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Littérature française - Page 174

  • Teinture de l'âme

    A  G. E.         

     

    « Paroles, gestes, lettres. Chevaux, incendies. Branches basses du feu dans la forêt de l’âme. Vous ouvrez le livre un vendredi soir, vous atteignez la dernière page un dimanche dans la nuit. Après, il faut sortir, retourner dans le monde. C’est difficile. C’est difficile d’aller de l’inutile, la lecture, à l’utile, le mensonge. Au sortir d’un grand livre vous connaissez toujours ce fin malaise, ce temps de gêne. Comme si l’on pouvait lire en vous. Comme si le livre aimé vous donnait un visage transparent – indécent : on ne va pas dans la rue avec un visage aussi nu, avec ce visage dénudé de bonheur.  Il faut attendre un peu. Il faut attendre que la poussière des mots s’éparpille dans le jour.

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    De vos lectures, vous ne retenez rien, ou bien juste une phrase. Vous êtes comme un enfant à qui on montrerait un château et qui n’en verrait qu’un détail, une herbe entre deux pierres, comme si le château tenait sa vraie puissance du tremblement d’une herbe folle. Les livres aimés se mêlent au pain que vous mangez. Ils connaissent le même sort que les visages entrevus, que les limpides journées d’automne et que toute beauté dans la vie : ils ignorent la porte de la conscience, se glissent en vous par la fenêtre du songe et se faufilent jusqu’à une pièce où vous n’allez jamais, la plus profonde, la plus retirée. Des heures et des heures de lecture pour cette légère teinture de l’âme, pour cette infime variation de l’invisible en vous, dans votre voix, dans vos yeux, dans vos façons d’aller et de faire. »

     

    Christian Bobin, Terre promise in Une petite robe de fête, Gallimard, 1991.

  • Presque rien

    Petit traité de désinvolture (2002), Rêveurs et nageurs (2005), si vous avez lu un de  ces essais, vous connaissez le ton Grozdanovitch. J’espérais bien le retrouver dans L’art difficile de ne presque rien faire (2009, préface de Simon Leys).

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    Ne presque rien faire, un art ? Cité dans la préface, Stevenson  affirme que « seuls les « oisifs » savent s’abandonner aux stimulations du hasard ; ils prennent plaisir à exercer gratuitement leurs facultés, tandis que les « gens occupés » sont sans curiosité, car ils sont incapables de paresse : « Leur nature n’est pas assez généreuse pour cela. » » (Eloge des oisifs) Le recueil de Grozdanovitch, sous un titre hommage à Jankélévitch dont il a suivi le cours de philosophie à la Sorbonne, rassemble une cinquantaine de textes « tirés pour partie d’articles ou d’essais parus dans des revues » ou encore sur son blog à Libération, « et tous très considérablement remaniés ».
     

    Des questions : « Sommes-nous plus heureux que nous le croyons ? », « L’amour aura-t-il éternellement un goût doux-amer ? », « Un poème, ça vaut bien un sandwich, non ? », « Les écureuils se sentent-ils coupables ? »… Des exclamations : « Quel dommage que le monde ne se limite pas à soixante-quatre cases ! », « La destination finale de l’Art ! », « La bourse ou la vie ! » Des billets d’humeur, des portraits, des lectures…

     

    Grozdanovitch est venu en train à Bruxelles pour flâner sur les traces de Ghelderode à Schaerbeek, cela donne « Sortilèges de l’indiscrétion ». En chemin, par la porte entrouverte d’un rez-de-chaussée, il aperçoit « un atelier d’artiste presque vide » et ne résiste pas à la curiosité, pousse la porte  personne. Une table basse, de la toile et des feuilles, des brosses, trois toiles retournées contre un mur. Le passant s’enhardit, les retourne et reconnaît, stupéfait, le décor de l’atelier lui-même « dans la manière silencieuse, calme, extralucide, d’un Morandi ». Il y retournera le lendemain... et nous voici en pleine atmosphère ghelderodienne.

