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Racisme - Page 2

  • Sans sa soeur jumelle

    L’autre moitié de soi traduit assez bien The Vanishing Half de Brit Bennett (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère), littéralement « la moitié disparue ». C’est sur le retour à Mallard en Louisiane d’une des sœurs jumelles que s’ouvre le roman, en 1968 : Desiree Vignes, disparue avec sa sœur Stella une quinzaine d’années plus tôt – elles avaient seize ans –, « tenait la menotte d’une fillette de sept ou huit ans, noire comme le goudron ».

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    © Aimé Mpane, Patte blanche, série de 27 panneaux multiplex taillés à l’herminette et acrylique, 2021
    [ Exposition Remedies aux Musées royaux des Beaux-Arts > 13.02.2022 ]

    Cela fait sensation dans cette petite ville célèbre pour la peau claire de ses habitants métis « qui ne seraient jamais acceptés en tant que Blancs mais qui refusaient d’être assimilés aux Nègres. » Les familles veillent depuis longtemps à rendre « chaque génération plus claire que la précédente ». Adele Vignes, devenue veuve après le lynchage de son mari (sous le regard de ses filles), savait que les jumelles avaient été vues un temps à La Nouvelle Orléans, mais elle ignorait que ces inséparables s’étaient séparées : « Stella était devenue blanche et Desiree avait épousé l’homme le plus noir qu’elle avait pu trouver. »

    A la fin de leur seconde, Adele avait annoncé aux jumelles qu’elles ne retourneraient plus au lycée, qu’il fallait gagner de l’argent et qu’elle leur avait déjà trouvé une place de domestique chez les Dupont dans leur maison d’Opelousas. Elles avaient obéi, bien que ni l’une ni l’autre ne voyaient leur avenir en tant qu’employées de maison.  

    Desiree rêvait d’ailleurs depuis longtemps ; l’idée d’abandonner sa mère révoltait jusqu’alors Stella, fille serviable et bonne élève. En allant à La Nouvelle Orléans, elles espéraient trouver un meilleur emploi qui leur permettrait d’envoyer de l’argent à leur mère. Si Desiree a pris le chemin du retour avec sa fille Jude, après six ans de mariage, c’est parce que Sam l’a frappée, une fois de trop. Elle avait rencontré son mari avocat à Washington, où l’administration fédérale l’avait embauchée après sa formation pour lire les empreintes digitales.

    Sa mère lui fait bon accueil, sans pouvoir s’empêcher de remarquer que la petite lui « ressemble autant que le jour à la nuit ». Quand Earles, un ancien amoureux réapparaît aussi à Mallard et reconnaît Desiree à l’Egg House où elle travaille comme serveuse faute de mieux, celle-ci ignore qu’il gagne sa vie en recherchant des personnes disparues, cette fois pour le compte de Sam.

    Comme il s’enquiert de Stella, Desiree lui raconte comment elles ont d’abord travaillé dans une blanchisserie de La Nouvelle Orléans, avant que Stella réponde à une annonce pour un poste de secrétaire à Maison Blanche, le grand magasin de la ville. Alors que tout le monde voit en Desiree une femme de couleur, sa jumelle passe aisément pour une femme blanche et c’est en tant que telle qu’elle est engagée. Un soir, les affaires de Stella ont disparu, elle a laissé un message : « Pardonne-moi ma chérie. Je dois vivre ma vie. » Early propose son aide à Desiree pour retrouver sa trace.

    L’autre moitié de soi, qui raconte leur histoire mouvementée sur trois générations, d’Adele à Jude, est un roman centré sur les liens familiaux, le problème racial et les barrières sociales aux Etats-Unis dans les années 1970-1980. Leur couleur de peau vaut aux deux soeurs des destinées très différentes. On découvrira quel genre de vie mène Stella « la blanche », loin des siens.

