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Culture - Page 5

  • Magnétique

    modiano,dans le café de la jeunesse perdue,roman,littérature française,romans,quarto,paris,culture« Mais peut-être avait-elle échoué là par hasard, comme moi. Elle se trouvait dans le quartier et elle voulait s’abriter de la pluie. J’ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attirés vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d’une rue en pente, d’un trottoir ensoleillé ou bien d’un trottoir à l’ombre. Ou bien d’une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer. Il me semble que le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique et que si l’on faisait un calcul de probabilités le résultat l’aurait confirmé : dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui. J’en sais quelque chose. »

    Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue

  • Louki par Modiano

    « Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre. » La première phrase de Dans le café de la jeunesse perdue (2007) nous rend tout de suite curieux de découvrir cette silhouette féminine qui prend la lumière parmi les habitués du Condé (dans les parages du carrefour de l’Odéon), celle de Louki, comme ils l’appellent. « La plupart avaient notre âge, je dirais entre dix-neuf et vingt-cinq ans. »

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    L’épigraphe de Guy Debord, en plus de donner son titre au roman de Modiano, annonce l’atmosphère du récit : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. » Le premier narrateur est étudiant à l’Ecole des Mines, ce qu’il tait, de peur que cela ne dénote dans cet endroit fréquenté par des jeunes et quelques bohèmes « à l’ombre de la littérature et des arts ».

    Des photos prises au Condé ont paru dans un album sur Paris, avec les prénoms ou surnoms des clients en légende : « Zacharias, Louki, Tarzan, Jean-Michel, Fred et Ali Cherif » ou « Annet, Don Carlos, Mireille, Adamov et le docteur Vala »… Son surnom, Louki l’avait reçu avec un certain soulagement, dans ce café devenu son refuge. « J’avais bien senti qu’elle était différente des autres. » L’étudiant a remarqué ses vêtements soignés, ses mains fines aux ongles recouverts de vernis incolore.

    Un des membres du groupe, Bowing, a noté pendant trois ans dans un cahier les noms des clients du Condé, avec les dates et heures d’arrivée. Un « éditeur d’art », un certain Caisley, le lui avait emprunté un jour, et rendu avec le prénom Louki « chaque fois souligné au crayon bleu ». Avant de partir à l’étranger, il a donné son « livre d’or » à l’étudiant.

    « C’est l’avantage d’avoir vingt ans de plus que les autres : ils ignorent votre passé » confie le soi-disant éditeur d’art, le deuxième narrateur. Ce n’est pas un écrivain comme Adamov ou Maurice Raphaël, c’est un détective privé venu au café en repérage. Le mari de Louki, Jean-Pierre Choureau, trente-six ans, l’a engagé pour retrouver sa femme, Jacqueline Delanque, alias Louki, vingt-deux ans. Depuis deux mois, elle avait disparu après une dispute, avec toutes ses affaires, vêtements et livres.

    Elle travaillait dans la société où ils s’étaient rencontrés comme secrétaire intérimaire, elle se disait alors étudiante en langues orientales, et ils s’étaient mariés sans trop d’explications – « On essaye de créer des liens, vous comprenez… » Au détective qui l’interroge, le mari raconte les reproches qu’elle lui faisait de plus en plus souvent : « Ce n’était pas cela, disait-elle, la vraie vie. » Par un indic de la police, Caisley va découvrir le passé de Louki, grâce à une main courante la signalant pour « vagabondage de mineure » à quinze ans.

    Ensuite, c’est Jacqueline elle-même qui revient sur son histoire, ses fugues : « Plus tard, j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. » Le dernier narrateur sera Roland, son amant, qui l’avait rencontrée à une réunion de lecture chez Guy de Vere, une sorte de gourou proche de la librairie Véga (orientalisme et religions comparées). C’est par Roland qu’on découvrira ce qu’est devenue la jeune femme.

    Au fur et à mesure que le roman nous en apprend davantage sur elle, à travers ces témoignages, on se rend compte que Louki, même insaisissable, comptera parmi ces silhouettes suivies dans Paris, dans la nuit, qui fascinent l’auteur et que ses lecteurs n’oublieront pas. On y croise des figures qui semblent familières et d’autres, inconnues, comme hors du temps. Dans le café de la jeunesse perdue, un lieu de rendez-vous pour les habitués du café Modiano.

  • Lettre sur la lecture

    lettre du pape françois,sur le rôle de la littérature dans la formation,lecture,littérature,connaissance,cultureLe saviez-vous ? Le pape François a signé en juillet dernier une lettre « sur le rôle de la littérature dans la formation », d’abord destinée à la formation des prêtres puis élargie à celle de tous les chrétiens. Il y souligne « l’importance de la lecture de romans et de poèmes dans le parcours de maturation personnelle. » Un texte inattendu, recommandé par François Ost (UCLouvain) dans La Libre ou William Marx (Collège de France) dans Le Monde.

    La lecture y est présentée comme une parade à « l’obsession des écrans » et à l’« appauvrissement intellectuel et spirituel des futurs prêtres qui sont ainsi privés d’un accès privilégié, par la littérature, au cœur de la culture humaine et plus précisément au cœur de l’être humain. » Si le pape établit une passerelle entre littérature et spiritualité, ce qui est bien dans son rôle pastoral, j’ai été heureusement surprise devant cette communication publique d’un pape sur l’intérêt de la littérature et l’importance de la lecture. 

