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Kafka - Page 4

  • Fascination

    « Je veux en somme demander aux livres qui me sont tombés un jour entre les mains ce qu’il en est de la littérature en général, ce qui justifie son extraordinaire pouvoir social et de quel fonds mal exploré elle tire toujours sa fascination. »

    Marthe Robert, Livre de lectures 

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  • Avec Marthe Robert

    Tandis que je vous prépare quelques extraits choisis pour les deux semaines qui viennent – espérant trouver plus de chaleur dans le sud de la France – je me décide à vous écrire quelques mots sur la grande lectrice avec qui je vais vous laisser, en bonne compagnie (vous en jugerez). 

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    J’ai puisé dans le Livre de lectures de Marthe Robert (1914-1996) et je me désole de ne pas trouver davantage de renseignements sur la Toile pour vous parler d’elle, que je connais par ses livres, et que j’aurais aimé connaître aussi en personne. C’est Kafka qui m’a fait découvrir son nom, son cher Kafka sur qui elle a tant écrit : de l’Introduction à la lecture de Kafka (1946) à Seul, comme Franz Kafka (1969).

    Essayiste et traductrice nourrie de littérature et de psychanalyse, Marthe Robert « occupe dans la géographie de notre monde intellectuel une place inassignable, et pourtant irremplaçable. » (Livre de Poche) Tournée surtout vers la littérature en langue allemande, langue qu’elle a apprise « parce que son père, combattant dans la Première Guerre mondiale, était devenu un militant de la paix » (Wikipedia), elle a traduit entre autres le Journal de Kafka, « triplement suspect aux yeux des Tchèques » de Prague par le fait qu’il était juif, parlait allemand et était le fils d’un commerçant dont la plupart des employés étaient tchèques.

    La notice consacrée à Marthe Robert sur « L’Encyclopédie libre » ne nous apprend pas grand-chose de sa vie, mais la bibliographie de cette spécialiste de Kafka parle pour elle. Etonnant tout de même d’apprendre là qu’elle a eu pour premier mari un peintre, et pour second un psychanalyste, alors que les notices concernant ces messieurs ne citent même pas le nom de Marthe Robert (ni rien de leur vie privée). Et c’est ainsi que le nom des femmes (intellectuelles, artistes, etc.) continue trop souvent à être gommé des tablettes de l’histoire.

    Roman des origines et origines du roman (1972) est une lecture essentielle pour qui s’intéresse au genre romanesque. Genre « indéfini », le roman est « passé du rang de genre mineur et décrié à une puissance probablement sans précédent » et règne à présent sur la vie littéraire, « genre révolutionnaire et bourgeois », « libre jusqu’à l’arbitraire et au dernier degré de l’anarchie ».

    « Les histoires à dormir debout sont de celles qui tiennent le mieux éveillé », écrit-elle à propos des contes. S’inspirant du « roman familial des névrosés » selon Freud, elle distingue « deux façons de faire un roman : celle du bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l’attaquant de front ; et celle de l’enfant trouvé, qui, faute de connaissances et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie. » Dans la première catégorie, Balzac, Hugo, Tolstoï, Dostoïevski, Proust, Faulkner, Dickens… Dans la seconde, Cervantes, Hoffmann, Kafka, Melville… Où situer Flaubert ? La réponse de Marthe Robert sintitule En haine du roman.

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    Pour vous, j’ai feuilleté les quatre tomes de son Livre de lectures, « une sorte de Journal non daté » où elle s’est donné pour but de « relever au jour le jour ce que le fait littéraire a de flou, de fuyant et d’incompréhensible au fond sous ses airs rassurants de phénomène classé ». Je vous en souhaite bonne lecture. 

  • Jeunesse

    « Tout dépend uniquement de cela, de la profondeur et de la sincérité avec lesquelles un homme  façonne la douleur de sa jeunesse. Ce sera sa mesure et sa richesse pour toute sa vie. Car, de toute sa vie, il n’a rien d’autre, n’acquiert rien d’autre, il n’apprend rien d’autre. Toute sa vie, il fait des expériences. Mais c’est seulement dans sa jeunesse que son âme se transforme. »

    Milena Jesenská, Jeunesse (Alena Wagnerová, Milena) 

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    L'égide de Minerve
    http://www.ac-strasbourg.fr/

     
  • Milena

    « Milena à qui la vie ne cesse pourtant d’apprendre à son corps défendant qu’on ne peut jamais sauver quelqu’un que par sa présence, et par rien d’autre » : ce passage d’une lettre de Franz Kafka à Milena Jesenská (Lettres à Milena) pourrait servir d’épigraphe à Milena, une biographie signée Alena Wagnerova (2006, traduite de l’allemand par Jean Launay).

