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Culture - Page 5

  • Banks voyageur

    Voyager de Russell Banks (1940-2023) est un recueil de récits de voyage (2016, traduits de l’américain par Pierre Furlan, 2017) dont certains ont été publiés dans des revues et magazines. C’est aussi le titre du texte qui en constitue la première partie, de quelque cent cinquante pages, soit la moitié du livre. En voici le premier paragraphe :

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    Photo de couverture : Russell Banks en 1962

    « Un homme qui s’est marié quatre fois a bien des explications à fournir. Surtout, peut-être, s’agissant d’un homme originaire du Nord de la Nouvelle-Angleterre, âgé de quelque soixante-quinze ans, qui depuis son adolescence a toujours rêvé d’évasion, de jeunesse perpétuelle, d’incalculables richesses, de renouveaux érotiques, narcotiques ou sybaritiques, de grandes aventures amoureuses, de mystère et d’intrigues, et qui, très souvent, a dirigé ces rêves vers les Caraïbes. »

    Cette entrée en matière de l’auteur du Livre de la Jamaïque « un roman, j’y tenais, pas des Mémoires » – annonce le récit d’un voyage « d’île en île dans les Caraïbes » tous frais payés que lui a proposé un magazine new-yorkais pour en rendre compte dans ses pages, « trente îles en soixante jours ». Tenté, Banks a « négocié » un congé sabbatique avec son université et, en cours de divorce, a emmené avec lui Chase, dont il souhaitait faire sa quatrième épouse.

    « Ainsi, pour la première fois, Chase et moi avons, ensemble, été des voyageurs. Pas des touristes. Des voyageurs. » Une distinction sur laquelle il insistera à plusieurs reprises, se démarquant de la plupart des Américains et des Européens qui, écrit-il, ne visitent pas grand-chose et ne vont pas « là où aucun voyage organisé n’est encore passé ». Voyager en raconte chaque étape, durant l’hiver 1988 et le début du printemps : déplacements, hôtels, histoire des lieux, population, paysages… Et, pour ce premier voyage en amoureux où il convient d’« exhumer ses secrets » et de « se les révéler à soi-même », Russell Banks relate peu à peu sa vie sentimentale, en réponse aux questions de Chase.

    Pleine d’intérêt pour qui s’intéresse aux Caraïbes et à la manière de les découvrir, cette longue narration jour après jour, doublée de l’histoire de ses mariages, m’a moins intéressée que les récits de la seconde partie, surtout à partir de « Rêves de temps premiers », une randonnée en solitaire dans le parc national des Everglades, pour lui un voyage dans le temps « pour voir et imaginer de nouveau la planète sans ses milliards d’êtres humains », sa voiture de location climatisée devenant « machine à explorer le temps ». Le rythme de la marche ralentit l’allure du récit, ouvre à de belles descriptions de la nature, de la lumière, d’un monde qu’habite une beauté paisible, nourrissante.

    Ses recherches pour un roman l’amènent à séjourner sur l’île de Gorée, minuscule, à quelques kilomètres au large de Dakar. « C’est un lieu préindustriel : pas de voitures, même pas de vélos, rien que des charrettes à bras. » On peut encore bien imaginer son aspect à l’époque de l’esclavage. De nombreux Afro-Américains y visitent la « maison des Esclaves », mais Banks estime ne pas avoir sa place en ce lieu de pèlerinage. Ce n’est que quelques jours avant son départ que l’écrivain, sur l’insistance d’un barman, « grand et beau Wolof qui connaissait l’histoire de son peuple », qu’il ira la visiter : « Vous devriez y jeter un coup d’œil. Ça vous apprendrait quelque chose. » (La maison des Esclaves)

    Les derniers oiseaux de paradis racontent un voyage aux îles Seychelles. C’est un très beau récit illuminé par la vision d’une espèce d’oiseau en particulier. Vous vous rappelez l’oiseau-dragon au « nom fabuleux d’engoulevent oreillard » dans Psychopompe d’Amélie Nothomb ? L’éblouissement du romancier devant le tchitrec des Seychelles (il n’en resterait que quatre-vingts et nulle part ailleurs que dans la minuscule île de La Digue) n’est que le premier des moments intenses vécus dans ce « jardin d’Eden originel ».

