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Culture - Page 68

  • Elucidation

    Avant de partager samedi un extrait de La plus secrète mémoire des hommes, voici une réponse de Mohamed Mbougar Sarr dans un entretien avec Guy Duplat : Mohamed Mbougar Sarr : "J’espère qu’il ne faudra plus attendre 100 ans pour qu’un autre écrivain noir, venu d’Afrique, obtienne ce prix" (La Libre Belgique, 18/11/2021)

    À quoi sert la littérature ?

    La littérature est ce que je tente de mettre au cœur de ma vie : la lecture, l’élucidation patiente du réel et des questions qui sont miennes et qui sont aussi celles de la condition humaine. Elle me sert à poser des questions : qu’est-ce qu’être humain ? Que fait-on pour mériter cette appellation ? C’est la question à laquelle tente de répondre la littérature, mais elle ne répond que par de nouvelles questions. C’est sa spécificité et sa force d’amener de nouvelles questions. En plus de cela, la littérature apporte le plaisir de lire, d’écrire, de rencontrer des écrivains, de converser avec ceux d’hier et d’aujourd’hui. C’est le territoire poétique par excellence et c’est là qu’on arrive à se débarrasser de sa nationalité, de sa couleur de peau, de son identité pour être vraiment dans la condition humaine.

    Mohamed Mbougar Sarr

  • Faye et Le Labyrinthe

    « Et un jour l’œuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la Terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes. » (Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages) Cette phrase termine l’épigraphe choisie par Mohamed Mbougar Sarr pour son roman La plus secrète mémoire des hommes, prix Goncourt 2021, que vous avez peut-être découvert parmi les invités de François Busnel à La Grande Librairie.

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    Manguier au Sénégal (source)

    C’est en m’informant sur ce livre source que je fais enfin le lien avec le poète chilien Roberto Bolaño dont je relis les derniers vers de Sale, mal vêtu traduits par Colo sur Espaces, instants : « Seules la fièvre et la poésie provoquent des visions. / Seuls l’amour et la mémoire. / Ni ces chemins ni ces plaines. / Ni ces labyrinthes. / Jusqu’à ce qu'enfin mon âme rencontra mon cœur. / J’étais malade, certes, mais j’étais vivant. » Des vers aussi en résonance avec ce gros roman qui tourne autour de la fascination d’un jeune écrivain africain pour un livre culte introuvable, Le Labyrinthe de l’inhumain.

    Voici le début de La plus secrète mémoire des hommes : « 27 août 2018. D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude. 
    Je quitte Amsterdam. Malgré ce que j’y ai appris, j’ignore toujours si je connais mieux Elimane ou si son mystère s’est épaissi. »

    Le narrateur, Diégane Latyr Faye, avait découvert Le Labyrinthe de l’inhumain de T.C. Elimane en classe de première au Sénégal, dans un Précis des littératures nègres, en même temps que les remous suscités par ce « chef-d’œuvre » publié à Paris en 1938, primé d’abord puis retiré de la vente à la suite d’une polémique. Elimane avait alors disparu. En 1948, une journaliste, Brigitte Bollème, avait publié une enquête sur ce « Rimbaud nègre ». Installé à Paris pour ses études, le narrateur désire plus que tout devenir romancier. Son premier livre, Anatomie du vide, a fait un four, mais récolté des encouragements dans Le Monde (Afrique) : « promesse à suivre ».

    C’est dans un bar que Faye a reconnu « l’ange noir de la littérature sénégalaise », Marème Siga D., une écrivaine dans les soixante ans, et osé l’approcher, d’abord avec un éloge convenu puis en lui parlant de sa poitrine entrevue (elle-même en a beaucoup parlé dans son œuvre). Elle finit par l’inviter à l’hôtel où elle le laisse embrasser ses seins mais rien de plus. Elle a deviné qu’il rêve d’écrire et lui fait remarquer qu’ « On ne peut pas vivre l’instant et l’écrire en même temps. » Après avoir fumé un joint, Siga D. lui lit des passages d’un livre qu’elle lui prête : Le Livre de l’inhumain« Lis-le, puis viens me voir à Amsterdam. »

    Après avoir lu toute la nuit ce texte si longtemps cherché, il le relit encore et encore, et se met à tenir un journal. Que ce soit avec son colocataire polonais Stanislas, traducteur, avec Musimbwa, son ami congolais, avec Béatrice Nanga, camerounaise, sa préférée dans leur bande de jeunes écrivains africains, la discussion porte inévitablement sur Elimane et le désir d’écrire « un bon livre ». Une autre femme lui plaît : Aïda, une photojournaliste qu’il a rencontrée dans un square et avec qui il passe une nuit d’amour. Mais elle ne veut pas s’attacher, son métier peut l’appeler ailleurs et elle partira bientôt pour l’Algérie où éclate une « révolution historique ».