    François donne dans sa lettre une définition de la littérature qu’il aime beaucoup : « écouter la voix de quelqu’un ». Parmi les écrivains cités en référence, il y a bien Proust et Cocteau, entre autres, mais aucune voix féminine (petite note féministe en écho à la lettre adressée au pape à l’UCLouvain). Oui, la littérature exprime tous les aspects de notre humanité ; la fréquenter permet de mieux connaître les êtres humains, les misères et les richesses de la vie. Vous savez déjà que cette conviction est partagée ici. Que la cause des livres soit ainsi plaidée rejoint le credo de Mona Ozouf et de tant d’autres grandes liseuses devant l’Eternel. 

    © Harmen Meurs

  • Moment de beauté

    Bonnard Caumont (42) La petite fenêtre.JPG« Représenter la nature quand c’est beau. Tout a son moment de beauté. La beauté, c’est la satisfaction de la vision. La vision est satisfaite par la simplicité et l’ordre. La simplicité et l’ordre sont produits par les divisions de surfaces lisibles, les groupements de couleurs sympathiques, etc. » (16/2/1932)

    Pierre Bonnard, Un sentiment qui tient le mur

     

    Pierre Bonnard, La petite fenêtre, 1946, huile sur toile
    Collection belge LGR

  • Notes de Bonnard

    En sortant de l’exposition Bonnard et le Japon, j’ai trouvé à la boutique de l’Hôtel de Caumont un petit livre : Pierre Bonnard, Un sentiment qui tient le mur – Notes, propos et entretiens, dans la collection de poche de L’Atelier contemporain. J’ai découvert avec curiosité ces notes bien présentées sur papier ivoire, illustrées de photos, de dessins et de mots griffonnés sur des pages d’agendas.

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    « Ce livre regroupe des notes de Bonnard qui révèlent un artisan passionné du métier de peindre autant qu’un poète fervent de la vie brève, un célébrant du passage »  annonce Alain Lévêque dans la préface. Le titre vient de l’artiste lui-même qui se rangeait dans la peinture et aussi le dessin « de sentiment ». Soucieux de rendre en peignant l’émotion première, il écrit, en janvier 1934 : « Une vision sentimentale qui tient le mur. (Un sentiment qui tient le mur.) »

    Les premières notes extraites des agendas de Bonnard conservés à la Bibliothèque nationale datent de janvier 1927 (il a 59 ans) : « Violet dans les gris. Vermillon dans les ombres orangées, par un jour froid de beau temps. » (7/1/1927) Le temps qu’il fait, c’est ce qu’il écrit en premier sous la date, par exemple, à la fin de ce mois-là : « beau temps par vent d’est » ou « pluvieux le matin belle après-midi ». Ou tout simplement : « beau ».

    Ce sont des notes très concises, souvent des phrases nominales, des notations sur la couleur. « Si c’est harmonieux ce sera vrai – couleur, perspective, etc. Nous copions les lois de notre vision – non les objets. » (8/1/1928) Elles disent la recherche du beau : « Que le sentiment intérieur de beauté se rencontre avec la nature, c’est là le point. » (18/1/1939)

    Des peintres y sont nommés : Cézanne, Vallotton, Rubens… On trouvera plus loin de petits textes de Bonnard en hommage à Odilon Redon, Maurice Denis, Paul Signac, Maillol, ses souvenirs sur Renoir. Dans les premiers jours de septembre 1940, il cite des poètes : « 4 poètes Villon La Fontaine Verlaine Mallarmé ». En janvier 1944 : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux. »

    Pour un numéro spécial que lui consacre la revue Verve, Bonnard sélectionne quelques notes dont celle-ci m’a fait penser au wabi-sabi japonais : « Les défauts sont quelquefois ce qui donne la vie à un tableau. » Son petit-neveu Antoine Terrasse en cite d’autres, devenues célèbres, pour le catalogue de Bonnard dans sa lumière à la Fondation Maeght en 1975 : « Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture » et aussi « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon. »

    Les divers entretiens qui suivent éclairent la manière dont l’artiste considérait l’art, sa vie de peintre, ce qui comptait pour lui, à différentes périodes de sa vie. A Raymond Cogniat, en 1933, il confiait une date clé pour sa conception de la peinture : « C’était pendant des vacances que je passais dans le Dauphiné, dans une propriété de ma famille, aux environs de 1895 ; un jour, les mots et les théories qui étaient le fond de nos conversations : couleurs, harmonies, rapports de lignes et de tons, équilibre, ont perdu leur signification abstraite pour devenir quelque chose de très concret. Brusquement j’avais compris ce que je cherchais et comment je pourrais tenter de l’obtenir. 
    La suite ? Le départ était donné ; le reste a été de la vie quotidienne. »

    Observations personnelles, propos tenus, correspondances, Un sentiment qui tient le mur est plein de ces mots d’artiste parfois fulgurants : une vision de l’art et de la vie. Avec justesse, à la fin de la préface, Alain Lévêque écrit que «  Bonnard est l’un des grands peintres de l’émotion première de vivre » et qu’« En nous redonnant à aimer la simple matière des heures journalières, sans jamais moraliser, Bonnard nous convie à faire fruit du temps fini. »