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Littérature anglaise - Page 55

  • Vert

    « Les doigts de verre en suspension se tendent vers le bas. La lumière ruisselle le long du verre et s’égoutte en une mare verte. A longueur de journée, les dix doigts du lustre font tomber goutte à goutte leur verdeur sur le marbre. Les plumes de perruche – leur cri strident ! – les lames affûtées des palmiers – vertes, elles aussi. Aiguilles vertes scintillant au soleil. Mais le verre solide s’écoule sur le marbre ; les flaques flottent au-dessus du désert, les chameaux titubent au travers ; les flaques s’installent sur le marbre, les joncs les bordent, les herbes les envahissent ; ici et là, un bourgeon blanc ; la grenouille s’affale dessus ; la nuit, les étoiles s’y déposent sans se briser. Vient le soir, et l’ombre efface le vert sur la cheminée ; la surface troublée de l’océan. Aucun bateau ne vient ; les vagues ondulent sans but sous le ciel vide. Il fait nuit. Les aiguilles laissent tomber des gouttes bleues. Fini le vert. »

    Virginia Woolf, Bleu et vert, 1921 (Lettre à un jeune poète) 

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  • Réponse à un poète

    La Lettre à un jeune poète rédigée par Virginia Woolf en 1931 – il est peu crédible, note Maxime Rovere dans la préface, qu’elle ait pu lire les Lettres à un jeune poète de Rilke, posthumes (1929) et traduites en anglais seulement cinq ans plus tard – n’est pas une véritable lettre, mais une réponse à une question de John Lehmann (1907-1987). 

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    De 25 ans son cadet, ce jeune poète « manager » d’une collection de poésie à  la Hogarth Press où il sera lui-même publié deux fois, l’interroge sur la place des poètes dans ce monde en plein changement au début du XXe siècle (techniques, paysages, mode de vie…), marqué par la première guerre mondiale et la crise économique de 1929. Qu’il y est difficile d’être poète ! Qu’en pense-t-elle ?

    Lettre à un jeune poète rassemble six textes écrits par Virginia Woolf entre 1918 et 1931, certains inédits en français. « Mon cher John » : le texte éponyme, le plus tardif, prend la forme et le ton d’une lettre privée – une vingtaine de pages où elle a l’art de mener une réflexion de fond avec la légèreté d’une conversation amicale pleine d’humour.

    Contre les « nécrophiles » pour qui l’art épistolaire est mort, Virginia Woolf considère que celui-ci vient à peine de naître – « il est l’enfant du timbre-poste ». Elle compare les lettres du passé, « écrites pour la postérité », des envois coûteux destinés à la lecture à voix haute, aux échanges plus intimes (qu’il est souvent préférable de brûler pour éviter les indiscrétions). 

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    © The Estate of Virginia Woolf, 2011

    http://www.theparisreview.org/blog/2011/08/03/document-woolfs-letter-to-a-young-poet/

    A quel titre écrire sur la poésie, elle qui manque « d’une formation universitaire solide », ne peut distinguer « iambe » et « dactyle », et s’exprime en prose ?  Mais elle lit les poètes et ceux-ci ne meurent pas : Keats, Shelley, Byron « sont vivants ». Aux jeunes poètes, à leur tour, de définir « le juste rapport » entre le monde extérieur et leur moi.  « Le poète essaie de décrire avec honnêteté et exactitude
    un monde qui n’existe peut-être que pour une personne précise, à un moment précis. »

    La poésie a besoin de rythme et de vie. « Laissez votre sens du rythme se déployer et onduler parmi les hommes et les femmes, les omnibus, les moineaux – toutes les choses, quelles qu’elles soient, qui traversent la rue – jusqu’à ce qu’il les ait tissées ensemble en un tout harmonieux. » L’art d’écrire amène à suggérer plus qu’à dire et cela s’apprend par la lecture – « il est impossible de lire trop »  
    « Et pour l’amour du ciel, ne publiez rien avant d’avoir trente ans. »

    Dans « La fiction, la poésie et l’avenir » (1927), Virginia Woolf insiste sur la curiosité, un esprit ouvert à tout : « La beauté comporte une part de laideur ; l’amusement, une part de dégoût ; le plaisir, une part de douleur. » Dans un poème de Keats sur une nuit de printemps, « le chagrin est l’ombre qui accompagne la beauté. » Le poète et le romancier puisent aux mêmes sources. « La vie est toujours et inévitablement plus riche que nous qui voulons l’exprimer. » 

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    Comment six ou sept jeunes femmes, en 1914, soutiennent Poll, l’une d’entre elles, dont le père a précisé dans son testament qu’elle n’hériterait « qu’à la condition qu’elle ait lu tous les livres conservés à la bibliothèque de Londres », voilà le point de départ d’un drôle de petit récit, « Une association » (1921), à propos des hommes et des femmes.

