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Ecriture - Page 8

  • Vagabond de mots

    rené frégni,minuit dans la ville des songes,récit,autobiographie,littérature française,lecture,liberté,délinquance,rébellion,désertion,vagabondage,écriture,émancipation,culture« J’avais été jadis un voyageur insouciant. Je devins un lecteur de grand chemin, toujours aussi rêveur mais un livre à la main. Je lus, adossé à tous les talus d’Europe, à l’orée de vastes forêts, sur d’épais tapis d’or. Je lus dans des gares, sur de petits ports, des aires d’autoroute, à l’abri d’une grange, d’un hangar à bateaux où je m’abritais de la pluie et du vent. Le soir, je me glissais dans mon duvet et tant que ma page était un peu claire, sous la dernière lumière du jour, je lisais. […]
    Je lus tout ce que les hasards de la route mirent entre mes mains et chacune de ces lectures allait façonner ma vie, la réinventer, comme les immenses blocs de pierre qui tombent des montagnes, transforment et orientent le cours d’une rivière.
    J’étais redevenu un vagabond, mal rasé, hirsute, un vagabond de mots dans un voyage de songes. »

    René Frégni, Minuit dans la ville des songes

  • Les fugues de Frégni

    Pour Minuit dans la ville des songes, René Frégni a reçu en 2022 le Prix des lecteurs du Var. C’est le formidable récit de l’itinéraire d’un petit voyou de Marseille que rien ne prédestinait à devenir un grand lecteur et un écrivain. Mercredi dernier, vous l’avez peut-être entendu lire un extrait de Marseille de Jean-Claude Izzo sur le plateau de La Grande Librairie installé au Mucem (une belle émission).

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    A droite, René Frégni lisant à voix haute à LGL, France 5, 24/1/2024 (vidéo France.tv)

    Sa mère l’avait ému en lui lisant « la solitude et les souffrances d’Edmond Dantès, de Jean Valjean et du petit Rémi de Sans famille », mais l’enfant fuyait l’école, volait, mentait. Pour rêver, il y avait aussi l’histoire du bohémien de la crèche de Noël que lui racontait son père. Ce temps est loin, mais il lui reste, à la septantaine, les sentiers et la lumière du Midi, le bonheur de lire et d’écrire malgré « la sensation de n’avoir plus rien à dire ».

    « J’ai passé toutes ces années à ramasser des mots partout, au bord des routes, dans les collines, sur les talus du printemps, le banc des gares, le quai des ports, dans la rumeur sous-marine des prisons, les petits hôtels dans lesquels je dors parfois, les villes que je traverse, les mots que j’aimerais prononcer lorsque je regarde, ébloui, certains visages de femmes, ceux que soulèvent en moi l’injustice et l’humiliation, les mots qui font bouger mon sommeil, la nuit, et qui sont sans doute la clé de tous les mystères. »

    « Acoquiné » avec de jeunes vauriens de Marseille, il a partagé avec eux cinq ans de vols et de transgressions en essayant de ne pas inquiéter sa mère. Puis vint le temps des boîtes de nuit, des filles et du be-bop, avant de s’aventurer dans le quartier chaud. Après son renvoi du lycée, sa mère fit une dernière tentative en l’envoyant au Cours Florian, un établissement privé. Peine perdue.

    « Sans culture, pas d’hommes libres ! » avait tranché sa grand-mère communiste. C’est seulement quand arrive la grande enveloppe des cours par correspondance  pour lesquels il doit lire La Cousine Bette que sa mère comprend pourquoi il fuyait « tout ce qui pouvait ressembler à un livre ». L’oculiste constate sa faible acuité visuelle (hypermétropie sévère) et lui fait accepter, enfin, de porter des lunettes pour lire. Il ne lit pas le roman de Balzac jusqu’au bout, mais dévore une biographie de Lucky Luciano, « le plus célèbre gangster d’Amérique ».

    Il travaille par-ci par-là pour aider sa famille, rate le concours de la Poste, récolte une bonne note en rédaction pour entrer à la SNCF, mais est recalé à cause de sa mauvaise vue. Il décide alors de partir en Angleterre, fait la plonge, le serveur. Le soleil lui manque : va pour l’Andalousie (en stop). Il y reste jusqu’à ce qu’une lettre de sa mère lui annonce qu’il doit rentrer, incorporé au 150e régiment d’infanterie à Verdun.

