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Littérature française - Page 148

  • Une nuance

    « J’arrivais sur le plongeoir. Je me dirigeais vers la plateforme, tout au bout. La petite bande y était déjà. Elle ne m’accueillait pas, moi hélas, avec les injures amicales qu’elle avait coutume de lancer aux tard-venus. J’avais trente ans. J’étais déjà un vieux. Ils me traitaient avec une nuance dont je me serais bien passé. »

    Robert Merle, Dernier été à Primerol 

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  • Un Merle inédit

    Dernier été à Primerol (2013) est un récit posthume de Robert Merle, son premier texte littéraire, retrouvé par ses enfants à son domicile en 2004, à son décès. Il ne leur en avait jamais parlé. Son fils Pierre donne en postface les clés de ce texte inédit d’une centaine de pages, rédigé en captivité de 1940 à 1943. 

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    « C’est la faim qui est cause de tout. » Trois semaines après sa dernière bouchée de viande, sa dernière pipe, le narrateur sent se dilater sa « pensée de jeûneur » involontaire et défiler dans sa mémoire tout ce qu’il a mangé dans sa vie antérieure. Flash-back : le « breakfast » servi par Fifine, du bacon grillé et des œufs dont il se régalait tandis que sa femme, « la Louve », se contentait d’un café au lait. Et puis la première cigarette, « comme une action de grâce vers les narines du Créateur ! »

    Dans l’immense « cage de verre » où ils sont environ quatre mille prisonniers, des « clochards en uniforme », c’est chaque fois la queue interminable pour la soupe, où quelqu’un trouve parfois un morceau de nerf et de graisse qui rend tout le monde jaloux. Distributions, semblant d’hygiène, vols, toux du soir, plaintes nocturnes… sous le canon d’un fusil-mitrailleur.

    « Un an auparavant, presque jour pour jour, j’étais à Primerol, nu ou presque, dans la chaleur du midi. Eté 39… » Des villas, deux ou trois hôtels, une petite gare. La mer « phosphorescente » au clair de lune. Mais l’Histoire le poursuit jusque-là : « Dans ces radieuses journées d’août, je ne pouvais penser qu’à Dantzig. » Un fonctionnaire polonais, rencontré au tennis l’année d’avant, lui avait parlé de la « ville libre », et ses paroles le hantent, lui qui évite les discussions du Bar-tabac et la TSF – « Je faisais le mort. »

    Jean Dodéro préfère s’intéresser à la petite bande qui occupe la plate-forme, au bout du plongeoir, lézarde, se baigne, dont la blonde Tillie, une jeune Allemande, excellente nageuse – « je n’avais pas du tout envie de lui faire la guerre, à celle-là. » Ou s’en aller vers les îles sur son kayak, tôt le matin ou le soir, le soir surtout : « La mer prenait des teintes mauves. Je ne la regardais pas. Je me dépouillais tout entier. »

    Il fuit « les Historiens » qui ont tous fait la dernière guerre et en possèdent une « expérience infinie ». Il observe M. Marcillac, « un piqué de Primerol, lui aussi, mais pas un vagabond dans mon genre ». Ponctuel, élégant, dandy viril qui se balance sur son transatlantique particulier  : « Ah ! Ces pins, Monsieur ! Cette terrasse ! Cette mer ! »

    Dernier été à Primerol est la gourmande résurrection de ces derniers instants de bonheur avant la guerre. Aux jouissances de l’été, à l’observation des uns et des autres, hommes et femmes, jeunes et vieux, aux souvenirs personnels se mêle l’inquiétude de l’avenir qui menace, une perception aiguë du temps : « On ne demande jamais assez aux êtres, à la Vie. Puis le Temps passe, on se réveille enfin, et c’est fini. » 

    « Ecrit au crayon de bois très fin, parfois difficile à déchiffrer », sur un cahier cartonné, c’est le récit d’un jeune père de 31 ans réquisitionné en août 1939, promu « agent de liaison », et neuf mois plus tard confronté aux camps de transit puis au stalag  pour trois longues années. Sa correspondance de captivité a permis de reconstituer plus ou moins les circonstances dans lesquelles Robert Merle a écrit Dernier été à Primerol « à mi-chemin entre le récit autobiographique et la nouvelle ». L’écrivain l’a conservé tel quel, sans jamais en faire autre chose que ce qu’il est, « un texte d’évasion, léger et grave, heureux et inquiet, rythmé par l’amour des mots et des personnages insolites. » (Pierre Merle, Postface)

  • Le ciel et la ville

    Le ciel peu à peu se venge

    De la ville qui le mange. 

