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Roman - Page 20

  • Brookner au début

    D’Anita Brookner (1928-2016), que j’ai découverte avec Regardez-moi en 1986 (son premier roman à être traduit en français), une quinzaine de livres s’empilent dans ma bibliothèque. Deux ans plus tôt, elle avait obtenu le Booker Prize pour Hôtel du lac, son roman suivant (republié en 2024 avec une préface de Julian Barnes). Ma pile s’achève avec Une trop longue attente, le dernier qu’elle ait écrit avant l’an 2000. Quand j’ai vu la couverture d’Un début dans la vie, présenté comme son « premier roman autobiographique », je n’ai pas résisté.

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    A Start in Life (traduit de l’anglais par Nicole Tisserand) avait déjà été publié en français sous le titre La vie, quelque part. Cette édition-ci a le mérite de traduire littéralement ce titre emprunté à un récit de Balzac (Scènes de la vie privée). Un début dans la vie raconte l’histoire d’une Anglaise, Ruth Weiss, qui lui consacre sa thèse (« Le vice et la vertu dans les romans de Balzac ») et va s’installer à Paris pour ses recherches.

    Dans l’inédit qui le précède, « Madame de Blazac et moi », Anita Brookner se souvient de son premier séjour à Paris, logée chez cette vieille dame, rue des Marronniers, dans le XVIe. Le confort n’était pas au rendez-vous et elle avait vite compris que son loyer, quoique modique, était le bienvenu, de même que sa présence et son écoute, en quelque sorte son « rôle d’accompagnatrice ». Après deux déménagements, elle fit en 1970 « un pas de géant » en s’installant à l’hôtel : « J’ai rarement été aussi heureuse. »

    A la mort de Brookner, Julian Barnes a fait son portrait dans The Guardian d’après ses souvenirs de leurs rencontres. J’y ai copié la phrase suivante : « Sa voix était reconnaissable dès la première ligne. » Voici la première phrase du Début dans la vie : « A quarante ans, le professeur Weiss, docteur ès lettres, savait que la littérature avait gâché sa vie. » Notez qu’elle donne à son héroïne un patronyme juif, à l’inverse de ses parents (son père était un immigrant juif polonais) qui ont substitué « Brookner » à « Bruckner » en raison du sentiment anti-allemand des Britanniques après la première guerre mondiale.

    Un début dans la vie – son premier roman écrit à 53 ans – n’est donc pas exactement son histoire, mais l’inspiration autobiographique ne fait pas de doute. Comme Ruth, Anita Brookner était une enfant unique. Ses parents avaient laissé à sa grand-mère le soin de l’éduquer et de la nourrir, son enfance fut très solitaire. Elle ne s’est jamais mariée et a pris soin de ses parents. Bien qu’elle ait aussi enseigné la littérature, elle était historienne de l’art, spécialiste de l’art français du XVIIIe siècle (sa thèse portait sur le peintre Jean-Baptiste-Greuze).

    Son humour est souvent pince-sans-rire : « Le professeur Weiss, qui préférait les hommes, faisait autorité en matière de femmes. Les femmes dans les romans de Balzac était le titre de l’œuvre qui serait probablement de service jusqu’à la fin de sa vie. » Quand elle lui donnerait une suite, « le livre, de toute façon, serait achevé, publié, et modérément apprécié par la critique. » Le portrait de son héroïne, dont la « longue et magnifique chevelure rousse […] était comprimée en un chignon classique qui venait raffermir des traits peu accusés », correspond bien à la petite photo d’Anita Brookner que j’ai gardée, bien qu’elle y ait les cheveux courts.

    « Garder secrète sa vie intérieure ne demande aucun effort dans une institution universitaire » écrit-elle en évoquant avec drôlerie l’indifférence qui y règne. L’exemple d’Eugénie Grandet, qui ne se sent « pas assez belle pour lui », comme écrit Balzac à propos d’Eugénie et de son séduisant cousin, a révélé à Ruth que « la fermeté d’âme n’avait aucun rapport avec la façon de conduire sa vie. Mieux valait être attrayante ; c’était en tout cas plus simple. » A Paris, elle a connu l’émotion amoureuse, elle a été aimée – elle le racontera.