    Aux archives de la presse, Faye lit tout ce qui a été publié sur le cas Elimane, dont un entretien entre Brigitte Bollème et les deux éditeurs du Labyrinthe de l’Inhumain. Certains critiques tiennent des propos haineux, mais le pire vient d’un membre du Collège de France qui accuse l’auteur de plagiat. Stanislas qui traduit le Journal de Gombrowicz y a lu que celui-ci déplorait chez Elimane les « inutiles virtuosités de premier de classe qui a tout lu ». « Tu voudrais n’écrire qu’un livre », peut-on lire dans des extraits du Journal de T.C. Elimane insérés à la fin du premier livre de La plus secrète mémoire des hommes.

    A Amsterdam où Faye la retrouve, Siga D. lui raconte comment elle n’a connu son père Ousseynou Koumakh que vieux – elle avait vingt ans, lui nonante-deux. Sa mère est morte à sa naissance, elle hait ce père qui l’a toujours rejetée, peut-être pour cette raison, et qui avait d’autres femmes. Ousseynou et son frère jumeau Assane, l’aîné, étaient tous deux amoureux de sa mère, la belle Mossane. Devenu aveugle à vingt-deux ans, Ousseynou, élevé dans la connaissance des traditions et qui possède un don de voyance comme son père, s’est vu évincer par Assane, formé à l’école des Blancs, qu’elle a choisi d’épouser. Quand Assane s’est engagé en 1914 pour se battre en France, il a confié Mossane enceinte à son frère. Elle a donné naissance à Elimane en mars 1915. 

    Emouvant personnage que cette femme « esclave de l’attente » sous un manguier. Siga D. voulait écrire sur son histoire, mais elle n’y est pas arrivée. Son premier livre, « Elégie pour nuit noire », autobiographique, raconte sa vie d’étudiante en philo, sa vie sexuelle, sa solitude. Elle a failli sombrer dans le désespoir ou dans la folie, mais une poétesse haïtienne rencontrée à Dakar l’a aidée à reprendre des études à Paris.

    Dans ce roman foisonnant, les parties et chapitres ne se suivent pas chronologiquement mais sont autant d’entrées dans la double histoire de La plus secrète mémoire des hommes : celle d’Elimane et du Labyrinthe de l’inhumain, celle de Faye possédé par le désir d’écrire lui aussi un chef-d’œuvre. Les deux s’entremêlent comme le passé et le présent.

    Y a-t-il moyen de cerner qui était vraiment Elimane, quelle est la signification profonde de son livre, en remontant la piste de tous ceux qui l’ont rencontré ou se sont mêlés à son destin ? Ce sera en tout cas l’occasion de découvrir et leurs histoires respectives et la grande histoire, que ce soit en Afrique ou en Europe. Des drames personnels, des conflits politiques, des scènes cruelles, des morts troublantes.

    La plus secrète mémoire des hommes correspond à ces mots de Mohamed Mbougar Sarr, dans une réponse de Stanislas à Diégane : « Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Il a dédié son roman à Yambo Ouologuem, un écrivain malien qui lui a inspiré le personnage d’Elimane. Je vous recommande ce roman « étourdissant, hymne d’amour à la puissance de la littérature » (Guy Duplat dans La Libre Belgique).

  • J'aime le rond

    J’aime le rond.
    J’aime le rond, les courbes, l’ondulation,
    le monde est rond, le monde est un sein.

    Saint Phalle Mouvement ob_b62322_nanas.jpg

    Niki de Saint Phalle, Mouvement
    (cliquer pour la source et le commentaire)

    Je n’aime pas l’angle droit, il me fait peur.
    L’angle droit veut me tuer, l’angle droit
    est un assassin.
         L’angle droit est un couteau,
    l’angle droit c’est l’enfer.

