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Littérature italienne - Page 15

  • La petite Anna

    Ippolito, Concettina, Giustino, Anna, quatre enfants sans mère – morte peu après la naissance de la dernière – grandissent à la garde de madame Maria, l’ancienne dame de compagnie de leur grand-mère, et d’un père qui depuis des années rédige en secret des mémoires explosifs sur les fascistes et le roi d’Italie. Tous nos hiers de Natalia Ginzburg (1916 – 1991) égrène l’histoire d’une famille du Piémont avant et pendant la seconde guerre mondiale, à travers le simple déroulé des saisons. Les chocolats et les cartes postales envoyés par Cenzo Rena, jadis très aimé de leur père, rompent de temps en temps la routine.

    Le fils aîné est le favori et le confident, tenu de tenir compagnie à son père qui n’a pas d’amis. Concettina collectionne les fiancés, mais se morfond d’être laide. Chaque été, ils se rendent en train à la campagne, aux « Griottes », alors que les enfants préféreraient aller chez Cenzo Rena qui les invite dans son « espèce de château ». Leur père refuse : « L’argent, c’est la merde du diable ». Alors Ippolito part dans de longues promenades avec le chien, le père se rend au village « pour se montrer aux crapules » fascistes sans les saluer, Concettina passe des heures au soleil avec un livre. Peu après leur retour en ville, le père décide soudain de brûler tous ses écrits, tombe malade et meurt.

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    L’auteur a choisi un style dépouillé, sans effets, pour nous raconter tout cela, le plus souvent du point de vue d’Anna, la plus jeune, auquel le sens profond des événements échappe et que les autres laissent livrée à elle-même, plus préoccupés de leurs amitiés ou de leurs amours que de la petite. En effet, dans la maison d’en face s’est installée une famille intéressante, avec laquelle ils vont faire connaissance. L’homme assez âgé qui dirige une usine de savon s’est remarié avec une femme élégante qu’ils appellent tous « maman chérie ». Mais lui aussi va laisser sans père sa fille Amalia aux cheveux roux, ses fils Emanuele, l’aîné, qui boîte, et Giuma, un jeune garçon renfermé aux « dents de renard » envoyé bientôt dans un pensionnat suisse. 

    Comment Emanuele et Ippolito deviennent amis et s’intéressent de plus en plus à la politique, comment Concettina et Amalia finissent par se marier, sans pour autant être heureuses, comment tous se débrouillent avec le fascisme, l’entrée de l’Italie en guerre, c’est ce que raconte ce roman original où les choses sont dites sans jamais s’appesantir.

    Les personnages de Natalia Ginzburg sont caractérisés par un détail concret, un geste, une expression. Certains s’en sortent, d’autres pas. Le parcours hésitant d’Anna, un temps amoureuse de Giuma qui n’aime personne, est le fil le plus intense du récit. Lorsque sa route croise celle de Cenzo Rena, le vieil ami de son père – « deux individus qui s’étaient heurtés l’un à l’autre par hasard dans un paquebot qui coulait » -, une nouvelle vie commence pour elle en Italie du Sud, où elle découvre la vie réelle des paysans pauvres et la générosité d’un homme dévoué à son village « qui ne connaissait que sa misère ». Plus d’un s’attache à lui : sa servante la Garçonne, Giuseppe le paysan qui rêve de socialisme, un Turc juif assigné à résidence dans cet endroit reculé. Cenzo Rena est sans conteste le personnage clé du roman, celui vers qui chacun se tourne un jour ou l’autre. Tous nos hiers est aussi un roman sur la guerre, celle des gens ordinaires, débrouillards ou peureux.

    Publié en 1952, ce récit montre subtilement comment des adolescents surtout préoccupés d’eux-mêmes, confrontés aux drames personnels et aux secousses de l’histoire, trouvent peu ou prou le courage de vivre sans lequel, dit Cenzo Rena, on vit comme un insecte. Selon Nathalie Bauer, à qui l’on doit cette nouvelle traduction, Tchekhov a grandement inspiré la romancière italienne.  Les mémoires brûlés du père ne devaient-ils pas s’intituler « Rien que la vérité », premier souci du grand écrivain russe ?

  • Une vie en Sicile

    L’art de la joie, au titre en trompe-l’œil, oscille entre saga romanesque et chronique de la vie sicilienne au vingtième siècle. Goliarda Sapienza, dont les parents furent des figures marquantes du socialisme en Sicile, acheva de l’écrire en 1976, mais le roman ne fut publié intégralement que vingt ans plus tard, peu après sa mort, pour devenir un succès de librairie.