    Un début dans la vie ne peut passer sous silence l’enfance de Ruth dans la maison de sa grand-mère, qui avait emporté de Berlin son mobilier lourd et encombrant et dû s’adapter au mode de vie irrégulier de son fils George. Il avait épousé contre son avis une actrice, Helen, qui rentrait tard du théâtre. Le salon était la pièce de prédilection de sa mère, une pièce claire, brillante et frivole. George en était fou amoureux, un homme « lisse et joyeux, un rien dandy », qui avait une librairie de livres anciens et une assistante « avec laquelle il passait ses soirées avant d’aller chercher Helen au théâtre ».

    « L’enfant aimait passionnément ses parents et savait qu’elle ne pouvait pas compter sur eux. » Quand sa grand-mère était tombée malade, la réaction de sa mère fut de rassurer son mari – « Nous engagerons quelqu’un dès demain pour tenir la maison » – et celle de son père : « Il n’y aura rien pour dîner. » Morte trois mois plus tard, Mrs. Weiss fut remplacée par Mrs. Cutler, « une veuve alerte et acerbe qui se vexait facilement. » Ruth ne l’aimait pas, une de « ces femmes un peu louches qui se nourrissent de l’intimité des couples ». George s’en accommodait, parce qu’elle s’occupait « merveilleusement » d’Helen.

    L’adolescence de Ruth, qui ne savait jamais quand elle aurait droit à un vrai repas, fut sauvée par Miss Parker, son professeur principal. Celle-ci observait Ruth, ses livres français sous le bras, et avait insisté auprès de ses parents pour l’inscrire aux examens d’entrée à l’université. Ruth s’y sentit vite comme un poisson dans l’eau, surtout à la bibliothèque où elle pouvait rester jusqu’à neuf heures du soir. Elle était très sociable si on lui adressait la parole et son amie Anthea, surtout préoccupée des sorties, l’initiait à l’art de conquérir les hommes.

    Un début dans la vie raconte les études de Ruth, ses essais de séduction (une préparation de repas désopilante). Chez elle, George s’éloigne après qu’Helen a cessé de jouer au théâtre et décidé d’écrire son autobiographie. Ruth voit bien que sa mère se laisse aller et essaie d’y remédier. Son père, lui, trouve toujours une femme pour bien le nourrir.

    Enfin elle arrive à Paris, d’abord logée chez un vieux couple. Elle savoure sa liberté nouvelle, visite les musées et fait connaissance avec un jeune couple très sympathique. « Ruth, qui avait tout compris d’instinct, ajouta à sa vision du monde le concept balzacien d’opportunisme. » Habituée à ne compter que sur elle-même, elle trouve dans le travail littéraire une échappatoire très satisfaisante à sa solitude, tout en admirant ceux qui vivent autrement. Tous les thèmes de son œuvre sont déjà là, sur lesquels elle proposera d’impeccables variations.

  • Villa triste

    Modiano coffret.jpg« Les chambres des « palaces » font illusion, les premiers jours, mais bientôt, leurs murs et leurs meubles mornes dégagent la même tristesse que celle des hôtels borgnes. Luxe insipide, odeur douceâtre dans les couloirs, que je ne parviens pas à identifier, mais qui doit être l’odeur même de l’inquiétude, de l’instabilité, de l’exil et du toc. Odeur qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Halls d’hôtel où mon père me donnait rendez-vous, avec leurs vitrines, leurs glaces et leurs marbres et qui ne sont que des salles d’attente. De quoi, au juste ? Relents de passeports Nansen.
    Mais nous ne passions pas toujours la nuit à l’Hermitage. Deux ou trois fois par semaine, Meinthe nous demandait de dormir chez lui. Il devait s’absenter ces soirs-là, et me chargeait de répondre au téléphone et de prendre les noms et les « messages ». Il m’avait bien précisé, la dernière fois, que le téléphone risquait de sonner à n’importe quelle heure de la nuit, sans me dévoiler quels étaient ses mystérieux correspondants.
    Il habitait la maison qui avait appartenu à ses parents, au milieu d’un quartier résidentiel, avant Carabacel. On suivait l’avenue d’Albigny et on tournait à gauche, juste après la préfecture. Quartier désert, rues bordées d’arbres dont les feuillages formaient des voûtes. Villas de la bourgeoisie locale aux masses et aux styles variables, selon le degré de fortune. Celle des Meinthe au coin de l’avenue Jean-Charcot et de la rue Marlioz, était assez modeste si on la comparait aux autres. Elle avait une teinte bleu-gris, une petite véranda donnant sur l’avenue Jean-Charcot, et un bow-window du côté de la rue. Deux étages, le second mansardé. Un jardin au sol semé de graviers. Une enceinte de haies à l’abandon. Et sur le portail de bois blanc écaillé, Meinthe avait inscrit maladroitement à la peinture noire (c’est lui qui me l’a confié) : VILLA TRISTE. »