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    Margaret Buber-Neumann, première biographe de Milena, l’a connue au camp de Ravensbrück, où elle est décédée. Alena Wagnerova, tchèque, a pu s’appuyer sur deux autres sources importantes : le témoignage de Jana Cerna (Honza), la fille de Milena, et la documentation rassemblée par Jaroslava Vondrackova, qui travaillait avec Milena à la rédaction de la page féminine de Narodni listy (journal national tchèque) et fréquentait les mêmes cercles qu’elle.

    Prague est sa ville. Dans un article, Milena Jesenská (1896-1944) se souvient du jour où, petite fille, elle a vu son père rester seul dans la rue auprès d’un blessé après que la police s’est interposée entre deux troupes de manifestants, Allemands contre Tchèques (« Sur l’art de rester debout »). Le Dr Jan Jesensky, cet homme « debout et secourable », dentiste renommé et professeur à l’université, devenu nationaliste à cause des injustices des Allemands envers les Tchèques, se montre très attentif à l’éducation de sa fille et très exigeant. Sa mère, dont la dot assure d’abord l’aisance financière de la famille, transmet à Milena « un sens très aigu des matières, des couleurs et des formes, et l’amour de la littérature, surtout russe ».

    Milena supporte mal l’autorité de son père, progressiste dans son travail, mais « patriarche conservateur » à la maison. « Têtue et rebelle », elle est consciente de faire partie d’une élite au lycée Minerva, premier lycée de filles en Autriche-Hongrie, s’y montre « réservée et chaleureuse ». Douée pour écrire, elle correspond à l’encre violette avec son professeur préféré, tandis que sa mère s’éteint, atteinte d’une maladie incurable. Milena, dix-sept ans, en est marquée, sans perdre son goût et sa volonté de vivre, et en gardera une attitude le plus souvent compatissante à l’égard des autres.

    Avec ses amies, la jeune fille veut tout expérimenter, se joue des convenances, puise sans compter dans l’argent de son père pour réaliser les souhaits des uns et des autres, jusqu’à s’endetter. Elle est connue pour ses frasques – sans doute pour attirer l’attention de son père et aussi exprimer sa révolte contre lui – et sa réputation en pâtit. Son père l’inscrit en médecine, ce n’est pas pour elle. Après deux semestres, elle se tourne vers la musique, mais manque de motivation pour les études.

    « L’élément où elle se sent véritablement chez elle, ce sont les rues et les cafés, où se font les échanges humains par le dialogue et la discussion. » Au café Arco, par exemple, fréquenté par les intellectuels juifs. Elle y rencontre Ernst Polak, traducteur, de dix ans son aîné. Son grand amour. Pour lui,  la littérature et les idées passent avant tout. Jesensky tentera en vain de mettre fin à cette relation : ils se marient et s’installent à Vienne.

    A Prague, Milena était quelqu’un, à Vienne elle est « la femme de … » Polak lui fait comprendre très vite qu’il ne va pas changer pour elle sa façon de vivre. A nouveau, c’est dans les rues qu’elle se ressource : « la Vienne des petites gens, cochers, coursiers, bonnes… » L’effondrement de l’Autriche en octobre 1918 et la naissance de la République tchèque l’exaltent, bien que la vie quotidienne en soit compliquée. Le couple manque d’argent. Milena donne des leçons de tchèque, traduit, porte les bagages à la gare, sert comme dame de compagnie, rédige des articles…

    Milena écrit à Kafka qu’elle voudrait traduire sa prose en tchèque. C’est le début de leur fameuse correspondance, la « joie secrète » de Milena. Après trois mois d’échanges, ils se rencontrent, Kafka rompt ses fiançailles avec Julie Wohryzek. Mais leur relation mène à une impasse. Milena respecte sa rigueur morale, sa quête d’absolu, de vérité et de pureté, pour elle un idéal impossible à atteindre.

