Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 8

  • Devant la vie

    A Eugenio Scalfari – Rome

    calvino,le métier d'écrire,correspondance,1940-1985,littérature italienne,écriture,lecture,culture,amitié« Etudier, bosser, se soumettre à une tâche. Plus on sait, mieux c’est. Le génie ne suffit pas. Moi aussi me voici pris d’une fièvre de culture qui va tous azimuts. Malheureusement, paumé ici dans cette ville inconnue, je n’ai pas le loisir de la satisfaire, mais j’essaie de récupérer lors de mes rares parenthèses à San Remo. Moi aussi, j’ai vu les Six personnages par Ricci. Ici la pièce a eu un grand succès ; seule une bande d’excités l’a sifflée depuis le poulailler. Je faisais partie de ces excités. Sifflé ce bouffon de Ricci, bien sûr, pas Pirandello. Pirandello c’est du solide, je l’avais lu et relu et médité et je ne l’ai pas encore bien digéré mais ils sont peu nombreux ceux qui peuvent dire qu’ils l’ont vraiment digéré. Mais même si je lui découvre toujours une nouvelle qualité, je ne parviens pas à réduire la distance qui nous sépare. Dentone lui aussi m’a écrit qu’il l’a vue et ajoute : la philosophie n’est pas la poésie et elle ne fait pas rêver. Il n’a peut-être pas tort. Mais on part dans tous les sens : ce que j’ai à te dire est tout autre chose, et le savon que tu vas prendre est bien plus grave. Quand donc auras-tu fini de prononcer des phrases comme celles-ci : « tous les moyens sont bons à condition de réussir », « suivre le courant », « se conformer à l’époque » ? C’est ça les idées d’un jeune homme qui devrait se présenter devant la vie avec pureté d’intention et sérénité quant à ses idéaux ? »

    Italo Calvino, Le métier d’écrire (lettre écrite de Turin, 7 mars 1942)

  • Le métier d'écrire

    Correspondance / 1 (1940-1985)  

    La Correspondance d’Italo Calvino publiée sous le titre Le métier d’écrire (traduite de l’italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff, 2023), comporte une sélection de plus de trois cents lettres sur le millier disponible aujourd’hui. Martin Rueff : « En somme, Calvino avait de solides idées sur ce qu’est un écrivain : un homme qui écrit. Le sujet importe peu, seul importe l’acte. Et l’acte, c’est l’écriture. » (Préface)

    calvino,le métier d'écrire,correspondance,1940-1985,littérature italienne,écriture,lecture,culture,amitié

    1940-1985 : 45 ans de correspondance entre la première lettre (en juillet 1940, il n’a pas encore dix-sept ans) et la dernière (en août 1985, à presque soixante-deux) écrite un peu avant « un ictus » puis sa mort à Sienne. Les lettres peuvent être regroupées en cinq périodes : « L’entrée en guerre et l’entrée en littérature » (les seules que j’aie lues jusqu’à présent) ; « La boutique Einaudi, le Parti et les premiers succès » ; « Une seconde naissance » ; « Ermite à Paris » ; « Rome ».

    Quand il écrit à ses parents, installés à San Remo, Italo Calvino donne des nouvelles factuelles de ses activités, des lettres reçues ou des cartes postales envoyées, puis de ses études d’agronomie à Turin, des livres de cours à acheter, des problèmes de pension... La plupart des lettres de sa jeunesse reprises ici vont à Eugenio Scalfari, qu’il tient au courant de la vie de leur bande d’amis, du Guf (Groupes universitaires fascistes), et en particulier de « cet Italo Calvino qui entendait devenir un écrivain célèbre […] entré dans un très profond sommeil ».

    Il lui décrit avec humour son quotidien, sa chambre, sa métamorphose en spectre ailé qui vole jusqu’à son « cherEugène » [sic] pour lui reprocher ses fréquentations à Rome. Quant à leur obligation de se rendre auprès de la milice universitaire à des rassemblements en uniforme – « cette institution absurde », « une humiliation quadrihebdomadaire » –, ses amis et lui ne s’y présentent pas, même avertis du danger qu’ils courent, puis y vont pour présenter leur démission.

    Cette servitude les dégoûte, mais ils finiront par s’y plier. Calvino rassure ses parents inquiets en fréquentant tout de même « les leçons du cours militaire ». Dans ses lettres à Eugenio, il recourt systématiquement aux périphrases pour désigner « la funeste institution ». Mais il préfère l’entretenir d’art et d’écriture et le presse de choisir : ou bien faire l’artiste et se mettre à écrire ou bien faire l’homme politique. Lui-même a donné deux de ses récits à une vieille écrivaine russe (Olga Resnevic) qui en a trouvé un bon, l’autre moins bon, et conseillé de « raconter des choses, des milieux, des personnages étudiés d’après nature ».