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    Sournois, il attrape un toit,

    Le croque comme une noix,

     

    Dans la cheminée qui fume

    Il souffle et lui donne un rhume. 

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    Il écaille les fenêtres.

    N'en laisse que les arêtes.

     

    Il coiffe les hautes tours

    D'un nuage en abat-jour. 

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    Il chasse le long des rues

    Les squelettes gris des grues.

     

    La nuit, laineuse toison,

    Il la tend sur les maisons. 

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    Il joue à colin-maillard

    Avec les lunes du brouillard.

     

    La ville défend au ciel

    De courir dans ses tunnels. 

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    Mais le ciel tout bleu de rage

    Sort le métro de sa cage.

     

    Taches d'encre, taches d'huile

    Sur le ciel crache la ville. 

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    Mais le ciel pour les laver

    Pleut sans fin sur les pavés.

     

    Charles Dobzynski 

  • Libellule

    « La libellule, appelée aussi « demoiselle », est un insecte élégant, nerveux et fragile. Elle est munie de quatre ailes diaphanes. Le mot qui la nomme est magnifique. Tout de grâce, de légèreté. Il possède lui aussi quatre l. Ainsi la libellule est-elle une symbiose parfaite de la nature et de la langue, de la biologie et de l’orthographe. »

    Bernard Pivot, Les mots de ma vie 

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  • Vie et mots de Pivot

    Bien sûr, c’est trahir son âge que de rappeler les belles soirées d’Apostrophes, de Bouillon de culture, de Double je (moins souvent évoqué), mais comme Bernard Pivot l’écrit dans Les mots de ma vie (2011), « rêver, c’est se souvenir, tant qu’à faire, des heures exquises. » (« Vieillir », beau texte qui circule bien par courriel) et « Voici, pour moi qui suis journaliste, le plus beau mot de la langue française : aujourd’hui. » 

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    L’allégresse de l’animateur télégénique se retrouve dans ce dictionnaire « très personnel » d’un amoureux du langage. Ses « mots de passe d’une sentinelle de la littérature et d’un maître d’hôtel intermittent de l’hédonisme » ne prétendent pas raconter une vie mais « en faire surgir des senteurs, des sons et des couleurs ». (Bonjour, Baudelaire, ndlr)

    De « Ad hoc » à « Zut ! », en voici quelques perles. Le vocabulaire l’émeut, il est attaché à l’orthographe, loin d’être une « valeur obsolète, ainsi que certains voudraient nous le faire croire ». Pour preuve, sa manière de dévoiler en neuf lignes un « affiquet » offert à une belle dont il tait le nom, ni babiole ni colifichet mais une « broche de rien du tout qu’elle a accrochée à sa veste ». Ou de retourner « carabistouille » dans sa bouche comme un caramel.

    « Allemand » (son père revenu de captivité, sa sœur devenue professeur), « Amant » – ce serait, « avec amour, le plus beau mot de la langue française s’il n’avait comme équivalent, complément, corollaire féminin, ce vulgaire mot de maîtresse » – « Ambition »… 20 entrées en A dont deux pour « Ame »,  « Apostrophe » et « Apostrophes », bien que ses rencontres télévisées soient rapportées dans un autre livre, Le métier de lire. 

