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Littérature française - Page 205

  • La défoliation

    Florilège d’automne / Récit

     

    La question des feuilles mortes agite chaque année, dès avant l’équinoxe d’automne, toutes ces racines, ces tiges, ces troncs, ces nervures, ces réseaux verticillés, qui sont des arbres.

     

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    C’est le hêtre qui en parle avec le plus d’autorité. Dans ce travail de la défoliation, c’est un maître. Passer insensiblement du vert vif au vert éteint, du vert éteint au vert doré, et de l’or à l’orangé le plus intense ; opérer cette transformation sans tache, sans heurts, d’une manière égale et sûre ; y utiliser habilement la pluie ou le soleil, et au moment où toutes feuilles rejetées, le réseau pur des rameaux se dessine sur le ciel, revêtir la face ouest du tronc et des grosses branches du voile émeraude d’un lichen granuleux !

    Le hêtre sait aussi réserver une partie de son tronc à écouler l’eau gaspillée par les pluies, et celle dont le baigne l’humidité distillée par ses branches. Un ruisselet vertical flue doucement, et forme une petite mare entre deux boulonnages de racines. Le lichen étant lavé à la place où l’eau descend ainsi, l’écorce y devient d’un noir lisse et violacé.

    Le hêtre, ce magnifique voilier de nos campagnes, est alors paré pour les grands vents et prêt à la traversée de l’hiver.

     

     

    Marie Gevers, La défoliation d’octobre in Plaisir des Météores ou Le Livre des douze mois, Jacques Antoine, 1978.

     

  • Mémoires d'Elseneur

    Florilège d’automne / Incipit

     

     

    Je veux le dire en commençant : j’ai vécu plusieurs vies ; autant qu’il fut en moi de personnes. Et la dernière, pas plus que les autres, je ne l’achèverai. Je suis mort plusieurs fois, et ressuscité. Mourrai-je tout à fait après ma dernière aventure, cet hiver où je suis, saison de sable, de neige et de bois mort ?

     

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    Ma première naissance eut lieu entre les quatre murs d’une chambre bourgeoise. Deux fenêtres recueillaient le jour et la nuit d’une rue étroite et populaire. On devait faire effort pour apercevoir le ciel ; plus facile de compter les pierres du pavé que les étoiles. Chose vraisemblable, dira-t-on ; jamais par les claires nuits d’été un homme, fût-il berger d’Arcadie, n’est parvenu à compter les astres piqués au tableau noir. L’idée en est-elle venue à quelqu’un ? Un jour que je m’étais mis en tête de le faire, j’exécutai en me penchant à la fenêtre pour regarder en haut une pirouette si singulière, qu’il en résulta une entorse des muscles du cou ; c’est tout ce que je retirai de ce mouvement généreux et je renonçai pour jamais à faire le compte des astres. J’ai conçu bien d’autres projets du même ordre, pour aboutir au même résultat.

     

    Ma mère n’eut pas de mal à me mettre au monde, bien que ma tête fût grosse et pesât lourd. Une de ces têtes comme on en voit à certains animaux à leur naissance. Son premier mouvement, en apercevant le résultat de neuf mois de pesanteur, fut d’épouvante.

     

    Franz Hellens, Mémoires d’Elseneur, Albin Michel, Paris, 1954.

  • La télévision

    Florilège d’automne / Roman

     

    La télévision offre le spectacle, non pas de la réalité, quoiqu’elle en ait toutes les apparences (en plus petit, dirais-je, je ne sais pas si vous avez déjà regardé la télévision), mais de sa représentation. Il est vrai que la représentation apparemment neutre de la réalité que la télévision propose en couleur et en deux dimensions semble à première vue plus fiable, plus authentique et plus crédible que celle, plus raffinée et beaucoup plus indirecte, à laquelle les artistes ont recours pour donner une image de la réalité dans leurs œuvres.

     

    Titien, Portrait d'un jeune homme (Le jeune Anglais) 1545.jpg

    Titien, Portrait de jeune homme (Le jeune Anglais), 1545

     

    Mais, si les artistes représentent la réalité dans leurs œuvres, c’est afin d’embrasser le monde et d’en saisir l’essence, tandis que la télévision, si elle la représente, c’est en soi, par mégarde, pourrait-on dire, par simple déterminisme technique, par incontinence. Or, ce n’est pas parce que la télévision propose une image familière immédiatement reconnaissable de la réalité que l’image qu’elle propose et la réalité peuvent être considérées comme équivalentes. Car, à moins de considérer que, pour être réelle, la réalité doit ressembler à sa représentation, il n’y a aucune raison de tenir un portrait de jeune homme peint par un maître de la Renaissance pour une image moins fidèle de la réalité que l’image vidéo apparemment incontestable d’un présentateur mondialement connu dans son pays en train de présenter le journal télévisé sur un petit écran.

     

     

    Jean-Philippe Toussaint, La télévision, Minuit, 1997.

     

  • Musique verte

    Florilège d’automne / Poésie

     

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    Et chacun faisant son métier,
    voici planter le jardinier
    selon sa vie,
    d’être aux plantes, avec ses mains,
    doux et bon comme à des humains,

    sous le soleil et sous la pluie,

     

    en son royaume des jardins,
    des parterres et des chemins

    où tout concerte ;

    tonnelles, quinconces, berceaux,
    et par ses soins, branches, rameaux,
    pour faire à tous, musique verte,

    Or c'est ici ses harmonies
    et voyez, lors, et tout en vie,
    chanter les fleurs ;
    puis, pour l’ornement du feuillage,
    mûrir les fruits, sur les treillages,
    en senteurs, parfums et couleurs ;

    Et yeux alors, comme un dimanche,
    voici fête d’arbres et branches
    de toute part,
    et la terre comme embellie
    de tant de choses accomplies
    par ses mains et selon son art.

    Max Elskamp, Enluminures in Œuvres complètes, Seghers, Paris, 1967.

  • La plage d'Ostende

    Florilège d’automne /Incipit

     

     

    Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbeck m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq. Ma mère dit :

    - Voici ma fille Emilienne.

    Il me fit un sourire distrait. Je pense qu’il n’avait aperçu qu’une brume indistincte, car ma mère captait le regard.

     

    Dubois Raphaël Jeune femme à la fleur.jpg

     

    Elle était, et fut jusqu’à sa mort, une femme couverte d’ornements : colliers et bracelets, écharpes, chignon architecturé, elle manipulait toujours quelque chose, une cigarette, son sac, une boucle d’oreille, les cheveux de sa fille. Elle avait manqué de peu l’éventail qui passa de mode pendant son adolescence, les ombrelles et le face-à-main, mais elle eut les étoles qui glissent le long des épaules, les plis de la jupe qu’il faut sans cesse disposer avec grâce, les manches à réenrouler, une perpétuelle turbulence de tissus qui flottaient autour d’elle. Tout cela scintillait, étincelait, vibrait, cliquetait, elle était au centre d’un frémissement et je disparaissais parmi les mouvements des mains, les hochements de tête et l’abondance de sa parole. Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait :

    - C’est ma fille.

    - Certainement, dit Léopold.

    Ainsi, la première chose qu’il sut à mon sujet fut que j’étais, certainement, la fille de la belle Anita.

    Moi, j’étais foudroyée.

     

     

    Jacqueline Harpman, La Plage d’Ostende, Stock/Livre de Poche, 1993.