    Calvino soigne ses entrées en matière épistolaires. Un exemple : « aujourd’hui c’est le sept mars [1942] et je me trouve à Turin, façon élégante et originale d’écrire la date / [blanc] / Epître polémique à l’ami Eugénio / [blanc] / C’est beau d’avoir un ami qui est loin et qui vous écrit de longues lettres pleines de foutaises et de pouvoir lui répondre par de longues lettres pleines de foutaises […] ». Idem, de temps en temps, pour la signature : « AGRONOMUS SED FIDENS » ou « Volcani loti » (anagramme).

    Bref, malgré l’époque et ses vicissitudes, la correspondance des premières années 1940 est traversée du souffle de la jeunesse. Lectures, actualité théâtrale, récits écrits ou en cours d’écriture, Calvino le futur agronome s’en soucie beaucoup plus que de la préparation de ses examens. Et quand Eugenio lui parle d’articles publiés dans des revues fascistes, il met les choses au point :

    « A PROPOS DE CERTAINS DILEMMES A LA CON
    Artiste, on l’est ou on ne l’est pas. Si on ne l’est pas, on ne peut pas y prétendre. Si on l’est on peut faire l’artiste, mais aussi le ferblantier ou l’écrivain politique, et rester artiste quand même. Tu crois qu’être écrivain, politique ou artiste sont des professions proches parce que l’une et l’autre requièrent l’usage de la plume, mais entre elles il y a autant de différence qu’entre joueur de saxophone et souffleur de verre. » (Lettre du 11 juin 1942)

    Cette correspondance où l’on trouve aussi des dessins caricaturaux, des vers, révèle le caractère passionné du jeune Italo Calvino et son goût pour l’amitié – « Calvino pratique l’amitié comme une vertu antique » (Norbert Czarny, Ecole des lettres) – et pour la discussion franche : « Nous vivons de gros temps, nous sommes sans aucun doute à un « tournant » et nous brûle l’angoisse de savoir ce qu’il y aura au-delà, l’angoisse de pouvoir le construire de nos mains cet au-delà. Il vaut la peine de vivre. » (Lettre du 16 juin 1943)

    (A suivre)

  • Suspense au Louvre

    Conserver, restaurer, montrer… Dans L’allègement des vernis, son premier roman, Paul Saint Bris fait mouche : dans « le plus beau musée du monde », il confronte Aurélien, directeur du département des peintures, à la nouvelle présidente-directrice du Louvre. Daphné Léon-Delville est la première nommée par l’Etat à cette fonction sans être issue du « corps des conservateurs du patrimoine ». A cette femme au « pragmatisme désinhibé » qui a « considérablement amélioré la visibilité » du musée dans les médias et sur les réseaux sociaux, Aurélien trouve « un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lübeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht ».

    paul saint bris,l'allègement des vernis,roman,littérature française,louvre,peinture,léonard de vinci,la joconde,restauration,musée,gestion,art,culture
    Source : La Joconde en réalité virtuelle chez vous (louvre.fr)

    Directeur artistique dans la publicité et photographe, le romancier confie dans un entretien sur Lecteurs.com « une forme de désenchantement » vécue parfois dans son métier, comme c’est le cas ici pour Aurélien. Ce quasi thriller esthétique soulève des questions fondamentales qui se posent aujourd’hui aux musées. D’abord la question devenue première à notre époque, celle des moyens financiers : comment diminuer la part des fonds publics dans le budget du musée ? (En Belgique, les Musées royaux des Beaux-Arts ont depuis peu un nouveau directeur peut-être choisi pour son profil plus gestionnaire que les précédents. Qui vivra verra.)

    A l’ordre du jour de la réunion mensuelle des directeurs des huit départements du Louvre et des onze directions de service, un audit sur la fréquentation du musée. Les chiffres sont devenus « data » ou « metrics » entre autres termes mercatiques dans la présentation des données. « Pour résumer, la situation était bonne, mais pas optimale. » Dix millions de visiteurs annuels en 2018, puis une stabilisation à neuf millions, c’était une limite acceptée jusque-là, un bon compromis entre circulation des visiteurs et respect des collections.