    Ecosse, Alaska, alpinisme dans les Andes (en milieu de cinquantaine) et même dans l’Himalaya (à soixante-douze ans) – dans un récit judicieusement intitulé Vieux bouc –, les voyages de Russell Banks nous révèlent sa manière d’aborder le monde, les autres, et sans doute une part de lui-même. Un de ses cinq meilleurs livres selon Le Figaro, peu après son décès en janvier 2023. Une œuvre très personnelle de ce « champion de la fuite », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre.

  • Faire refuge

    Un nouvel essai d’Anne Le Maître, autrice et aquarelliste, vient de paraitre, au titre en phase avec nos préoccupations actuelles : Faire refuge en un monde incertain. Pendant que je le lisais, La Libre annonçait une exposition namuroise qui vient de s’ouvrir sur ce thème : « Anatomie d’une cabane, pour se réfugier ou réfléchir » (Guy Duplat, LLB, 16/4/2025).

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    Rembrandt, Le philosophe en contemplation, 1932, huile sur bois, musée du Louvre, Paris

    « Certains matins, la maison est un refuge. » D’autres jours, elle ne l’est plus, ne suffit plus « à nous protéger des mauvaises nouvelles qui déferlent par vagues et ne peuvent susciter que désespérance : tant de haine, tant de bêtise, tant de souffrance et en face, l’impuissance et la colère que nous avons seules à leur opposer. » D’où le sujet du livre : où et comment trouver refuge ?

    Anne Le Maître nous invite dans sa recherche, pour nous et pour d’autres, de « lieux sûrs où reprendre souffle, où poser nos valises et où mettre à l’abri ce qui nous est le plus cher. » Qu’en disent les dictionnaires ? Le refuge ou l’abri a de nombreux synonymes, qui désignent « un dedans qui s’oppose à un dehors menaçant », ce qui suppose une porte, une serrure. On le cherche pour s’éloigner d’un péril ou de la « laideur du monde », provisoirement.

    Le désir de cabane naît chez l’enfant qui se détache du cocon maternel. Anne Le Maître convoque ses lectures d’enfance sur le thème de la petite maison accueillante à laquelle substituer un jour la maison refuge avec sa chaleur, ses livres, un jardin… Parmi les lieux de fiction où nous entraîne parfois durablement la lecture d’œuvres qui ont compté et comptent encore, j’ai retrouvé Comment Wang-Fô fut sauvé, cette nouvelle de Marguerite Yourcenar qui me fascine aussi, Une chambre à soi de Virginia Woolf. La peinture du Philosophe en contemplation par Rembrandt. Entre autres.

    « Alors, qu’est-ce que je mets en sûreté quand je bâtis un abri ? Qu’est-ce qu’au contraire je veux tenir à l’extérieur des murs ? Qu’est-ce que je protège et qu’est-ce que je fuis ? Que suis-je capable d’affronter et pour servir quel but ? A quel moment et dans quelle intention vais-je pousser la porte et reprendre la route ? » La montée dans un refuge de montagne permet de « dépouiller un peu de soi-même et de l’humain moderne » et peut être beaucoup plus qu’un « divertissement », explique Anne Le Maître, qui se souvient de ses randonnées et des beautés de l’ascension. Ce n’est pas uniquement un effort sportif. Tout dépend du sens que nous y mettons.

