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Roman - Page 24

  • Le même sourire

    Lafon couverture actes sud.jpg« Lara avait un jour demandé à Cléo comment juger du niveau d’une danseuse. La rapidité de ses gestes, sa souplesse, sa grâce ? Devant l’écran, elle comprit que c’était autre chose : cette capacité à ravir l’attention, toutes les attentions, par millions, dont celle de Lara. Cette capacité à donner envie d’être Cléo, agile, athlétique, précise et troublante.
    Le générique de fin défilait sur les cuisses gainées de lycra noir de Cléo, elle enlaçait une danseuse d’un blond platine, toutes deux arboraient le même sourire laqué vermillon, la même frange de faux cils. La caméra hésita un instant entre elles deux puis choisit Cléo, zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d’une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir. »

    Lola Lafon, Chavirer

  • Cléo, treize ans

    Qu’écrire encore sur la Cléo de Lola Lafon ? Le titre donné à son roman Chavirer vaut à la fois pour son héroïne, jeune danseuse prise dans le miroir aux alouettes d’une fondation aux vaines promesses de promotion pour les jeunes filles, et aussi pour ses lecteurs, spectateurs navrés de ce parcours d’enfance irrémédiablement gâché par de faux amis adultes et prédateurs.

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    Emission Champs-Elysées / Photo Première.fr

    « Elle avait traversé tant de décors, des apparences, une vie de nuit et de recommencements. Elle savait tout des réinventions. » Ce sont les premières phrases. Cléo s’est obstinée à se faire une place dans le monde des paillettes auxquelles elle attribue « la beauté de l’incertitude », « la beauté troublante de ce monde ».

    A douze ans presque et demi, pour ne pas la voir traîner devant la télé, ses parents l’avaient inscrite à un cours de danse, un cours privé fréquenté par des élèves d’un milieu aisé, auxquelles elle cache son adresse – « le Fontenay des grands ensembles ». Mais après que Mme Nicolle, devant son manque de grâce, lui a suggéré en fin d’année de faire autre chose, Cléo trouve sa voie en regardant les danseurs sur le plateau de Champs-Elysées : « voilà ce qu’elle voulait faire. »

    Place donc au modern jazz, au cours de Stan, « un mélange de messe, de fête et de concentration ». Cléo, qui trouve le temps des études interminable, écrit dans son journal que la danse « ferait patienter sa vie, il n’y aurait rien d’autre. » C’est là, dans le hall où les mères viennent chercher leur fille (pas la sienne), qu’une jeune femme élégante vient vers elle avec « un sourire d’hôtesse de l’air ».

    Cathy représente la fondation Galatée, qui « soutenait les adolescentes qui présentaient des capacités, des projets exceptionnels ». Elle a « tout de suite repéré Cléo au milieu des autres », elle admire ses cheveux longs. Une fois Cléo rentrée chez elle, il lui faut « attendre la météo pour pouvoir raconter à ses parents que : une femme très chic / une fondation / une bourse / des écoles incroyables / apprendre beaucoup / [son] futur. » – « Tout était en place pour le reste de l’histoire. Le futur ressemblait à une ivresse. »

    Cathy lui fait des cadeaux, l’invite au restaurant, fait miroiter un rendez-vous avec un membre du jury pour être sélectionnée et obtenir une bourse. Bien qu’on lui trouve une allure « trop sage », encouragée à « oser » davantage, Cléo reçoit cent francs de Cathy pour sa prestation. Aux rendez-vous suivants avec des hommes bien habillés qui l’interrogent (d’autres filles attendent sur un canapé), Cléo tâche de ne pas broncher devant les questions indiscrètes, sans se douter des gestes qui vont suivre. Elle réussit à s’échapper sous un prétexte, bouleversée.

    Dans son rêve à elle, « Les danseuses, on ne les touchait pas. » Cathy ne se laisse pas démonter pour autant. Quand elle réapparaît, c’est pour proposer à Cléo de faire elle-même du repérage. Elle sera payée pour renseigner « les ambitieuses » parmi les filles du collège et du centre de danse. Sa bonne fortune l’avait déjà rendue plus attirante dans la cour de récréation, plus d’une serait ravie qu’elle les aide à être recrutées.

    L’histoire de Cléo, qui accumule les mauvaises notes scolaires mais deviendra danseuse pour des spectacles de variétés, montre la discipline physique des entraînements jusqu’à la souffrance, la discipline mentale des filles décidées à y arriver coûte que coûte, une vie de solitude et de rencontres. Un corps à corps constant avec soi. Dans cet univers où l’on passe sans cesse de la lumière à la nuit, Cléo donne tout à la danse.

    Lola Lafon sait l’art des nuances, elle évite dans Chavirer le tout blanc ou le tout noir. Son héroïne est prête à tout pour sortir de son milieu, de la vie ordinaire. Le métier de la danse qu’elle a choisi d’exercer est décrit dans tous ses aspects : les coulisses, la condition des danseuses, l’importance des habilleuses, l’admiration ou le mépris des gens pour les spectacles populaires.