    De la lecture de Lettre à un jeune poète, je retiens l’optimisme de Virginia et son goût pour le présent. Aussi je dédie cet extrait au coursier à vélo qui la déposée dans ma boîte aux lettres : « Eh bien, notre optimisme est en grande partie instinctif. Il a pour source le beau temps, le vin et la conversation. Il a pour source le fait que si la vie dispose tant de trésors au quotidien, si elle suggère chaque jour plus que n’en pourraient dire les plus volubiles, nous aurons beau admirer les morts, nous préférons la vie comme elle est. Il y a quelque chose dans le présent que nous ne voudrions pas échanger, même si l’on nous offrait de vivre au choix dans l’un des siècles passés. Et la littérature moderne, avec toutes ses imperfections, exerce sur nous le même charme et la même fascination. » (« Ce qui frappe un contemporain », 1923)

  • Pourquoi moi ?

    « – Pourquoi moi ?
    – Parce que vous êtes complètement inconnu, expliqua le colonel Massinger. Genève ressemble à un cloaque d’espions, d’informateurs, d’agents, et autres émissaires. Buzz, buzz, buzz. Tout Anglais, quelle que soit son histoire, est enregistré dans les minutes qui suivent son arrivée. Noté, étudié, examiné et, tôt ou tard, exposé.
    – Je suis anglais 
    », rétorqua en toute logique Lysander, s’efforçant de garder un visage impassible. « Il est donc évident que cela se produira aussi pour moi. 
    – Non, déclara le colonel avec un léger sourire qui découvrit ses dents jaunies. Parce que vous aurez cessé d’exister. 
    – En fait, j’aimerais bien une tasse de thé, après tout. »

    William Boyd, L’attente de l’aube

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  • Acteur et espion

    Excellent cru dans l’œuvre de William Boyd, L’attente de l’aube (Waiting for Sunrise, 2012, traduit de l’anglais par Christiane Besse) raconte les aventures de Lysander Rief, acteur et espion malgré lui, entre Vienne, Genève et Londres, de 1913 à 1915. 

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    A Vienne, en août 1913, un jeune dandy se rend à son premier rendez-vous chez le Dr Bensimon. Dans la salle d’attente, il se laisse persuader par une jeune femme elle aussi « à l’évidence anglaise malgré son teint exotique », de la laisser passer en premier, « une urgence ». Quand la porte du cabinet s’ouvre, un homme grand et mince en sort et Miss Bull, s’y précipite en pleurnichant. « Elle m’a l’air un peu dangereuse », dit le lieutenant Alwyn Munro après s’être présenté.

    Rief consulte pour un problème d’ordre sexuel. Fiancé à une grande et belle actrice, il n’ose fixer la date de leur mariage à cause de ses ennuis. Bensimon lui conseille en premier lieu de noter ses rêves, ses pensées furtives, « tout et rien ». Au magasin de fournitures qu’il lui a recommandé, Lysander choisit un carnet à son goût juste avant de se retrouver en face de la petite Miss Bull, à présent souriante – sculpteur, pas sculptrice, insiste-t-elle. Elle vit à Vienne avec le peintre Udo Hoff et lui demande son adresse pour l’inviter à l’une de leurs soirées. 

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    Dans ses « Investigations autobiographiques », Lysander Rief note le trouble né de cette rencontre. A Vienne, il préfère éviter les contacts et en particulier avec l’un des « êtres blessés, imparfaits, déséquilibrés, déréglés, malades » qui vont chez le Dr Bensimon. A la pension de Frau K, il prend des leçons d’allemand chez un vieux professeur de musique. Un lieutenant qui loge là aussi lui signale qu’il peut coucher avec la servante pour vingt couronnes. Si leur logeuse, qui classe tout en « bien » ou « agréable », représente la Vienne de surface, polie avant tout, en dessous « le fleuve coule, sombre et puissant – Quel fleuve ? – Le fleuve du sexe. » 

    Tôt ou tard, quand il rencontre quelqu’un, Lysander est amené à reconnaître qu’il est le fils de Halifax Rief, acteur connu, mort quand il avait treize ans. Sa mère, Lady Anna Faulkner, 49 ans, s’est remariée. Mais c’est un épisode de 1900 qui hante Lysander, un jour d’été où, surpris par sa mère – à quatorze ans, il s’était endormi à moitié déshabillé dans un bois après s’être masturbé – il se tire d’embarras en accusant le fils du jardinier, renvoyé sur le champ. Bensimon, disciple de Freud, se targue de pouvoir guérir Lysander grâce au « parallélisme »,  une sorte de réinvention imaginaire de l’épisode traumatisant, sujet de son « opus magnum » : « Nos vies parallèles, une introduction ».