    Le titre, s’il renvoie d’abord aux jumelles séparées, fait aussi écho au choix de Stella qui renonce à une part d’elle-même, ainsi qu’à un personnage transgenre qui va prendre de l’importance au fil du temps. Cela fait beaucoup, mais ce gros roman accroche et fait tourner les pages – on n’est pas étonné d’apprendre qu’il va être adapté en série. Sous son allure de best-seller (comme le roman précédent de Brit Bennett, Le cœur battant de nos mères), il traite de questions sérieuses. Peut-on devenir quelqu’un d’autre ? Comment se sentir à sa place dans la société ? Les rêves sont-ils forcément liés à des renoncements ? « Un grand roman de l’identité afro-américaine », selon Le Monde.

  • Sans réfléchir

    JCO couverture.jpg« J’avais épargné à Minette le dessin raciste. Elle ne savait rien de la Vénus hottentote parce que je l’avais détruite, déchirée en morceaux, quelques minutes après l’avoir découverte sur le sol.

    Quiconque était responsable, quiconque haïssait Minette, habitait certainement Haven Hall. C’était, sans doute, c’était sûrement la ou les mêmes personnes qui avaient pris son anthologie de littérature et l’avaient endommagée. Personne d’autre n’aurait pu accéder aussi facilement à notre appartement du troisième, et personne d’autre ne pouvait avoir autant d’animosité envers Minette. […]

    L’une des traditions révérées du Schuyler College était son code de l’honneur. On signait un serment, on jurait de ne pas tricher et de ne pas protéger celles qui trichaient. Ne pas signaler une tricherie était presque aussi grave que de tricher. Les étudiantes qui violaient le code de l’honneur étaient sévèrement punies, du moins en théorie. J’avais donc peut-être eu tort de ne pas signaler le dessin raciste. J’avais réagi impulsivement, sans réfléchir. »

    Joyce Carol Oates, Fille noire, fille blanche

  • Noire, blanche

    En lisant le roman de Joyce Carol Oates, Fille noire, fille blanche (2006, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 2009), drame de la culpabilité et de la honte, de la vérité et du mensonge, j’ai repensé à ce qu’a écrit la romancière américaine dans Paysage perdu : « La solitude fait de nous tellement plus que ce que nous sommes au milieu de gens qui prétendent nous connaître. »

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    « J’ai décidé de commencer un texte sans titre. Ce sera une exploration, je pense. Une enquête sur la mort de Minette Swift, ma camarade de chambre à l’université, disparue il y a quinze ans cette semaine, à la veille de son dix-neuvième anniversaire, le 11 avril 1975. » Ainsi commence le préambule où la narratrice. Genna, ajoute : « j’étais celle qui aurait pu la sauver, et je ne l’ai pas fait. Et personne ne l’a jamais su. » Son père disait : « Certaines vérités sont des mensonges. »

    Lors d’une forte tempête à l’automne 1974, une fêlure, due à la chute d’une branche, apparaît dans la vitre au-dessus du bureau de Minette : Genna et elle partagent depuis peu une chambre à Haven Hall, une résidence qui accueille des étudiantes boursières. Minette est la fille d’un pasteur noir ; Genna celle d’un avocat blanc, descendant de la riche famille d’Elias Meade, le fondateur de leur université, Schuyler College.

    Genna qui n’a pas de bourse fait tout pour ne pas être perçue « comme une jeune Blanche gâtée et privilégiée. » Haven Hall est réputée réunir des jeunes femmes « de races, de religions, d’horizons ethniques et culturels différents », un modèle d’intégration. A Chadds Ford, leur « manoir français » célèbre pour son délabrement et ses vingt-cinq hectares, Genna Meade avait une grande chambre mais un mode de vie « spartiate » comme ses parents, Max et Veronica, et son frère Rickie qui a « rompu avec les idéaux des Meade pour étudier la finance à l’université de Pennsylvanie », indifférent aux questions sociales.