     

    L’auteur qui passe la moitié de l’année à Paris, l’autre à la campagne, ne manque pas d’évoquer les ambiances de la capitale française, à l’Académie des beaux-arts près de la « fine fleur septuagénaire du milieu de la littérature d’art parisienne », sur les terrains de sport, à l’entrée du Salon du livre. « Qu’est-ce qu’un imbécile de Paris ? » propose un amusant exercice d’autodérision. Grozdanovitch ne circule en ville qu’à vélo. La mort accidentelle sur un quai d’une psychanalyste en Vélib’ renversée par un camion lui inspire un portrait émouvant de cette « femme particulièrement prévenante » (La barbarie au cœur de la cité).

     

    Dans « Une planète qui sombre », Grozdanovitch revient sur la dérive techniciste des partisans de « la civilisation quantitative opposée à celle du qualitatif » et ne cache pas son pessimisme « sur la question environnementale ». Il cite au passage, entre autres, Havelock Ellis : «  Ce que nous appelons progrès n’est que le remplacement d’un inconvénient par un autre. » (2020) Dans « toute sa naïveté », notre essayiste ne voit d’espoir que « dans une décroissance économique bien gérée » et « dans un enseignement moins académique » (« Paris-province : profond malaise résiduel du jacobinisme ? »)

     

    De texte en texte se développe une philosophie quotidienne axée sur ce qu’Alexandre Vialatte appelle « un vieux petit temps : le tissu même de tous les jours », «  parfaitement extérieur à la chronologie », à rebours du regard contemporain « sur le grand terriblement moderne ». La sieste dans un hamac y est un exercice de vertu. Une fêlure dans une vieille tasse, une réminiscence proustienne. Le sport y est amateur, comme on verra dans les commentaires de Roland-Garros : « Quatre journées perplexes au cœur du consumérisme sportif ».

     

    De très nombreux écrivains apparaissent au détour des flâneries de notre adepte du « presque rien », disciple du taoïsme et homme cultivé. Un bel article sur Michèle Lesbre (« Rêverie autour d’un canapé rouge ») Et surtout, pour clore le recueil, « Trois grands rêveurs éveillés » : Anton Pavlovitch Tchekhov, Thomas Bernhard, Remy de Gourmont. Comment ne pas se sentir de connivence avec celui qui écrit de la collection complète des nouvelles de Tchekhov, lues à la bibliothèque du lycée : « Je passais là des heures enchantées qui constituèrent mes véritables humanités. »

     

    L’état parfois jubilatoire dans lequel nous met Grozdanovitch prend sa source dans cette confidence à l’ouverture d’un texte magnifique intitulé « Plus tard c’est définitivement maintenant ! » : « Si l’on devait me demander quel a toujours été mon but secret dans l’existence, que pourrais-je répondre sinon que celui de provoquer, au moins une fois par jour, un état de furtive éternité ? » Suivent une série d’exemples intimes qui touchent à l’observation de la nature, à la musique, aux rencontres de hasard, à la peinture, au rêve, à la lecture… L’art de ne presque rien faire propose un art de vivre.

     

  • Préface

    Parfois, pour entrer en lecture, il suffit d’une préface pour vous mettre l’eau à la bouche. 

     

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    « J’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire, qu’il ne m’en reste plus pour travailler. » Pierre Reverdy

     

    « Quand Saint-Pol-Roux se retirait pour dormir, il accrochait à la porte de sa chambre à coucher un écriteau portant l’avertissement Poète au travail. Denis Grozdanovitch serait en droit de suspendre une inscription semblable au hamac dans lequel il fait ses fécondes siestes.

     

    A ce propos, songez-un peu : pourquoi les poètes aiment-ils tous les chats ?