    Wagnerova suit le travail journalistique de Milena, de plus en plus affirmé, et aussi sa vie de couple « à distance », chacun habitant désormais une moitié de la maison, le chat allant de l’une à l’autre. Après leur rupture, Milena rentre à Prague en 1925 : elle incarne la femme moderne, émancipée, participe à la vague d’optimisme d’après-guerre. « Soleil, air, espace, mouvement, tels sont les mots magiques qui expriment les besoins vitaux de l’homme moderne » pour les nouveaux architectes comme Jaromir Krejcar qu’elle épouse en 1927.

    Enceinte de Honza, en plein bonheur, Milena est frappée par une première attaque d’arthrite, dont un genou ne se remettra jamais, elle boitera. « Malheureuse n’est pas le mot juste, fichue, voilà comme je me sens et comme je suis en effet », écrit-elle à Jaroslava. La morphine l’aide à revenir à la vie, mais crée une nouvelle dépendance. De gauche, elle se rallie au parti communiste « avec l’idée de pouvoir faire encore quelque chose d’utile en ce monde ».

    Nouveau divorce, rupture avec le Parti, désintoxication, Alena Wagnerova suit les différents fils de la vie d’une femme passionnée, entière, active, engagée,qui refuse de quitter Prague malgré le danger nazi, trop occupée à aider les autres. En novembre 1939, la Gestapo l’arrête, l’emprisonne. Malgré l’acquittement prononcé au procès de Dresde, elle est transférée à Ravensbrück. Elle y sera jusqu’à la fin une femme « debout ».

  • Kafka au brouillon

    Max Brod a conservé les textes que Kafka lui avait demandé de détruire après sa mort. C'est ainsi que la plus grande part de l'oeuvre nous est restée. Catherine Billmann, la traductrice des Récits posthumes et fragments (troisième tome d'une intégrale des récits de Kafka dans la collection Babel), les appelle des "premiers jets", textes "ouverts" dont le fond et la forme n'ont pas encore été figés.

    Les textes les plus courts sont les plus frappants. Le travail routinier y est une source d'inspiration - et d'humour, avec son ennui, ses rivalités mesquines, ce qui nous vaut un étonnant Poséidon. Puisqu'on lui a confié la gestion des eaux universelles, le dieu des mers et des océans n'arrête pas de faire des comptes, de refaire ses calculs, assis à son bureau au fond des eaux. Aussi est-il très agacé de se voir constamment représenté courant sur les flots avec son éternel trident, lui qui n'a que de trop rares occasions de voyager!

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    La vie domestique nourrit aussi l'imagination. Par exemple, Vacarme, qu'on devine inspiré par la gêne que Franz Kafka ressentait "au quartier général de tous les bruits de la maison". Le récit se termine par une métamorphose qui en rappelle une autre, avec le désir de "ramper tel un serpent dans la pièce voisine et, ainsi allongé sur le sol, prier mes soeurs et leur nurse de ne pas faire de bruit". On n'est pas étonné, dans Le départ, d'entendre un maître répondre à son valet qui voudrait connaître sa destination précise: "Partir d'ici, voilà mon but."

    Le Croisement participe du bestiaire kafkaïen. Première phrase: "Je possède un curieux animal, mi-chaton, mi-agneau." Et l'écrivain de pousser jusqu'au bout les conséquences de cette double nature, au moins double, puisque l'animal lui tient compagnie comme un chien au regard "d'une compréhension presque humaine". Une nouvelle plus longue, inachevée, Blumfeld, un célibataire sur le retour, substitue à ce compagnon peu ordinaire, deux balles encore plus extraordinaires. Alors que Blumfeld rentre chez lui en pesant le pour et le contre de l'adoption d'un petit chien, il est accueilli dans sa chambre par deux drôles de balles blanches et bleues qui rebondissent sans cesse sur le plancher. Elles le suivent partout, sans qu'il puisse les attraper. Comment éviter leur bruit? Comment s'en débarrasser? Voilà Blumfeld avec de nouveaux soucis sur les bras (façon de parler).

    Entre rêve et réalité, un autre texte, très court, Renonces-y! Terrifié à l'idée d'arriver en retard à la gare, un homme perd son chemin pour de bon. Se croyant sauvé par la rencontre d'un agent de police auprès de qui il se renseigne, il n'obtient d'autre réponse que "Renonces-y, renonces-y". Kafka réussit merveilleusement à nous entraîner dans les dédales de son imaginaire et à nous égarer à sa suite.