    Faire refuge en un monde incertain est riche des questions posées autant que de la recherche de réponses. Si l’anxiété par rapport au monde actuel incite au repli sur soi, cet « inconfort » moral est sans comparaison avec les souffrances physiques et mentales des victimes de la guerre, des catastrophes naturelles, des effets délétères du changement climatique. Aussi la réflexion initiale s’élargit : «  la question est bien, non pas comment trouver, mais comment faire refuge. Et ce, pour d’autres aussi bien que pour moi. » Comment « jardiner des oasis » ?

    Le chapitre « Devenir gardiens » s’ouvre sur une question adressée à l’essayiste : « Mais comment peut-on seulement se permettre d’aspirer à la sécurité et à la tranquillité d’un refuge quand tant d’autres que nous, dans le monde, n’en ont ni la possibilité, ni même l’espoir ? » Celle qui la lui a posée est une « héroïne du quotidien », écrit-elle : jour après jour, celle-ci tente « non pas de trouver refuge, mais bien de faire refuge pour de plus mal lotis qu’elle. » Les derniers chapitres sont ceux que j’ai trouvés les plus intéressants, dans cette optique.

    Merci, Anne Le Maître, avais-je écrit ici en présentant Sagesse de l’herbe. Après Un si grand désir de silence et Le jardin nu, en cheminant dans la lecture de Faire refuge en un monde incertain où nous nous reconnaissons souvent (comme ce fut le cas dans Chez soi de Mona Chollet), nous découvrons le sens profond du titre, accrocheur au premier abord, devenu appel à l’engagement et à l’ouverture.

  • Compenser

    glass,la nuit des lucioles,roman,littérature américaine,père inconnu,famille,couple,parents,enfants,choix de vie,rencontres,musique,culture« Le Noël suivant, après avoir invité Bart chez Nana et Grandpa à chanter les chants de saison et à boire l’eggnog, elle annonça à Kit, dans l’intimité de son ancienne chambre, où les manteaux s’entassaient sur les lits jumeaux, que dès que le divorce serait prononcé, Bart et elle se marieraient. Rien de compliqué, lui assura-t-elle, juste une cérémonie civile (comme s’il pouvait se soucier de la taille de la réception, de ce que sa mère porterait, des vœux qu’elle prononcerait devant il ne savait quelle puissance supérieure). Et ensuite elle irait s’installer dans la maison de Bart.
    – Et ce sera aussi ta nouvelle maison, chaque fois que tu reviendras de l’université. Bart t’aime beaucoup. Bart a tout pour être un père formidable.
    Ce qu’il serait pour la demi-sœur de Kit, June, qui naquit juste après la première année de Kit à Beloit. Sa mère avait trente-sept ans, un âge parfaitement normal pour avoir un enfant suivant les normes de sa génération.
    Peu après avoir appris qu’elle était enceinte, après avoir fait concorder tous les faits et gestes de sa mère et ce qu’il pouvait déchiffrer de ses émotions, il comprit – comme il l’avait compris quand elle s’était fiancée à Jasper dix ans plus tôt – que c’était ce qu’elle avait espéré depuis toujours. A présent, analysant objectivement la vie de sa mère, il se rend compte qu’elle a passé la plus grande partie de ses années de jeune adulte à compenser, par des choix délibérés, l’accident qui avait causé la naissance de Kit.

    Julia Glass, La nuit des lucioles

  • Quelqu'un à aimer

    Il y a bien des années, j’avais pris plaisir à lire Jours de juin de la romancière américaine Julia Glass. En apprenant que certains personnages reviennent dans La nuit des lucioles (And the Dark Sacred Night, 2014, traduit de l’américain par Anne Damour), j’avais noté ce titre, qui s’est rappelé à moi lors de ma dernière visite à la bibliothèque. 

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    Le roman s’ouvre sur la rencontre, à la fin des années soixante, entre Daphne et Malachy, deux jeunes musiciens qui font connaissance durant un séjour de master class et d’études musicales de haut niveau ; elle est violoncelliste, lui, flûtiste. Puis Kit (Christopher), le personnage principal, apparaît au premier chapitre, intitulé Quelqu’un à aimer. Au lendemain d’Halloween, c’est lui, leur père, qui s’occupe de réveiller les jumeaux, Will et Fanny, et de les conduire à l’école après le petit déjeuner.