    « Dès le début, Minette fut une énigme pour moi. Un mystère et un éblouissement. Je me sentais gauche en sa présence, ne savais jamais quand elle était sérieuse et quand elle ne l’était pas. » Eduquée dans le rejet du christianisme, Genna est fascinée par l’affiche que Minette a collée près de son bureau, une grande croix dorée sur fond fluo et, en capitales rouge sang, « Je suis la voie la vérité et la vie ».

    Le 8 août 1974 a été une journée historique pour les Meade. Max, un activiste de gauche radical, criait après sa fille pour qu’elle vienne voir Nixon annoncer sa démission, la chute du président criminel, un miracle ! « Mad Max » au crâne rasé méprise la télévision, mais pour la circonstance, son père et Veronica (sa mère refuse depuis sept ans, depuis son retour après une longue absence, d’être appelée autrement) fêtent l’événement au whisky. « Et voici le détail choquant : Max se penchant brusquement en avant et crachant sur l’écran. »

    La première fois que Genna a vu Minette, sans la connaître, c’était lors de la journée d’accueil : Veronica tenait à ce qu’elles revisitent la demeure Elias Meade. « Le paradoxe des Meade était le suivant : ils comptaient parmi les familles fortunées de Philadelphie mais, parce que quakers, ils menaient une vie spartiate. Dès sa jeunesse, Elias Meade avait fait don de son argent, convaincu que L’argent est une bénédiction qui devient vite une malédiction. » D’où l’ameublement minimal, fonctionnel. Une pièce y était consacrée à Generva Meade, « féministe militante et éducatrice », l’arrière-grand-mère de Genna qui porte son prénom.

    Dès le début, ses attentions sont repoussées par Minette, qui ne s’entend avec personne. Elle est bientôt victime de divers incidents, comme la disparition de sa coûteuse anthologie de littérature américaine, ce qui fait naître un climat de suspicion. Genna s’étonne de la foi débordante et de la boulimie de Minette. Mais elle la défend toujours devant les autres qui la trouvent arrogante, bizarre.

    Depuis longtemps, Genna s’inquiète des comportements des autres, que ce soient ses propres parents, puis leurs protégés accueillis dans leur maison (l’un tente de se suicider). Son père, trop proche de ses clients, est surveillé par le FBI. Les confidences à demi-mot de sa mère à son sujet ne font qu’augmenter son angoisse quand Max disparaît pour de longues périodes.

    Fille noire, fille blanche raconte le trouble de Genna face à Minette. Elle voudrait la persuader de voir en elle une alliée, mais sa camarade reste fondamentalement secrète. Si Genna se confie davantage, elle a aussi appris à cacher tout un pan de la vérité familiale. Son inquiétude sur les deux tableaux ira crescendo – on connaît l’art de Joyce Carol Oates pour accroître peu à peu la tension, fouiller « le labyrinthe secret des consciences » (Nathalie Crom, Télérama) La fin tragique et l’épilogue permettront de comprendre la réponse de Genna à son père : « Aucune vérité ne peut être mensonge. »

  • Choc

    Green Book duo 2.jpg« Le choc a lieu aussi sur le terrain du langage, le registre châtié du musicien butant contre le bagout familier du chauffeur. Au contact de l’autre, chacun est amené à décloisonner ses codes sociaux, source de l’humour foncièrement empathique qui flotte sur tout le film.

    Mais ces codes sont aussi, pour chacun, une sorte de prison. Si Tony et Don se comprennent, c’est parce qu’ils partagent une même solitude, qui les constitue bien au-delà de leurs différentes identités et appartenances. »

    Mathieu Macheret, « Green Book » : l’amitié solaire de deux solitaires (Le Monde, 23/1/2019)

    Photo Allociné

  • Le duo de Green Book

    Avec Green Book : Sur les routes du Sud, le réalisateur américain Peter Farrelly a remporté trois Oscars cette année : meilleur film, meilleur scénario original, meilleur second rôle. Green Book raconte la tournée musicale du trio Don Shirley (piano, violoncelle et contrebasse) de New York vers le Sud, en 1962. Don Shirley a vraiment existé (1927-2013). Pianiste et compositeur américain d’origine jamaïcaine, il résidait à Carnegie Hall dans un appartement au décor extraordinaire.