    Mais un million d’entrées en plus n’était pas à dédaigner ; il serait possible d’améliorer les « flux » à l’aide de technologies discrètes. La pandémie avait diminué le nombre de touristes, la préoccupation de l’empreinte carbone ralenti les intentions de voyage, aussi fallait-il déployer de nouvelles stratégies pour attirer plus de visiteurs au Louvre. C’est ainsi qu’apparaît le thème majeur du roman : La Joconde étant l’œuvre la plus connue, la plus désirée du public, il serait bon de procéder à « l’allègement des vernis » pour lui rendre son « éclat originel » et « capter chaque année onze à douze millions de visiteurs avides de voir et revoir le chef-d’œuvre ».

    En contrepoint de ce duo à la tête du Louvre, on suit le personnage de Homéro, employé par une société chargée de l’entretien du musée. Affecté d’abord au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, il s’épanouit dans ce travail qu’il exécute en musique sur son autolaveuse : danser de temps en temps avec les statues devient « une des grandes joies de son existence ». Lorsqu’une vidéo de surveillance est montrée à la responsable des salles, Hélène, celle-ci le convoque pour l’appeler à la prudence ; il lui propose alors de mettre son casque audio sur les oreilles et le spectacle vidéo devient quasi poétique. Hélène y sera sensible.

    Aurélien espérait que la restauration de La Joconde n’était qu’une suggestion audacieuse, mais malgré ses mises en garde, la présidente du Louvre tient à ce qu’il réunisse discrètement des experts pour examiner la proposition. Leur vote final sera favorable. Eduqué dans le culte de la beauté, heureux dans la compagnie des œuvres au musée, Aurélien se rend compte du décalage de plus en plus marqué entre ses conceptions esthétiques et l’air du temps. Pour Claire, sa compagne, c’est tout l’inverse et ils s’éloignent l’un de l’autre.

    L’allègement des vernis raconte cette improbable entreprise de restauration en nous promenant dans le monde de l’art, en France et en Italie. Placée en épigraphe de la première partie, la citation de Vincent Delieuvin, conservateur en chef au musée du Louvre, va prendre corps dans un formidable suspense : « La Joconde est condamnée à ne plus jamais être observée comme elle devrait être observée, c’est-à-dire dans un tête-à-tête. » Voilà exactement ce que va vivre le restaurateur du tableau.

    J’ai été captivée par ce roman érudit mais jamais pesant, souvent drôle même, pour tout ce qu’il nous apprend et pour sa charge ironique. Paul Saint Bris rencontre les préoccupations des amateurs d’art inquiets des dérives d’un monde de plus en plus livré à la consommation des images et à la gestion des musées, au prix parfois d’une certaine perte de sens.

  • Astrale

    Zweig Le roi Jean par William Blake.jpg« Il est révélateur que de tous les grands personnages anglais, celui qui fascinait le plus Zweig était le roi Jean, un homme instable, entreprenant, qui fut non seulement dessiné par William Blake mais mis en scène par Shakespeare. Zweig était fasciné par Blake qu’il décrivait comme « une de ces natures magiques qui, sans voir clairement leur chemin, sont portées par leurs visions, comme par des ailes d’ange, à travers les espaces vierges de l’imaginaire. » Nous sommes loin des goûts simples des Anglais qu’il vantait, « les chats, le football et le whisky ». Stefan Zweig avait acheté le portrait du roi Jean par Blake au début de sa vie de collectionneur et il le conservait jalousement, comme Freud la petite statuette d’Athéna qu’il avait emportée en exil à Londres. « Entre tous mes livres et tous mes tableaux, ce dessin m’a accompagné plus de trente ans ; que de fois depuis le mur, le regard magiquement éclairé de ce roi fou est tombé sur moi ! De tous les biens que j’ai perdus ou qui sont loin de moi, écrit Zweig, c’est ce dessin que je regrette le plus dans mes pérégrinations. Le génie de l’Angleterre que je m’étais efforcé de saisir dans les rues et les villes, s’était brusquement révélé à moi dans la figure véritablement astrale de Blake. »

    George Prochnik, L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde

    William Blake, Le roi Jean (source)

  • Zweig l'exilé

    En écrivant L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde (2014, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère, 2016), George Prochnik a plongé dans ces années qui marquèrent tant de réfugiés de la Seconde Guerre mondiale, dont son grand-père viennois. « Il m’aura fallu des années pour prendre la mesure de tout ce que ma famille avait perdu au cours de cette fuite désespérée. » L’histoire de Zweig lui a permis de soulever « les nombreuses questions que l’exil ne résout pas, même quand la liberté est retrouvée. »

    george prochnik,l'impossible exil. stefan zweig et la fin du monde,essai,littérature anglaise,etats-unis,zweig,réfugiés,vienne,new york,brésil,littérature,humanisme,dépression,culture