    Patrick Modiano, Villa triste

  • Modiano, Romans

    C’est avec Dora Bruder que je suis vraiment entrée dans l’univers de Patrick Modiano (°1945), en 2020. Dans Romans, le gros volume que lui a consacré la collection Quarto, ce récit est le seul que j’ai lu, aussi je me le suis offert pour découvrir la trajectoire d’une œuvre approchée un peu au hasard. Dans l’avant-propos qui précède quelques documents et photos (dont des affiches publicitaires des années 1930 pour les cigarettes Modiano), l’écrivain dit la « curieuse sensation » de voir une dizaine de ses « romans » ainsi réunis, comme « une autobiographie rêvée ou imaginaire ».

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    « Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. » « Au fond, il s’agit, pour un romancier, d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura chez le romancier le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin. »

    Villa Triste (son 4e roman publié en 1975) s’ouvre sur une disparition, celui de l’hôtel de Verdun et du café voisin en face de la gare. A leur place, « un grand vide, maintenant » (douze ans après). Le narrateur avance dans les rues d’Annecy avec ses instruments privilégiés, le regard (sur la tranche du coffret, l’œil de Modiano nous regarde) et la mémoire, désignant là le Casino, « une construction blanche et massive » qui n’ouvre que l’été, puis, derrière, le parc d’Albigny en pente douce vers le lac et son kiosque, et, à l’embarcadère, les noms des « petites localités du bord de l’eau ». « Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots inlassablement, sur un air de berceuse. »

    Les beaux hôtels en haut du boulevard Carabacel, l’Hermitage et le Windsor, « n’abritent plus que des appartements meublés. » Leurs jardins, avec ceux de l’Alhambra (rasé), « étaient très proches de l’image que l’on peut se faire de l’Eden perdu ou de la Terre promise. » – « Nous aurons été les témoins d’un monde. » Au bar de la gare fréquenté à l’heure tardive où les cafés sont fermés, voici parmi les capotes militaires des permissionnaires « un costume civil de couleur beige » : l’homme à l’écharpe verte autour du cou, à l’écart près d’un jeune chasseur alpin tout blond, c’est René Meinthe, vieilli, à qui on refuse de servir à nouveau un cognac : « Ici, on ne sert pas les tantes. »

    « Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? Rien. » Dans une pension de famille sur le boulevard, il crève de peur depuis qu’il a fui Paris, au temps de la guerre d’Algérie, en s’imaginant gagner la Suisse, de l’autre côté du lac, en cas de besoin. « La « saison » a commencé depuis le 15 juin. » Il traîne dans les jardins et le hall du Windsor. Plutôt qu’au sort du monde, il s’intéresse aux « choses anodines : la mode, la littérature, le cinéma, le music-hall. » Les nuits étaient belles et limpides, les lumières des villas scintillaient au bord du lac d’où arrivait « un solo de saxophone ou de trompette ».

    Voilà pour l’ambiance. A l’Hermitage, il remarque quelqu’un : « Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches. » A ses pieds, un dogue allemand bâille et s’étire. La jeune femme a les yeux verts, elle est un peu plus âgée que lui. « Nous nous sommes promenés, ce matin-là, dans les jardins de l’hôtel. » Fleurs, couleurs, vue du lac depuis la balustrade. L’a-t-elle pris pour un fils de milliardaire ? Ou pour un dandy à cause du monocle qu’il utilise pour lire de l’œil dont il voit moins bien ?

    C’est elle, Yvonne, qui présente le « Docteur Meinthe » (costume jaune pâle, Modiano observe les vêtements) à Victor Chmara (le nom qu’il a choisi pour sa fiche d’hôtel). Meinthe est un peu plus âgé, « environ trente ans ». Ils vont déjeuner au Sporting comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Meinthe les y conduit dans sa vieille Dodge « de couleur crème, décapotable ». Au restaurant, quand un groupe s’installe à la table voisine, un grand blond parlant à la cantonade, Meinthe ôte ses lunettes noires et le désigne : « Tiens, voilà la Carlton… La plus grande SA-LO-PE du département… » Silence absolu, le blond se tait, Yvonne n’a pas sourcillé.