    Quand, trente-cinq ans plus tard, la télévision diffusera un appel à témoins – « celles qui, âgées d’une douzaine d’années entre 1984 et 1994, ont été en contact avec une certaine fondation Galatée » –, Cléo qui n’a rien oublié de ces années-là, où elle a été à la fois victime et coupable, devra les affronter à nouveau et faire face à certaines figures de son passé à qui elle l’avait tu ou caché.

  • Non-dits

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    « Je continue à avancer comme un automate. Je voudrais tellement apercevoir la silhouette du petit, le voir se tourner vers moi avec son visage sérieux, toujours plein d’interrogations silencieuses. Certains jours, nous n’échangeons pas un mot, il y a déjà trop de non-dits entre nous pour que j’arrive à parler. Les palabres, ce n’est pas dans ma nature. J’agis et Thomas parle, comme disait papa. Thomas dont l’absence a tout fait dérailler, nous a fait prendre un chemin tortueux semé d’échecs alors que nous avions tout pour être heureux pour les cent ans à venir. Lorsque nous étions petits, il me réveillait avant les premières lueurs du jour, une main sur ma bouche, et me murmurait un « Viens ! » qui ne souffrait aucune discussion. »

    Marie Vingtras, Blizzard

  • Rafales de solitude

    Bess, Benedict, Cole, Freeman : ce sont les quatre voix de Blizzard, le premier roman de Marie Vingtras, prix des Libraires 2022. Bess a lâché la main du « petit » pour refaire ses lacets et elle l’a perdu dans la neige. « Je l’ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n’a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. »

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    Photo iStock (The Washington Post)

    Quand Benedict (le « il » en question) se réveille, comme sous l’effet d’une alarme interne – en prévision de la tempête annoncée, il a travaillé à « tout protéger, boucher les interstices, rentrer assez de bois » dans la maison où ont vécu des générations de Mayer, « en terre hostile » –, il est seul et découvre en descendant la porte ouverte à la neige qui s’engouffre, les bottes du petit et les deux vestes qui ne sont plus là.

    Il comprend que Bess est sortie avec lui, « alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard. », et va frapper à la porte de Cole, qui a passé la nuit à dessouler, pour aller les chercher ensemble. Chez lui, Freeman n’a pas fermé l’œil avec ce temps. Quand il est arrivé dans cette région, Benedict lui a appris les gestes à faire pour résister.

    Ce sont ces quatre-là qui vont livrer, au fil de leurs monologues de quelques pages, les éléments et les événements de l’histoire racontée par Marie Vingtras. Au fur et à mesure des recherches, peu à peu se reconstitue le puzzle de leurs vies : d’où ils viennent, où ils en sont, ce qu’ils espèrent. Bess, si souvent traitée de folle, n’est pas partie de la maison pour rien.

    Mieux vaut ne pas trop en dire. Cette fuite et cette recherche en pleine tempête – en Alaska on ne survit pas longtemps dans ces conditions –, le lecteur doit y plonger lui-même, se perdre dans le brouillard, prendre des repères, avancer, pour arriver à comprendre pourquoi ces personnages s’infligent de telles épreuves, au risque de ne pas survivre. Un roman à haute tension.

    Si Benedict, Bess et le petit ont vécu quelque temps ensemble dans la maison Mayer, cela ne signifie pas qu’ils se sentent moins seuls dans le fond que Cole, abruti par le mauvais alcool de son voisin Clifford, ou que Freeman, qui ne se remet pas de l’éloignement de son fils. Chacun des personnages, y compris ceux du passé qu’ils portent en eux, affronte dans Blizzard non seulement une tempête de neige et de vent, mais aussi des rafales de solitude.

  • Maman souriait

    fromm-pete-le-lac-de-nulle-part.jpg« Sans quitter des yeux la cime des arbres presque noirs sur la berge opposée, je pensai aux lacs de Papa, les endroits qu’il explorait quand il était enfant, où il nous a emmenés dès que nous avons été en âge de tenir une heure dans un canoë. Selon lui, les lacs plats, c’était pour nous entraîner, bientôt nous affronterions les rivières du Montana. Maman souriait en levant les yeux au ciel et chargeait la voiture avant de s’installer sur le siège passager, une salade aux œufs sur les genoux. Un énième trajet de vingt-quatre heures, le début d’une énième aventure, à camper au bord d’un lac ou d’une rivière. Maman souriait toujours, même quand son travail l’empêchait de nous accompagner, ce qui arrivait de plus en plus souvent. Alors elle nous regardait partir, debout dans l’allée. Je lui demandais si elle était triste, si on allait lui manquer pendant que Papa patientait derrière le volant et qu’Al rêvassait sur la banquette arrière.
    Elle me poussait gentiment vers la voiture, allant parfois jusqu’à me tapoter l’épaule.
    - Tu plaisantes ? Je vais enfin avoir la paix.
    Une phrase que je ressassais toute la durée du trajet, chaque nuit passée dehors, bercé par le murmure des pins, le clapot des vagues sur la plage, contemplant les millions, les milliards d’étoiles tandis qu’Al et Papa respiraient paisiblement à mes côtés. Elle n’était pas sérieuse, songeais-je en caressant les cals naissants sur mes doigts, dans le creux de mes paumes, elle jouait les dures. Pourtant j’étais hanté par l’idée que nous ne lui manquerions pas. »

    Pete Fromm, Le lac de nulle part