    A dix-neuf ans, il s’y présente avec un mois de retard et se retrouve au cachot. « En quelques secondes, j’étais passé de l’insouciance au Moyen Age. » Lors de sa première promenade, il reconnaît quelqu’un qui le fixe, Ange-Marie Santucci. A Marseille, ils faisaient les quatre cents coups ensemble, puis se sont perdus de vue. L’autre est là depuis trois ans, si rétif au règlement qu’il est le plus souvent au cachot. Il conseille à René d’en faire autant : « Ne rampe pas ! »

    En prison, Ange-Marie lit un livre par jour : l’aumônier, « un type bien », lui procure des livres, il s’occupera de faire rendre ses lunettes à René. Il lui apporte Colline de Giono, « un Provençal, comme vous », puis un dictionnaire de poche, un carnet rouge, un stylo. « Bientôt, il n’y eut plus de murs autour de moi, j’étais sur ces chemins, dans ces hameaux abandonnés, je sentais la chaleur sur mes épaules et la lente infiltration de l’inquiétude… Jamais je n’avais ressenti une chose pareille, en lisant. » Sa « seconde vie » commence.

    Ange-Marie, « cette borne obscure du destin », guide ses lectures, prêche la révolution, le persuade de se préparer à faire la guérilla en Bolivie. Ensemble, ils s’évadent de la caserne, volent une voiture, prennent la route de Forcalquier pour retrouver le soleil – « cinq jours hors du temps ». Puis ils rentrent à Verdun, à temps pour échapper au statut de déserteur. On les sépare. René poursuit son éducation littéraire : Maupassant, Rousseau, Alain… On lui donne un boulot de plongeur au mess, ce qui lui laisse du temps pour lire. Jusqu’à ce qu’un nouvel élan de rébellion le renvoie au cachot. Une fois de plus, il escalade le mur et s’enfuit en Corse, à Bastia, la ville de son grand-père.

    Les rencontres jouent un rôle énorme dans la vie de René Frégni qui se débrouille pour subsister : lecture, travail dans une boîte de nuit, et finalement, grâce au patron, une petite maison sur la colline, un jardin en terrasse : « La beauté gifla mon visage. Pure, simple, brutale ! » A la poste, les lettres de sa mère sont de plus en plus inquiètes : il est recherché pour désertion. Où se cacher, s’enfuir ? René Frégni mettra du temps à se sortir de là, finalement grâce à son excellent travail d’infirmier dans un asile d’aliénés, à qui il fait entre autres la lecture à voix haute.

    Minuit dans la ville des songes est un plaidoyer pour la lecture qui émancipe, libère, et finalement le mène à l’écriture : quand, à 40 ans, on publie son premier roman, sa mère en est bouleversée, ravie. Une nouvelle vie commence alors pour René Frégni, écrivain.

  • Concert de voix

    Pour éclairer l’esprit dans lequel il a écrit Sourates (1982), Jacques Lacarrière (1925-2005) évoque un « concert de voix », voix « intérieures d’abord, puis voix de la maison, de la colline, de la rue, du village, de la radio, de la télévision, de l’horizon, du ciel ». « Sourate », de l’arabe sura pour désigner un chapitre du Coran, a pris à la longue « le sens – ou la connotation – de : révélations, voix perçues, voix reçues de l’homme-dieu qui est en nous ». Etre à l’écoute de toutes les voix du monde : « Je ne connais pas d’autre voie pour vivre en moi la spiritualité que de l’affronter chaque jour aux aléas du monde. » (Prélude)

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    Voilà une bonne lecture pour ce temps de Noël : trente sourates, en commençant par La sourate du village. Installé à Sacy, dans une maison « ancrée dans la terre de Bourgogne » où il vit depuis dix ans, Lacarrière décrit ce territoire devenu son « rocher » pour « une vie sédentaire entre deux nomadismes » ou plutôt « une évasion immobile, une halte dans [ses] errances et aussi un voyage dans une durée autre ». On se souvient d’avoir voyagé avec lui en découvrant L’été grec.