     

    Les chats passent le plus clair de leur temps à dormir, et leur sommeil est principalement employé à rêver (la chose a été très scientifiquement mesurée en laboratoire, avec des électrodes). Ceci explique pourquoi – à la différence (par exemple) des lapins ou des cochons d’Inde, lesquels, ne pouvant jamais fermer l’œil plus de trois minutes d’affilée, sont de lamentables névrosés en proie à une tremblote chronique – les chats jouissent d’un formidable équilibre : ils retombent toujours sur leur pattes ; gracieux au repos, foudroyants à la chasse, leurs réflexes sont d’une rapidité et d’une précision infaillibles. D’une certaine manière, ce double talent qu’ils ont et pour la contemplation et pour l’action les rapproche non seulement des poètes mais aussi des champions de tennis. (…) »

     

    Simon Leys, Préface à L’art difficile de ne presque rien faire de Denis Grozdanovitch

  • S'arrêter

     « Il arrive qu’on interrompe une promenade, oubliant même ce vers quoi l’on marchait, pour s’arrêter sur le bord de la route et se laisser absorber totalement par un détail. Un grain du paysage. Une tache sur la page. Un rien accroche notre regard et nous disperse soudain aux quatre vents, nous brise avant de nous reconstruire peu à peu. Alors la promenade se poursuit, le temps reprend son cours. Mais quelque chose est arrivé. Un papillon nous ébranle, nous fait chanceler ; puis il repart. Peut-être emporte-t-il dans son vol une infime partie de nous, notre long regard posé sur ses ailes déployées. Alors, à la fois plus lourds et plus légers, nous reprenons notre chemin. »

     

    Carole Martinez, Le cœur cousu

     

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    © Olaf Czeschner

     

    Que l'étoile de Noël éclaire votre week-end.    

    Amitiés.    

    Tania     

  • Le don de Frasquita

    En refermant Le cœur cousu (2007) de Carole Martinez, son premier roman, avant le déjà fameux Du domaine des murmures (2011), il me reste en tête un cortège de robes de mariées prodigieuses, celles des filles de Frasquita Carasco et celle de ses propres noces. C’est Soledad, la plus jeune, qui raconte leur histoire. Dans la boîte secrète que les filles de cette famille ont reçue en devenant femme, chacune à son tour, la dernière a trouvé « un grand cahier, de l’encre et une plume ». 
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    Photo Imagine Philomène…

     

    La nuit où Frasquita perd « le premier sang », sa mère lui indique tous les interdits de son nouvel état : ce qu’il ne faut pas manger, boire, toucher – « la vie était plus simple avant ». Mais le premier soir des règles, « immanquablement, sa mère entrait dans sa chambre au beau milieu de la nuit, lui jetait une couverture sur les épaules et la menait dans un champ de cailloux où, quelle que soit la saison, elle la lavait en murmurant d’énigmatiques prières. » Fille unique, Frasquita n’a personne à qui se confier et garde le secret des « excentricités » de sa mère qui l’initie à de multiples rituels ; durant la Semaine sainte, elle lui enseigne des prières dont elles héritent « de mère en fille, de bouche à oreille » et même des « incantations qui font lever les damnés comme des gâteaux et permettent de jeter des ponts entre les mondes, d’ouvrir les grilles des tombeaux, de faire jaillir l’achevé. »

     

    Après Pâques, le don de Frasquita depuis l’enfance pour les travaux à l’aiguille se transforme en art : elle reprise, recoud, brode si bien que le vêtement paraît neuf. Sa mère lui remet alors une boîte en bois qu’elle ne pourra ouvrir avant neuf mois – elle-même a « perdu le don » pour l’avoir ouverte trop tôt, par curiosité. Aussi demande-t-elle à sa fille de la cacher très loin. Frasquita l’enterre une nuit sous un gros olivier et se retrouve nez à nez avec un « ravissant visage de jeune homme ». Celui-ci s’obstine étrangement à compter et recompter les arbres dans l’oliveraie de son père. Le jour venu, la boîte révèle son contenu : des bobines de fils, des épingles, des ciseaux, un dé à coudre, des aiguilles, une boîte à couture aux couleurs resplendissantes.