    Ils conviennent de se retrouver le soir à la fête chez Madeja, au bord du lac. A la Villa Les Tilleuls, Victor comprend qu’Yvonne est une jeune actrice. Le cinéaste autrichien lui parle d’un Chmara connu à Berlin. Au « cœur de la Haute-Savoie » dans cette nuit soyeuse, il s’imagine dans un pays colonial ou aux îles Caraïbes. Il observe les gens, écoute les conversations. Puis, quand on a éteint les lampes du salon, la voix rauque d’une chanteuse et l’atmosphère qui change, le « ballet d’ombres », les comportements débridés. Yvonne et lui s’allongent dans une pièce d’angle, sur un tapis de laine très épais.

    Bientôt Victor quitte la pension de famille pour habiter avec Yvonne à l’Hermitage, où elle dispose d’une chambre et d’un salon. Il essaie d’en apprendre plus sur elle, sur sa « carrière ». Elle a travaillé à Milan, comme « mannequin volant », à Genève où elle est domiciliée, mais elle est née à Annecy. Lui raconte sa vie près de l’Etoile à Paris avec sa grand-mère, prétend être un comte russe. « En somme, nous étions faits pour nous rencontrer et nous entendre. » « Villégiature », « saison », « très brillante », « comte Chmara », qui mentait à qui dans cette langue étrangère ? » Chaque matin, Meinthe glisse un billet sous leur porte, annonce son emploi du temps ou un déplacement. Yvonne le connaît depuis toujours, lui aussi est de Genève. Bientôt il est question d’un concours d’élégance où Yvonne Jacquet s’est inscrite avec son chien et Meinthe comme chauffeur : « la coupe Houligant ».

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    Villa Triste raconte leurs journées oisives, leurs fréquentations, le jeu des apparences. Le monde du cinéma les attire fort. Deux soirées font exception : un dîner chez un oncle d’Yvonne, « tonton Roland », garagiste, où Victor en apprend un peu plus sur sa famille ; une nuit dans la villa de Meinthe absent, baptisée « VILLA TRISTE ». Victor se verrait bien épouser Yvonne, comme Henry Miller, « un juif », a épousé Marilyn Monroe. Mais que sait-il de ses rêves à elle ? Un roman mélancolique, au parfum de paradis perdu.

  • Bouleaux

    Olafsdottir bouleaux.jpg« Je quitte Reykjavik avec trois cent cinquante plants de bouleaux sur la banquette arrière. Chacun mesure trente centimètres. Bien que désignés sous l’appellation générique bouleau, ils portent individuellement l’appellation de bouleau pubescent. Le nom de famille de ma mère, Stella Bjarkan, est justement dérivée de björk, birki - bouleau.
    […] Lorsque je me plonge dans l’étymologie, je ne vois plus le temps passer et, à une heure avancée de la nuit, je suis tombée sur un document expliquant que le latin betula avait la même racine que le terme celte bete qui donne en irlandais médiéval beithe et, comme la fatigue commençait à se faire sentir, tout cela se mélangeait dans ma tête, betha et beithe, le latin, le gaélique médiéval et le sanskrit, ma mère, la vie, la lumière et le bouleau, la femme qui m’a donné naissance et les rôles qu’elle a endossés. »

    Audur Ava Olafsdottir, Eden

  • Un Eden islandais

    Une langue, une terre. Des rêves, des liens. Au sortir d’une grippe qui m’empêchait d’en terminer la lecture, j’ai rouvert Eden d’Auður Ava Ólafsdóttir (roman traduit de l’islandais par Eric Boury) et en refermant le livre, je reviens à ces mots qui me trottaient en tête à son sujet. Des rêves, des liens. Une langue, une terre.

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    Forêt d'Hallormsstadur en Islande (source : islande-explora.com)

    Un roman qui avance par séquences semées de mots islandais, parfois de déclinaisons. « Jakobsdottir : fille de Jakob », c’est le nom de la linguiste qui rêve, qui raconte et qui parle. (Dottir, daughter, dochter – l’islandais est une langue germanique. La romancière est donc fille d’Olaf.) La narratrice enseigne à l’université, elle voyage pour participer à des colloques sur les langues minoritaires menacées de disparition, elle s’arrête souvent sur un mot. Elle est aussi « relectrice » d’auteurs traduits pour deux maisons d’édition.