    Je n’aime pas la symétrie.
         J’aime l’imperfection.
    Mes cercles ne sont jamais tout à fait ronds.
    C’est un choix, la perfection est froide.
    L’imperfection donne la vie, j’aime la vie.

    J’aime l’imaginaire comme un moine
    peut aimer Dieu.
    L’imaginaire c’est mon refuge, mon palais
    l’imaginaire est une promenade à
    l’intérieur du carré et du rond.
         Je suis une aveugle, mes sculptures
    sont mes yeux.
         L’imaginaire est l’arc-en-ciel,
         le bonheur est l’imaginaire, l’imaginaire existe.

    NIKI DE SAINT PHALLE

    * * * * *

    Ma lecture en cours demande du temps,
    aussi je partage ce poème lu quelque part sur la Toile.
    A bientôt.

    Tania

  • Règle du jeu

    gwenaëlle aubry,saint phalle,monter en enfance,essai,biographie,art,sculpture,tirs,nanas,jardin des tarots,tinguely,création,traumatisme,rebellion,culture« A certains, l’enfance est donnée, elle reste là, à portée de main. Pour les autres, elle se conquiert, dans la mesure d’une distance, par-delà tout ce que d’elle on a préféré oublier, tout ce qu’en vous elle a menacé. Saint Phalle est, bien sûr, l’une des reines de la tribu de l’enfance : « Children should be seen and not heard, Les enfants doivent être vus, et pas entendus », lui répétait sa mère quand elle ne la frappait pas au visage avec sa brosse à cheveux. Elle a obéi, transformé l’interdit en règle du jeu : de l’enfance, elle a tout donné à voir, tout offert au regard, candeur et démesure, appétit d’ogre et terreurs enfouies, insolence, joie, cruauté. Je crois pourtant qu’il lui a fallu, pour la retrouver, accomplir un long trajet. On dit « tomber en enfance » comme « tomber amoureux » : mais Saint Phalle n’est pas tombée, elle est montée en enfance. Son lourd legs, elle l’a, comme on souffle un métal, transmué en légèreté. »

    Gwenaëlle Aubry, Saint Phalle, Monter en enfance

  • Niki de Saint Phalle

    Sur la couverture de Saint Phalle, Monter en enfance (2021) de Gwenaëlle Aubry, romancière et philosophe, Niki de Saint Phalle (1930-2002) met le lecteur en joue, un œil bien ouvert, prête à tirer. Qu’ai-je vu d’elle, au fond ? La fontaine Stravinsky près du Centre Pompidou, des Nanas, le Jardin des Tarots – jamais visité, mais découvert dans un bel album de Mélanie Gourarier et de Laurent Condominas (Actes Sud, 2010).

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    « Moi, je m’appelle Niki de Saint Phalle, et je fais des sculptures monumentales. » Déclaration de 1966, quand elle conçoit les décors d’un ballet de Roland Petit, Eloge de la folie, avec Jean Tinguely et Martial Raysse. Gwenaëlle Aubry préfère l’appeler Saint Phalle, considérant que c’est parce qu’elle est une femme qu’on « s’autorise à l’appeler par son prénom, comme on le fait pour les mannequins, les actrices, les autrices » (triade qui me laisse perplexe). D’être identifiée aux Nanas« ça l’a parfois agacée, mais ça n’est pas grave. »

    « Niki vient du grec nike, qui signifie « victoire », dont la ville de Nice tire elle aussi son nom : Nice où, très jeune, bien avant la rencontre avec Tinguely et l’Eloge de la folie, « Niki » a vécu, tenté de se tuer, été internée, subi des électrochocs, commencé à peindre. » Cette « jeune patricienne » a été mannequin. A onze ans, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle a été violée – son père a « mis son sexe dans [sa] bouche ». Elle l’a raconté dans Mon secret. Aubry : « Le saccage, c’est sous ce signe qu’elle a débuté, le saccage et la profanation. »

    Avant ses énormes sculptures et ses Nanas, elle tirait à la carabine sur des assemblages couverts de plâtre pour faire exploser des poches de couleur enfouies sous le blanc. Avec Jean Tinguely, complice et compagnon de jeu, ils ont inventé ensemble « 36000 façons d’être déséquilibré ». « Elle a quitté la chambre et les ouvrages pour dame », écrit Aubry ; son monde est dehors, dans l’espace public. Sur une colline toscane, son « destin » prendra forme dans le Jardin des Tarots.