     

    Le cœur cousu déploie le destin de Frasquita la couturière, de ses premiers éventails aux robes de mariées, en passant par ce cœur miraculeux qu’elle fait battre sous la robe de la Madone bleue qu’on promène deux fois par an en procession dans les rues de Santavela. A seize ans, on la marie au fils du charron, José Carasco. Dans la vieille « petite robe fade » reçue pour ses noces, Frasquita fait tout passer : « les sentiers, les villes qu’elle n’avait jamais vues et la mer lointaine, tous les moutons d’Espagne, tous les livres, tous les mots et les gens qui les lisent, les chats, les ânes, tout aurait succombé à sa folie tisserande. » Le jour du mariage, elle y pique toutes les fleurs blanches de la roseraie voisine et éblouit ceux qui la regardent marcher jusqu’à la petite église. Mais le village malveillant refuse, conspue, ternit cette splendeur.  La seule à s’en réjouir est Lucia, la prostituée, qui sera sa plus fidèle amie.

     

    Pas de médecin à Santavela, mais deux « femmes qui aident », qui font les bébés et les morts, La Maria, instruite, et la Blanca, une bohémienne. Anita, la première fille de Frasquita, vient au monde dans les mains de la Maria. Bien que sa mère la baigne dès sa naissance « dans un univers de mots », sa fille aînée reste muette. Il faut dire que José Carasco ne leur est d’aucun secours depuis la mort de sa vieille mère : il a abandonné son atelier et s’est installé dans le poulailler. Lorsqu’il émerge de son étrange maladie, c’est comme s’il redécouvrait Frasquita pour la première fois. Neuf mois plus tard naît Angela. Mais José veut un fils. Frasquita suit alors les conseils de la bohémienne et accouche de Pedro el Rojo, dont la « tignasse rousse » réveille les médisances. Ensuite viendront d’autres filles, Martirio, la lumineuse Clara, et enfin Soledad, celle qui raconte.

     

    « L’homme aux oliviers », comme le surnomme Frasquita depuis qu’elle l’a surpris à compter les arbres, accroche un jour son habit noir aux coqs de fer forgé dont Carasco a orné ses fenêtres – « Ma mère répondit tout de suite au cri du tissu. » Elle attrape le vêtement et le répare avec grâce. « L’homme se soumit au tranquille pouvoir de la main et du fil. » Le voilà dévoré de désir. Quand José Carasco prétend faire fortune avec son coq rouge dressé au combat, son rival relève le défi en jetant un affreux coq sauvage dans l’arène, prêt à tout pour posséder sa femme.

     

    Carole Martinez attise le feu du récit, amène un ogre à Santavela, chasse Frasquita « en grande robe de noces » sur les routes d’Espagne, avec ses enfants. A la montagne, des anarchistes menés par un Catalan au « cœur noble », Salvador, finissent par se faire attraper par la garde civile. Torturé, l’homme perd son visage sous les coups de couteau ; on l'exhibe, pour l’exemple. Celui qui le soigne connaît Frasquita la vagabonde, la seule à pouvoir recoudre ce visage déchiré. Leurs destinées seront désormais liées.

     

    Soledad est née sur « l’autre rive », après que sa mère a dessiné un grand cercle « dans la steppe d’alfa, les déserts de pierre et les djebels de ce pays immense ». Son génie de couturière permettra à Frasquita de s’y refaire une vie, pour elle et surtout pour ses enfants. Ses filles découvriront, l’âge venu, leurs propres dons singuliers, puis revêtiront la robe de mariée que leur mère leur a cousue, à l’exception de la conteuse vouée à l’encre et au papier. Neuf prix littéraires ont récompensé Carole Martinez – qu’on a rapprochée de Gabriel Garcia Marquez et de Carson Mac Cullers, pas moins – pour ce portrait d’une femme aux doigts de magicienne et le récit passionné de ses errances.