    A son retour, Sandra, sa femme, a trouvé dans le courrier une notification de refus pour un poste d’assistant (Kit n’a pas complété son dossier à temps), c’est un sujet de tension entre eux : elle estime qu’il ne fait pas assez d’efforts pour retrouver un emploi. Elle lui indique avant de partir les tâches du jour pour lesquelles elle compte sur lui – il y a toujours à faire dans leur maison modeste de 1910. Il n’osera pas lui parler tout de suite de la fuite dans le toit qu’il a constatée au grenier, la réparation sera coûteuse.

    Historien de l’art, Kit s’est passionné pour l’art des Inuits, il a voyagé au Canada pour s’en rapprocher. C’est peu après qu’ils sont tombés amoureux. A présent, sa femme n’en peut plus de son « inertie », elle a recommencé une psychothérapie « pour ne pas devenir folle », même s’ils n’en ont pas vraiment les moyens. Aux yeux de Sandra, il est temps pour Kit, à quarante ans passés, de bouger, « de partir et de trouver ». Elle lui conseille d’aller interroger Jasper, son beau-père, le seul père qu’il ait eu, pour trouver des réponses à ses questions sur son père biologique dont sa mère refuse obstinément de lui parler.

    A l’époque où ils vivaient ensemble, sa mère et lui, « seuls tous les deux », elle jouait souvent du violoncelle, ce qui la rendait heureuse tous les jours de sa vie. « Le bonheur ne vient pas comme ça, uniquement parce que tu le désires ou le mérites, avait-elle dit. Je ne pense pas que tu sois trop jeune pour le savoir. Tu dois apprendre seul à faire entrer le bonheur dans ta vie. Parfois, quand il menace de s’éloigner, il te faut tendre le bras par la fenêtre et l’attirer à toi, comme si tu capturais un oiseau. »

    Tout le roman tourne autour de cette question vitale pour Kit : qui était son père biologique ? pourquoi ne l’a-t-il pas connu ? est-il encore en vie ? Et pour Sandra : y a-t-il des antécédents utiles à connaître pour la santé des jumeaux ? Kit admet sa situation de blocage et part retrouver Jasper, qu’il n’a plus revu depuis dix ans, et qui vit seul dans la région des Green Mountains (Vermont).

    Que son fils adoptif veuille « faire un break » chez lui réjouit Jasper, une bonne nouvelle pour lui alors qu’un vieux pin vient de s’abattre sur un angle de sa maison, à protéger de la neige annoncée, et que son vieux chien qui menait l’attelage est mort. Jasper ne connaît pas toute l’histoire du père de Kit ; il en sait tout de même bien plus que Kit, mais il a promis le secret à sa mère.

    Je ne vous en dis pas plus sur La nuit des lucioles, un récit qui saute d’une époque, d’un couple, d’une famille à l’autre. Les personnages sont nombreux, il vaut mieux prendre le temps de bien les situer dès le départ. On finit par s’y retrouver en avançant. A travers les recherches de Kit, Julia Glass aborde de nombreux thèmes : la quête des origines, bien sûr, l’art et la musique, la vie de couple, l’éducation, les relations entre parents et enfants, les liens familiaux, les problèmes de santé, les choix et les modes de vie différents selon le lieu et le milieu…

    Bien que parfois décousu, ce long roman retient par les multiples situations où sont plongés ses personnages de tous âges. L’abondance de détails narratifs est à double tranchant : cela facilite l’immersion dans l’intrigue, en revanche cela met les émotions à distance. Pour ma part, j’ai préféré Jours de juin, le premier roman de Julia Glass. Celui-ci, je l’ai lu avec l’esprit un peu ailleurs, cela joue aussi dans mon ressenti. A vous de voir. Un extrait bientôt.