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    Source : http://davidm.blog.lemonde.fr/2012/09/27/a-lire/

    Liseurs et liseuses, ne manquez pas « Bibliothécaire » : une notice en « je » au féminin, Ina Coolbrith racontant la lettre reçue un jour d’un certain Jack London. Pas d’entrée à « Bibliothèque » mais on aura « Chambre-bibliothèque », « Cuisine-bibliothèque », « Salon-bibliothèque » et même « WC-Bibliothèque » ! « Lecture » s’offre cinq notices, noblesse oblige : lecture au lit (comme lui, je ne la pratique pas, j’ai besoin d’être bien assise pour lire) ;  méthode de lecture (« après lecture d’un livre très séduisant, attendre au moins une heure », non – un jour au moins, pour ma part) ; circonstances propices (maladie, prison) ; lecture à voix haute ; influence de l’âge sur la lecture de certains livres.

    « Ecrivain » : « Les mots sont à tout le monde, mais ils appartiennent un peu plus aux écrivains. » Il n’est devenu l’ami d’aucun de ses invités : « On n’a jamais inventé meilleur moyen de fréquenter les écrivains que de les lire. » Evidemment, ce « forçat de la lecture » se reproche de n’avoir pas été un père idéal – « Putains* de livres ! » (*son gros mot favori).

    Le C l’emporte avec 29 entrées, de « Ça » à « Cul » – « Ce n’est pas parce qu’on s’assied sur le cul qu’il est permis de s’asseoir sur le mot. » « Chat », deux entrées, aurait sa place dans le Dictionnaire amoureux des chats. « Chose » détaille l’idée d’une émission qui n’a jamais vu le jour : « Le petit quelque chose en plus », à savoir le détail qui permet d’identifier une personne célèbre, comme la moustache de Dali, la madeleine de Proust, la dictée de Mérimée (liste de trois pages à l’appui). Pivot fait ensuite son petit Raymond Devos avec ce mot « miracle de la langue française ». 

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    La prose de Pivot a du corps. Il se souvient du whisky dans la théière de Nabokov ; de l’énorme rhume qui l’accablait le jour de son tête-à-tête avec Duras, suspendu comme par magie le temps de l’émission avant d’exploser dès après son « Bonsoir à tous, à la semaine prochaine ». Deux entrées pour « Femme », la première anaphorique – « J’ai connu une femme… » (il en ira de même à « Homme ») – la seconde euphorique – « La beauté de la femme est la seule preuve de l’existence de Dieu. »

    Gone de Lyon (bonjour Dominique, ndlr), « rare ville traversée par deux fleuves », élève au pensionnat des frères du Sacré-Cœur chez qui il restait volontiers le week-end pour pouvoir jouer au football dans la cour de récréation, en plus des matchs du jeudi, Pivot loue la générosité du cœur, « celle qui s’exprime avec des gestes, des mots, des sourires », la gourmandise, y compris dans le baiser, et participerait volontiers « à une manifestation monstre pour l’augmentation du goût de la vie. » (« Goût ») Il fait aussi l’éloge de « Merci » et du « Tact ».

    Dans Les mots de ma vie, des irrésistibles : « Chatoyant » (le préféré de Nabokov), « Foutraque », « Frichti » – « et si les plus beaux mots étaient les noms de pays, de lieux, surtout de villages et de villes, qu’ils soient de France ou d’ailleurs ? » (« Géographie », salut aux toponymies de JEA, ndlr) Quatre pages de « Mots délicieux », presque six de « Mots gourmands dévoyés » (la liste va de « Navet » à « Brioche »).

    J’ignorais qu’on appelait « hirondelles » les resquilleurs de la culture (personnes sans invitation qui se glissent aux premières en tous genres), bien que l’usage du mot se perde. Que les citrons artistiquement découpés sont « historiés ». Entre autres. Les bons mots sont légion dans ce dico qui décoche aussi quelques flèches : « Y a-t-il plus goujat que la rupture par mail ? Oui, les condoléances. Y a-t-il plus goujat que la rupture et les condoléances par mail ? Oui, par SMS. » 

    « Accro aux textos ! » préfigure Les tweets sont des chats, mais avant de refermer Les mots de ma vie, un dernier coup d’œil à sa Table : comme au scrabble, une seule apparition en K – « Aux kiosques à musique je préfère cependant les kiosques à journaux. » (« Kiosque ») Idem pour U, W et X, mais « Yeuse » mène à « Youpi ! » et « Zeugma » à « Zut ! » Zut ! je l’avais déjà dit.