    Avec Harry Mathews, son premier mari, elle a vu en 1955 le parc Güell construit par Gaudí sur les hauteurs de Barcelone et elle a su qu’elle ferait ça un jour : « édifier à son tour un « jardin de joie », un « jardin des Dieux ». De 1978 à 1998, avec Tinguely et toute une équipe, elle s’est mise à « tresser d’arachnéennes armatures de fer, pulvériser du béton, mouler et cuire des céramiques, tailler et agencer des fragments de miroirs – mais aussi détourner les sources, apprivoiser les pierres, les épineux, les maquis de genêts et de genévriers, les troncs courbes des chênes et des oliviers ».

    Elle a vécu là des années, habitant le ventre de L’Impératrice. Dans le Jardin des Tarots sont venus La Papesse, le Magicien, l’Oiseau de feu (Soleil), le Château, l’Empereur, la Force, la Maison-Dieu, la Justice, le Diable, etc., son « autobiographie astrale », une « forêt de formes et de symboles, hybrides, condensés, selon la logique imperturbable du rêve et du désir, et dont les combinaisons changeantes cryptent d’innombrables récits. »

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    Saint Phalle a conçu son œuvre en se tournant vers l’enfance, un long trajet qui a pris des années : « Détruire, c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. » Sa révolte contre la domination, le pouvoir absolu, l’a rendue « à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. » Aubry : « L’enfance fêlée ouvre au mythe. Pas seulement à l’art, à la littérature, ni même aux contes et aux légendes, mais au mythe. A ces grandes figures aux yeux creux directement prélevées sur l’inconscient, et qui en tiennent en joue les redoutables puissances. »

    En 1954, avec Harry Mathews, épousé quatre ans plus tôt, à dix-huit ans, elle a fait la connaissance du poète Robert Graves qui demandait aux femmes : « Ne seriez-vous pas la Déesse blanche ? » Le couple ira vivre un temps à Majorque, dans le village où Graves vivait. Mathews voulait écrire, Saint Phalle peindre. Il a été un « homme-socle », le père de ses enfants. Avec lui, elle a eu la « révélation » Gaudi, puis celle du facteur Cheval dans son Palais idéal : « La beauté de l’homme seul dans sa folie, sans intermédiaires, sans musées, sans galeries ».

    En 1960, ils se séparent, elle laisse ses enfants avec leur père. Durant les années des « Tirs », elle rencontre Jean Tinguely. Ils vont travailler ensemble, voyager, s’installer, se séparer, se marier en 1971. Pour lui, elle est « l’artiste-enfant », « un artiste primitif » ou encore « un Indien au féminin ». Ils ont en commun « la passion du mouvement ». Dans une lettre posthume à Jean T., elle écrit que leur rencontre était « de pure électricité » – « On ne pouvait pas s’asseoir quelque part sans créer quelque chose de nouveau. Nous savions jouer et nous savions comment jouer ensemble. »

    Une amie enceinte a été « la NANA originale ». Aubry : « Les Nanas sont pleines, et elles sont le plein : elles n’ont besoin de rien, pas même du monde et encore moins des hommes. Elles sont à elles seules un monde, une sphère paisible, close et autarcique. » Joyeuses, puissantes, colorées, elles sont aussi filles de HON (« elle » en suédois), une géante allongée entre les jambes de laquelle pénétraient les visiteurs du musée de Stockholm, en 1966.

    Saint Phalle : « J’ai la folie des grandeurs. Mais j’ai la folie des grandeurs féminines, c’est différent ». Elle a construit le Jardin des Tarots « pour prouver qu’une femme avait la possibilité de rêver en grand. » L’artiste renvoie la violence, inverse les armes : « Les machos ont été mes muses. La souffrance qu’ils me procuraient et ma vengeance ont nourri mon art pendant des années. Je les en remercie. »

    Saint Phalle, Monter en enfance est une approche très documentée de l’artiste, pleine d’empathie et du désir d’expliquer son chemin de création. Gwenaëlle Aubry la cite, met ses pas dans les siens, rencontre ceux qui ont travaillé avec elle, notamment au Jardin des Tarots. Une lecture qui me rendra plus attentive à la profondeur de cet art si joyeux en surface.