte, aime l’Afrique du Sud comme elle aime le Congo. Quand il y retourne avec sa femme, elle les suit. A cinquante-sept ans, Shudi lui envie son indépendance et rêve de la retraite, « d’être libre, voyager, peindre ». Lieve Joris découvre où ils ont travaillé, comment ils se sont lancés dans le commerce en vendant des montres au bord de la route. La plupart des amis du couple se sont enrichis ; Shudi a privilégié la richesse du cœur, le partage, il tient un blog sous le pseudonyme de « Da Li »  le grand Li »). Beaucoup de Chinois aisés quittent leur pays, trop pollué.

    Lieve Joris ne juge ni les uns ni les autres, mais les choses sont dites, montrées, racontées, sans complaisance. Sur les ailes du dragon est moins un récit de voyages qu’une approche des êtres humains là où ils vivent. Une approche des comportements sociaux et des échanges économiques entre deux continents très différents au XXIe siècle. « La mondialisation comme vous ne l’avez jamais lue. » (L’Express)

  • Jumelles

    gevers,marie,vie et mort d'un étang,récit,littérature française de belgique,extrait,eau,arbres,reflets,nature,culture

     

     

    « Nous ne pouvons toucher de la main la plus haute feuille des grands arbres, cette faveur est réservée aux choses les plus pures du monde : la pluie, la neige, le vent. Mais l’étang me permettait de les atteindre à la nage, de prendre en main l’eau vert-feuille, de la rejeter, d’éparpiller alors les images jumelles, de les maîtriser, de les franchir, puis, quittant l’étang, de les voir rapidement se reconstituer. »

    Marie Gevers, Vie et mort d’un étang

     

  • Dire non

    glucksmann,andré,une rage d'enfant,récit,autobiographie,philosophie,combat,nazisme,anticommunisme,liberté,colère,culture

     

     

    « Vivre face à l’urgence des périls, vivre dans la vérité parce qu’on refuse la vie dans le mensonge, vivre de la liberté sans céder aux sirènes de la servitude, autant de méthodes pour vivre sans mourir idiot, dire non à la destruction et à la dépression. »

    André Glucksmann, Une rage d’enfant

     

  • Glucksmann, une rage

    Qui était André Glucksmann (1937-2015), derrière le personnage rebelle, adversaire du politiquement correct ? Une rage d’enfant (2006) commence justement par cette question : « Qui suis-je ? » De trois à sept ans, il a vécu entre deux noms, deux prénoms – « pas de foyer, seulement des domiciles, tous incertains » – dans une famille autrichienne émigrée, juive et résistante, venue se réfugier en France.

    glucksmann,andré,une rage d'enfant,récit,autobiographie,philosophie,combat,nazisme,anticommunisme,liberté,colère,culture
    Le philosophe André Glucksmann devant la bibliothèque de son appartement
    dans le Xème arrondissement de Paris.
    Photo
    © Hubert Fanthomme (Archives de Paris-Match, 10/11/2015)

    Quatre femmes : Martha sa mère – son amour et son admiration pour elle revient tout au long du récit –, sa grand-mère, ses deux sœurs. Seul point fixe en cette période de valises et de déménagements, le gramophone à manivelle et les symphonies de Beethoven en 78 tours. Le père, Rubin Glucksmann, meurt dans un naufrage en 1940. Une enfance donc entre Rivière et Glucksmann (« homme-bonheur »), Joseph (pas Staline, assure sa mère, mais Thomas Mann) et André (à cause d’Edgar André, militant communiste décapité par les nazis).

    Le garçon est le premier Français de la famille. Ses parents, qui se sont rencontrés à Jérusalem puis sont revenus en Allemagne avec leurs filles dans les années trente pour contrer l’ascension d’Hitler, se sont sauvés à Paris en 1937, année de sa naissance. En France, Martha continue dans la Résistance. Lui grandit choyé par ses « fées familiales » : « je n’entrevis que par raccrocs, souvent après coup, le bazar sanglant où j’étais plongé ».