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    Paul-Gustave Doré, Andromède

    Entretemps, au vernissage d’Udo Hoff,  Lysander reconnaît l’affiche originale de « Andromeda und Perseus », un opéra de Toller, l’image provocante qu’il a vue partout déchirée dans Vienne : « une femme pratiquement nue, les mains pressées sur les seins » menacée par un dragon à la langue fourchue de serpent tendue en direction de ses parties intimes. Impossible à présent de ne pas y reconnaître Andromède, Miss Bull en personne. Celle-ci voudrait le sculpter, trouve son visage « des plus intéressants ». Lundi, 16 heures, à son atelier ? Il accepte.

    Dans l’atelier aménagé dans une vieille grange, loin de la maison où elle vit avec Udo, Hettie lui sert un verre de madère avant de passer aux choses sérieuses, une fois qu’il se sera déshabillé – elle ne sculpte pas le corps vêtu. Décontenancé, ne voulant pas paraître collet monté aux yeux de cette « gamine » artiste, Lysander se soumet, s’efforce de paraître détendu en songeant à un monde parallèle. Miss Bull lui montrera son dessin, une étude très détaillée de ses organes génitaux, juste avant de l’entraîner au lit. Il surprend Bensimon, à la séance suivante, en lui apprenant que tout a parfaitement « fonctionné » avec cette femme pas du tout son genre ! Et le voilà engagé dans une liaison, à l’insu du peintre jaloux, et même après avoir découvert que le disciple de Freud fournit de la cocaïne à « l’effrontée ».

    Le destin de Lysander bascule quelques mois plus tard, quand la police viennoise vient l’arrêter : il est accusé de viol par Hettie Bull, enceinte de quatre mois, c’est le peintre qui a porté plainte contre lui. Ridicule, pense Lysander, convaincu de pouvoir démontrer l’existence d’une liaison consentie, lieux de rendez-vous, billets et lettres à l’appui, mais la police ne transige pas jusqu’à ce que Munro, venu lui rendre visite en prison, l’informe que l’accusation a été modifiée en « attentat à la pudeur », ce qui autorise le versement d’une caution par l’ambassade anglaise où il sera confiné jusqu’à son procès.

    S’ensuivra l’évasion rocambolesque qui ramène Lysander à Londres. Il y reçoit une facture énorme du Ministère de la Guerre qui lui sera rappelée quelque temps plus tard : Munro vient l’arracher au régiment d’infanterie où il s’est engagé. On a besoin de lui et de ses talents d’acteur connaissant l’allemand pour résoudre une affaire de courrier codé. 

    Lisez L’attente de l’aube pour découvrir les tenants et les aboutissants de ces complexes affaires de cœur, de sexe et de haute trahison : un suspense de plus de quatre cents pages en format de poche où William Boyd déploie tout son talent de romancier – parfait pour les vacances.

  • Sans toi

    Château de Sissinghurst,
    Kent.
    Dimanche 25 avril [24 avril 1932]

    « Ma chère, lointaine, romantique Virginia – oui, effectivement, je regarde la lune se refléter dans les flaques d’eau boueuse de l’Angleterre et je me demande où tu es : en train de glisser au large de la côte damalte (c’est ce que je me dis par moments,) de dépasser Corfou et Ithaque, (et oh Dieu ! quelles associations d’idées tous ces lieux représentent pour moi !) et puis le Pirée et Athènes – (des souvenirs encore) et puis, qu’est-ce qui t’arrive ? car je ne sais rien du tout, voilà la vérité, - l’intérieur de la Grèce, je suppose, lequel reste une région inconnue de moi jusqu’à présent – et a toutes les chances de le rester à moins que je ne m’y rende avec Ethel [Smyth], ce qu’à Dieu ne plaise. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de t’accompagner ? J’aurais tout jeté au gré des vents et je serais venue. Mais tu ne m’as rien demandé.

    En attendant, je cultive mon jardin, mais avril me prive de toutes les joies promises : le vent ne cesse de faire rage à toute heure, et la pluie se déverse presque sans arrêt. Un avril aussi sinistre n’avait jamais encore désolé l’Angleterre. Sois donc heureuse de t’ébattre au soleil (du moins je l’espère) de la Grèce.

    J’en suis contente en ce qui te concerne, mais l’Angleterre est vide sans toi. »

    (…)

    Vita Sackville-West à Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941 

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    Vita Sackville-West in 1934. Photograph: BBC/Corbis