    « Stefan Zweig était tout : citoyen autrichien aisé, Juif errant, écrivain prolifique, infatigable avocat d’un humanisme paneuropéen, homme de réseaux, hôte irréprochable, hystérique dans la vie quotidienne, pacifiste de talent, populiste facile, plein de sensualité et de raffinement, ami des chiens et ennemi des chats, bibliophile, amateur de chaussures en cuir d’alligator, dandy, dépressif, pilier de cafés, sympathisant des cœurs solitaires, coureur de jupons intermittent, reluqueur d’hommes, exhibitionniste probable, porte-parole des déshérités, lâche face aux ravages de l’âge, absolu stoïque devant les mystères de l’au-delà. C’était un de ces hommes qui incarnent au plus haut point les bonheurs et les failles de leur environnement. »

    Dès l’introduction, l’auteur présente l’homme et l’écrivain sans gommer les aspérités de sa personnalité, ni la part subjective de son essai. Très connue en Europe, l’œuvre de Zweig semble oubliée aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons, selon lui. Durant son exil, Zweig a surtout écrit ses Mémoires : Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. Son épigraphe, « Faisons face au temps comme il vient et change » (Shakespeare, Cymbeline), est « l’exact opposé de ce qu’il fit en s’exilant » écrira Prochnik plus loin.

    Ce n’est donc pas le récit chronologique de la vie de Zweig hors de son pays, même si tous les éléments y sont, mais une interrogation sur la manière de réussir son exil ou pas. Certains écrivains s’y sont épanouis, comme Thomas Mann, d’autres y sont devenus des « déracinés », comme Brecht ou Zweig. Le père de Prochnik a dû fuir Vienne en 1938 parce que son père médecin avait été trahi par un patient nazi ; après un train pour la Suisse, ce fut Gênes, puis New York, et enfin Boston où, après de durs débuts, le grand-père a repris sa carrière de médecin et envoyé ses deux fils étudier dans de bons établissements. Sa grand-mère, sans profession, a souffert davantage de l’exil que sa cousine, psychiatre à Manhattan, mais c’est la passion de sa grand-mère pour la culture qui a le plus inspiré son petit-fils. D’où son intérêt pour le parcours de Zweig et « le monde des fantômes viennois ».

    Stefan Zweig aimait voyager.  Dès 1933, il songeait à quitter l’Autriche. Prochnik raconte ses différents séjours à New York. Lors du deuxième, en 1935, à 52 ans, il est au sommet de sa gloire mais torturé. Les nazis brûlent ses livres, on lui reproche de collaborer avec Richard Strauss, il doit quitter son éditeur allemand et son mariage avec Friderike bat de l’aile tandis que commence sa liaison avec la jeune Lotte Altmann, 25 ans. Les journalistes qui le questionnent ne comprennent pas qu’au lieu de dénoncer clairement l’Allemagne, il reste en retrait. Prochnik s’attache à comprendre pourquoi.

    A New York en 1941, vieilli, Zweig se plaint des réfugiés trop nombreux à le solliciter. Il se montre généreux mais il est tiraillé entre compassion et création, La ville l’épuise. En mai, il participe avec Lotte au dîner d’inauguration du Pen Club Européen à l’hôtel Biltmore : il surprend en demandant pardon pour les lois nazies rédigées en allemand, ce qu’il juge en totale opposition à l’esprit de la langue allemande, si séduisante à Vienne.

    Les vrais cafés où l’on peut lire la presse nationale et internationale lui manquent là-bas. Il choisit pour l’été une petite maison à Ossining (Etat de New York) pour écrire, même si sa bibliothèque lui manque. Ils y accueillent Eva, la nièce de Lotte qui leur a été confiée. Procknik a rencontré Eva Altmann âgée de 83 ans et entendu sa propre version des années passées avec Zweig et Lotte puis à Amity Hall, un internat qu’ils avaient choisi pour son éducation.

    Idéaliste, Zweig est critique par rapport à l’américanisation du monde, des mœurs. Lorsqu’il s’installe au Brésil, enchanté de la nature luxuriante et de la liberté des mœurs, c’est d’abord pour lui un paradis. Leur maison à Petropolis, villégiature au nord de Rio, lui plaît pour y vivre simplement et au calme. Mais il est dépressif : les avancées allemandes l’inquiètent, la correspondance se fait rare, il manque de compagnie humaine. Un jour de février 1942, une servante les trouve tous les deux couchés dans la chambre – Lotte l’a accompagné dans son suicide. L’impossible exil brasse énormément de thèmes existentiels. L’approche personnelle de Zweig par George Prochnik, assez déstructurée, a suscité des critiques. Pour ma part, je trouve qu’il y traite son sujet avec une grande empathie.