    Sur la route entre la gare et le village isolé du séminaire où elle se rend, la linguiste islandaise remarque « de vastes zones de terre brûlée et des souches d’arbres calcinés ». Les incendies de l’été sec et caniculaire ont dévasté la forêt, les villageois ont réussi à sauver un très vieux chêne. Les pensées d’Alba flottent des écrivains qui ont chanté les arbres jusqu’aux orangers et citronniers de Lorca, l’écrivain préféré de sa mère qui jouait dans La maison de Bernarda Alba, d’où lui vient son prénom. Leur résolution de clôture pour l’Unesco rappellera « qu’il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues » et que l’une d’entre elles meurt toutes les semaines, d’où leur crainte de voir disparaître 90% des langues « d’ici à la fin du siècle ». Une linguiste comme héroïne, ce n’est pas banal. J’ai aimé ces arrêts sur les mots, les langues, la traduction, les digressions.

    Une langue, une terre. Comme d’habitude, son père lui téléphone dès son retour, prend de ses nouvelles et écoute sa fille raconter son rêve où elle volait au-dessus d’une terre « rocailleuse et désolée » puis, chaussée des bottes de sa mère, ramassait des pommes de terre quand celle-ci s’était retrouvée tout à coup près d’elle, à l’encourager. Son père lui donne régulièrement des nouvelles de son voisin Hlynur qu’il voit tous les matins à la piscine – Hlynur (érable) est un prénom rare en Islande – et avec qui il s’entretient souvent de plantation d’arbres, le principal centre d’intérêt du trésorier de l’Association forestière de Reykjavik. A sa retraite, les matelots de son cargo ont offert une pousse d’acer pseudoplatanus à leur capitaine, un jeune érable qu’Hlynur a planté au milieu de son terrain ; il mesure à présent cent quarante-deux centimètres de haut. En rentrant chez elle, Alba calcule combien d’arbres elle devrait planter pour compenser l’empreinte carbone de tous ses vols en avion : 5600.

    Aussi l’annonce d’un terrain à vendre de 22 hectares avec un « lieu de séjour » à rénover l’amène, par un chemin de terre « étroit et cahoteux », dans un paysage « aride et dénudé, peuplé de rochers, de lave et de sable ». La maison est quasi vide, sans eau courante ni chauffage. L’agent immobilier lui apprend qu’elle appartient à Sara Z., « la reine du crime en personne », Alba avait relu les épreuves de son premier polar. « Le terrain descend jusqu’à la rivière glaciaire qui se perd en ramifications sur les étendues de sable, un profond murmure monte jusqu’à la maison. » Le village est à une demi-heure : une supérette, une boulangerie, une école, un magasin de seconde main de la Croix-Rouge. On lui demande ce qu’elle compte faire de la parcelle : « J’envisage d’y planter des arbres. »

    Le père d’Alba n’est pas trop surpris. Dans un rêve que lui raconte Alba, il lui disait : « Nous sommes à chaque instant au centre de notre vie. » Son ami Hlynur, ravi, conseille « de planter d’abord des bouleaux pour créer de l’abri », puis d’essayer le mélèze de Sibérie, de privilégier « des espèces robustes à même de supporter des conditions de vie difficiles. » Betty, la demi-sœur d’Alba, veut savoir si elle compte s’installer là-bas, mais ce serait trop loin pour ses cours en ville.

    Une des éditrices l’appelle assez souvent à propos d’un recueil de poésie dont la publication a été acceptée, « tout un bouillonnement de sentiments » à propos du chagrin d’amour d’un de ses anciens étudiants, et insiste pour qu’elle le lise, elle voudrait avoir son sentiment. On s’interroge sur le lien qu’il y aurait avec Alba, d’autant plus qu’elle est avertie de chacun des changements de titre de ce recueil. Eden verra bien d’autres liens se mettre en place, pas tous positifs : avec un voisin éleveur de moutons, avec Hâkon qui tient la brocante du village et vérifie à chaque passage d’Alba si les rumeurs à son sujet sont fondées, avec le jeune Danyel, un réfugié venu aider le plombier et qui aimerait s’implanter en Islande.

    Cette histoire de langue, de terre et d’arbres à planter est pleine d’imprévus, de méandres, de perdrix des neiges, de mots qui conviennent ou pas, de décisions à prendre. Ce récit faussement décousu des transformations d’une vie est finement conté par celle qui nous avait déjà charmée avec Rosa Candida. Audur Ava Olafsdottir est bien une romancière de notre temps, des angoisses et des rêves qui nous traversent en nous laissant parfois un mot, au réveil, sur lequel nous interroger. J’aurais aimé faire lire Eden à ma mère. Un bonheur de lecture.