    Sapienza y campe l’extraordinaire personnage de Modesta, prénom qui va si mal à son héroïne que ses proches l’appelleront Mody. Elevée à la diable auprès d’une sœur mongole par une mère acariâtre, recueillie dans un couvent après leur mort, la fillette rebelle apprend des religieuses les bonnes manières et l’art de feindre. Fascinée par sa propre sexualité et curieuse des autres, la sauvageonne, servie par son intelligence, va se construire pas à pas une personnalité qui serve ses aspirations. Cela ne se fera pas sans mal.

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    L’apprentissage de la lecture et de la musique l’exalte. « Firmament ! Quel beau mot, peut-être le plus beau de tous… dans le firmament des mots. » s’émerveille-t-elle devant Mère Leonora dont elle devient la protégée, mais auprès de qui elle se brûle imprudemment. Repoussée, elle découvre que « l’affection, quand elle cesse, ne revient plus ». Tandis que le jardinier lui raconte les histoires cachées du couvent, Modesta développe sa duplicité, fatale à ceux qui s’opposent à ses désirs.

    On la place comme institutrice chez la princesse Brandiforti. Mère Leonora, dans son testament, a voulu l’envoyer dans sa famille auprès de la jeune Béatrice, que sa grand-mère appelle Pouliche parce qu’elle boîte un peu. Dans cette somptueuse maison qui lui paraît toute en soie, Modesta joue les novices, humble et prudente. Mais l’intérêt de la princesse Gaia, dont elle gagne la confiance, puis l’affection de Béatrice, qui s’entiche d’elle, font sauter bientôt tous les interdits.

    Entrée chez les Brandiforti pour mettre à l’épreuve sa vocation, Modesta s’en détourne et fait des plans d’avenir. « Voilà, c’était ça le bon chemin : il fallait, comme on étudie la grammaire, la musique, étudier les émotions que les autres provoquent en nous. » Une patiente stratégie la mène à la première place dans cette riche famille sicilienne. Elle devient « princesse » Brandiforti. « Comme j’en avais le projet, je devins un bon vieux monarque. Je fus d’une extrême douceur avec tout le monde, je faisais des cadeaux avec prudence et parfois je me laissais plaindre de mon malheur. » A la fin de la guerre, en 1918, Modesta, qui aime philosopher, a trouvé sa voie : « Je commençais maintenant à connaître l’animal-homme et je savais que nous apparaît comme folie toute volonté contraire à nous existant chez les autres, et comme raison ce qui nous est favorable et nous laisse à l’aise dans notre façon de penser. » Ce sera sa ligne de conduite.

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    Après la mort de la vieille princesse, Modesta déménage avec Béatrice et toute la famille dans leur maison de Catane près de la mer où « les promesses de liberté que les vagues et le vent s’en allaient répétant, se brisaient le long des murs des édifices fleuris de roses et de pampres de lave coupante. » Des hommes et des femmes – l’amour a deux genres – se frottent à l’atmosphère excentrique de la villa, attirés par l’absence de conventions : « L’amour n’est pas un miracle, Carlo, c’est un art, un métier, un exercice de l’esprit et des sens comme un autre. » Des enfants naissent et grandissent. Tous apprennent de Modesta que la joie n’est pas donnée mais construite, que la liberté est une conquête permanente. Incompatible avec le fascisme. Dans les années noires, Modesta paiera le prix de ses sympathies socialistes.

    « Mais à quarante ans, à cinquante, l’être humain – s’il n’a pas péri dans la guerre sociale permanente – devient dangereux, il se pose des questions, réclame de la liberté, du repos, de la joie. » Modesta ne se plaint pas de vieillir. « Cinquante ans, âge d’or des découvertes, cinquante ans, âge heureux injustement calomnié par l’état civil et les poètes. Comment rendre cet après-midi d’été étendue sur le roc, effleurée par les dernières caresses du soleil qui tombe ? Comment redire la joie de cette découverte ? Comment la raconter aux autres ? Comment communiquer le bonheur de chaque acte simple, de chaque pas, de chaque rencontre nouvelle… de visages, de livres, de crépuscules et d’aubes et d’après-midi du dimanche sur les plages ensoleillées ?» Dangereuse et fascinante pour ceux qui l’approchent, éperdue de sensualité, une femme lit, écrit, aime - dans une liberté frénétique.