    Pris dans une rafle à domicile, ils échappent aux wagons de la mort grâce à l’audace de sa mère qui crie haut et fort aux prisonniers du camp de Bourg-Lastic ce qui les attend tous à Dachau, malgré les menaces des gendarmes pour la faire taire, et clame la nationalité française de son petit garçon de quatre ans. Ce qui leur vaut d’être finalement rangés parmi les « non-juifs ». « Sauvé par le courage de dire et d’apostropher les bourreaux, le gamin écopait, sans le savoir, d’un cours inaugural de philosophie socratique. Il était moins une, Martha avait parié sur l’insolence, elle eût pu en crever comme Socrate. »

    L’optimisme après la chute du mur de Berlin en 1989 inquiète Glucksmann, lui rappelle celui de la Libération. Il avait déjà la révolte chevillée au corps, lorsque, furieux de voir sourire les Rothschild en visite au château de Ferrières devenu foyer pour enfants rescapés (où sa mère travaillait) après la guerre, il a lancé son soulier « sur les autorités bienfaitrices », la « cérémonie charitable » lui étant insupportable, cette façon de faire comme si rien d’horrible n’avait eu lieu.

    Après coup, était-ce le premier signe de sa « colère philosophique » ? de son « refus d’occulter, vite fait bien fait, les cadavres accumulés dans les placards de l’univers » ? Glucksmann est un « déraciné » comme l’était son père, marchand ambulant de vieux habits quittant le ghetto pour Vienne, puis l’Europe pour la Palestine, militant communiste et sioniste. Il apprendra plus tard qu’il travaillait pour le Komintern.

    Veuve à la Libération, sa mère décide de repartir à Vienne mais le laisse libre. Son fils de dix ans choisit alors de rester pour s’inventer « des racines et une histoire françaises ». A treize ans, il entre au parti communiste, le quitte à dix-huit ans. Son héritage ? Trois révélations : Auschwitz, la chute d’Hitler, Hiroshima. La question du Mal est essentielle.

    Au quatrième chapitre intitulé « Bonjour, Révolution ! », Une rage d’enfant change de tonalité. Aux souvenirs personnels succèdent le débat et l’analyse, un parcours philosophique. Glucksmann compare la Révolution française et la Révolution américaine, qu’il juge plus réussie. Il dénonce la posture napoléonienne des « ambitieux du moment », à la recherche d’un accomplissement hors de l’anonymat du troupeau.

    Lui-même a été tenté par cette voie, comme Julien Sorel, et avec le recul, il regrette, il a honte d’avoir été « anarcho-maoïste » en 1968, aveuglé par la « Révolution culturelle ». Son engagement véritable, c’est dire et faire, joindre une parole juste à une action efficace. Plutôt que décréter ce qui est bien (l’opposé du mal), il part de ce qui ne va pas : « l’incongru, l’erreur et l’horreur ».

    L’anticommunisme est son cheval de bataille : au Goulag, « la révolution russe massacre par millions et invente un esclavage moderne qu’elle exporte aux quatre coins de l’univers. » Il rappelle l’apostrophe de Cohn-Bendit en 68 à Louis Aragon venu se mêler aux étudiants : « Aragon ! Tu as du sang sur tes cheveux blancs ». Glucksmann est fier d’avoir participé à la « démarxisation des esprits ».

    Les philosophes et les écrivains sont ses repères, les poètes le guident dans sa réflexion : Hugo, Baudelaire, Mallarmé… Le succès inattendu de son essai La cuisinière et le mangeur d’hommes – Réflexions sur l’Etat, le marxisme et les camps de concentration (1975) le classe parmi les « nouveaux philosophes ». Qu’un juif mette à égalité le nazisme et le communisme fait alors scandale.

    « Qu’est-ce alors que la connaissance philosophique de soi ? Rien d’autre que l’injonction première de se définir dans le plus complet dénuement, face à l’adversité la plus radicale. » Non, écrit Glucksmann, il n’est pas un « prophète d’apocalypse », mais « tout juste un penseur en colère ». Il appelle au devoir de responsabilité et de lucidité, sans détourner les yeux. Il décrit le triomphe du nihilisme jusque dans ses avatars terroristes actuels.

    Glucksmann rapporte ses principaux combats, dont celui pour la Tchetchénie, « détail du monde » : cent à trois cent mille victimes depuis 1995, pour moins d’un million d’habitants ! Sa capitale Grozny réduite en poussière, « Guernica puissance X », dans l’indifférence générale. Il dénonce l’aveuglement européen devant le despotisme de Poutine.