    Dans La sourate du grenier, la pièce qu’il a aménagée pour écrire et à laquelle il accède par une échelle de meunier, il se souvient de l’île de Patmos où il a habité longtemps une pièce nue, blanchie à la chaux, donnant sur la mer – « Je rêve depuis ce temps d’un tel dépouillement pour l’écriture. »  Quelques objets y sont les témoins de ses « ailleurs », d’une pierre cathare à une grande photo de Sylvia prise dans le désert du sud tunisien, comme « un résumé de l’espace extérieur et intérieur de [sa] vie ».

    Pays cathare, montagnes yougoslaves, Vallée des Rois, Patmos… Ces objets portent en eux paysages et lumières, rencontres, interrogations. « A quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la colline qui jouxte ma maison ? » Des herbes. Des arbres. « Egypte ou Bourgogne, sable ou herbe, on trouve toujours autour de soi de quoi occuper son besoin d’infini. » (La sourate de la colline)

    « Oiseleur du Temps. C’est la seule définition que j’oserais donner de l’écrivain » écrit Jacques Lacarrière dans La sourate de l’oiseleur, la plus centrée sur sa pratique. Du sable du désert dans une bouteille à une réflexion sur la vie des villages changée par les télécommunications – « Et chaque habitant devient le contemporain – dans le temps et dans l’espace – de chaque événement important de ce monde »,  d’une cave où l’on s’enivre de bon vin à la phalène du bouleau qui tournoie autour de sa lampe, ses pages allient toujours des éléments concrets de sa vie à une interrogation sur le sens profond de l’existence humaine.

    Dans les derniers chapitres de Sourates consacrés à la figure humaine et au corps – dont un face à face vertigineux avec son visage dans le miroir –, il y a La sourate des mains et aussi cette « sourate du sourire » où Lacarrière dit son éblouissement devant sa préférée des korè de l’Acropole que je vous ai montrée hier, pour illustrer un extrait de La sourate du vide. Et c’est ce qui nous conduit au dernier mot du livre, « silence », un mot qui dit à la fois le vide et le plein.

  • Désencombrez

    Lacarrière Kore.jpgDésencombrez votre âme. Déséchouez vos échecs. Désenchantez le désespoir. Désenchaînez l’espoir.

    Délivrez la folie. Désamorcez vos peurs. Désarrimez vos cœurs. Désespérez la Mort.

    Dénaturez l’inné. Désincrustez l’acquis. Désapprenez-vous. Soyez nu.

     

    Jacques Lacarrière

    Tête de Korè en marbre de Paros (643), vers 510 av. J.-C.,
    Musée de l’Acropole, Athènes, photo © Jean-François Bradu

     

    Contemplant le sourire de cette Korè de l’Acropole, Lacarrière écoute ce qu’elle dit dans un souffle, son murmure intérieur :

    « Je viens du ciel déclos où s’illumine le sacre des étoiles. Je porte sur les lèvres la fontanelle du futur, la claire certitude d’une conscience enfin resurgie. Mon cœur est un cristal vivant dans la transparence du Temps. Je suis sillon, je suis sillage. Je suis sérénité du Soi qui a rejoint son vrai visage. Je suis la source et la semence du soleil souverain de l’âme. Je suis la chrysalide dormant encore en l’homme, je suis l’éveil de l’Ange enclos, l’Initiée, l’Illuminée, l’Irradiée d’immortalité. »

    * * *

    C’est avec ces mots d’un livre dont je vous parlerai demain,
    que je vous souhaite un beau Noël
    en ces jours où la lumière regagne du terrain sur l’obscurité.

    Tania

  • Bien écrire

    garcia marquez,le scandale du siècle,ecrits journalistiques,littérature espagnole,colombie,presse,1966-1984,révolution,écriture,littérature,souvenirs,culture« Mon intention première, quand j’écris ces chroniques, est qu’elles apportent chaque semaine quelque chose à mes simples lecteurs d’élection, sans craindre que les doctes titulaires d’un doctorat puissent y voir des évidences puériles. Mon autre intention – d’exécution plus difficile – est qu’elles soient toujours bien écrites, et cela, je puis le faire sans l’aide de l’autre, parce que j’ai toujours cru que bien écrire est l’unique bonheur qui se suffit à lui-même. »

    Gabriel Garcia Marquez,
    « On demande un écrivain », 6 octobre 1982, El País, Madrid 
    in Le Scandale du siècle