    Le film est porté par un formidable duo d’acteurs. Viggo Mortensen campe Tony Vallelonga, dit Tony Lip, qu’on découvre au début du film dans un cabaret new-yorkais où il travaille comme videur. Mais la boîte ferme et il se retrouve sans emploi. (C’est son fils, Nick Vallelonga, qui a écrit le scénario du film.) Sans ressources pour nourrir sa femme et leurs deux enfants, il court le cachet ou met sa montre en gage. Quand on lui propose de se présenter au Dr Don Shirley à Carnegie Hall, il ignore tout de l’homme qu’il va rencontrer.

    Le grand noir élégant à l’air hautain qui le reçoit assis sur un véritable trône, Don Shirley, formidablement interprété par Mahershala Ali, a tout ce qu’il faut pour dérouter ce petit blanc italo-américain, grande gueule et raciste. Le musicien cherche un chauffeur pour arriver à temps et à bon port dans chacun des hôtels chic de la tournée où son trio va donner des concerts devant la grande bourgeoisie blanche. D’abord réticent – pas question pour lui de servir comme un domestique – Tony finit par accepter, avec l’accord de sa femme, cette mission qui va le tenir éloigné de New York pendant deux mois.

    C’est alors qu’on lui donne le livre de Green – une brochure qui recensait jusqu’en 1966 tous les endroits où les noirs pouvaient trouver un hébergement dans les Etats du Sud où sévissaient encore les lois Jim Crow sur la ségrégation raciale. Les voilà partis dans deux Ford bleu ciel. Le voyage en voiture donne à Don Shirley l’occasion d’apprendre à Tony quelques bonnes manières – vu qu’il l’accompagnera sur les lieux des concerts, où il sera chargé aussi de vérifier que le piano de scène est bien un Steinway, il tient à lui apprendre à mieux se tenir dans ce milieu qu’il ne connaît pas.

    De son côté, Tony va découvrir l’immense talent du pianiste, sa grande solitude aussi, et comprendre peu à peu pourquoi celui-ci avait besoin d’un garde du corps. L’histoire de Tony à la recherche d’un job laisse ainsi la place à la rencontre entre deux hommes que tout sépare. Huit semaines ensemble dans une voiture, huit semaines pour apprendre à se connaître, à dépasser leurs préjugés, à s’entendre.

    Bien sûr, on entend beaucoup de musique dans ce film, mais le déroulement de cette tournée permet de toucher à différents thèmes, sans insister trop, avec efficacité. Peter Farrelly décrit surtout la ségrégation raciale, les comportements racistes – parfois ouvertement, parfois d’une façon feutrée qui n’est pas moins violente – et l’absurdité des conventions (on applaudit l’artiste mais il n’a pas sa place au restaurant, par exemple).

    En plus de cette thématique sociale, Green Book montre les longues routes qui mènent d’un Etat à l’autre, la solitude de l’artiste – Don Shirley a dû opter pour une musique populaire, lui qui rêvait de jouer Chopin sur scène –, le rôle de l’éducation, le courage et la peur. Notez que des membres de sa famille ont protesté contre les inexactitudes du personnage.

    Par petites touches, avec humour et pudeur, il est question de toutes sortes de sujets que vous découvrirez si vous allez voir cette belle histoire d’amitié, même de la manière d’écrire des lettres d’amour. Comédie dramatique bien menée, Green Book divertit grâce aux étincelles inévitables entre le musicien cultivé et son chauffeur. Le film illustre les difficultés de chacun, blanc ou noir, pour sortir de son milieu et de ses préjugés.