    A la mort d’André Glucksmann il y a quelques mois, les hommages ont été nombreux pour cet indigné et ce défenseur infatigable des droits de l’homme. A la fin d’Une rage d’enfant, il commence son « au revoir » par ces mots : « Ma vie n’est pas un roman. Surtout pas. »

  • Sôseki se souvient

    En 1910, Sôseki a 44 ans quand on l’hospitalise au printemps pour un ulcère à l’estomac. Le 31 juillet, il quitte l’hôpital pour aller se reposer à Shuzenji, petite station thermale de la péninsule d’Izu. Mais le 24 août, une grave hémorragie le laisse inconscient pendant une demi-heure. Revenu à lui en clinique, malgré son extrême faiblesse, il se remet à écrire à partir du 8 septembre – c’est ainsi qu’il a commencé Choses dont je me souviens (Omoidasu koto nado, traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu en 2000), un titre qui rappelle les Notes de chevet de Sei Shônagon.

    sôseki,choses dont je me souviens,récit,poésie,autobiographie,littérature japonaise,maladie,vie spirituelle,sagesse,culture

    Sôseki se souvient d’abord de la chaleur estivale à Tôkyô lors de son premier séjour à l’hôpital, de l’érable nain que lui avait apporté un ami et qu’on avait posé à l’ombre d’un treillis de roseaux. Mais il pleuvait quand on l’a ramené de Shuzenji à Tôkyô sur une civière le 11 octobre – « Ce soir-là, j’ai décidé de faire de cette clinique ma seconde demeure, pour longtemps. ».

    Sa femme lui avait caché la mort du médecin-chef, dont l’état commençait à se dégrader lors de sa première hospitalisation, un homme très bienveillant à son égard, s’inquiétant de son traitement alors que lui-même « s’acheminait pas à pas vers la mort ». Il avait l’intention de le remercier dès son rétablissement, mais entre-temps « les fleurs posées sur la tombe du médecin s’étaient fanées nombre de fois, avaient été renouvelées autant de fois, lespédèzes, campanules et valériane d’abord, chrysanthèmes blancs et jaunes ensuite. »

    « Les hommes meurent
    Les hommes vivent
    Passent les oies sauvages »

    Haïkus et poèmes ponctuent le récit de Sôseki, frappé d’être en vie alors que cet homme de bien a disparu, ainsi que le « professeur James » (frère de l’écrivain) dont il lisait dernièrement la Philosophie de l’expérience, avec enthousiasme : « notamment le passage où l’auteur expose la théorie du philosophe français Bergson, que j’ai lu d’un trait, entraîné par un élan semblable à celui qui permet à une voiture de se hisser au sommet d’une côte, et qui a fait bouillonner les idées dans mon cerveau (…) et je me suis senti heureux à un point indicible. »

    Dans la période la plus critique, Sôseki vivait au jour le jour, conscient que ses sentiments, ses sensations s’écoulaient comme de l’eau, éphémères comme des nuages. Il veut les noter dès qu’il en sera capable, même s’il sait que « rien n’est aussi incertain que la mémoire ». Le rédacteur en chef du journal Asahi est contrarié de son désir d’écrire, craignant pour sa santé, mais les médecins le rassurent et l’écrivain écrit alors un poème à son intention – un texte merveilleux que je reprendrai dans le billet suivant – qu’il commente ainsi :

    « En fin de compte, je crois que l’homme est malheureux s’il ne se maintient pas dans la paix intérieure, et c’est la joie d’avoir éprouvé, l’espace d’un instant, cette sérénité du cœur qui a éveillé en moi l’envie de la faire tenir dans ces cinquante-six caractères » (poème en chinois classique (kanshi) à l’aide d’idéogrammes (kanji), chaque vers en comportant sept, précise une note en bas de page).

    Que vous dire de plus à propos de ce livre sinon ce que Sôseki écrit lui-même à la fin du chapitre 4 (sur 32, 180 pages en format de poche) ? Au rythme quotidien de sa convalescence, ses pensées vont à la lecture et à l’écriture, la poésie  – l’écrivain continuera à publier chaque année jusqu’à sa mort en 1916 –, mais il décrit aussi des choses très simples du corps, de la terre et du ciel, la gentillesse à son égard, tout ce qui nourrit sa vie spirituelle. Cette lecture est pour vous si vous y êtes sensible.

    « Choses dont je me souviens n’est rien de plus qu’un ensemble feutré, reposant sur les réflexions et le quotidien banal d’un homme aux prises avec la maladie, mais mon intention est d’introduire tout au long du texte un ton qui, bien que passé de mode, a le charme de la rareté, et je souhaite ardemment éveiller mes souvenirs sans attendre, les écrire de suite et pouvoir ainsi respirer dans la nostalgie ce parfum suranné avec mes nouveaux lecteurs, avec tous ceux qui sont dans la peine. »