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Amour - Page 32

  • Si je t'aime

    Elissa raconte : « J’étendais la lessive sur la haie entre notre jardin et celui de la voisine. Bavarde, comme d’habitude, tenant la chronique du quartier. » Cette première phrase résume bien le point de vue de Claude Pujade-Renaud : rapporter la vie familière d’Elissa, compagne pendant quinze ans de saint Augustin, qu’elle nomme Augustinus ou plus souvent encore, « l’évêque d’Hippo Regius », qui l’a aimée pendant près de quinze ans puis répudiée en vue d’un riche mariage. 

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    Leonard Limosin, Didon (émail peint sur cuivre)

    Dans l’ombre de la lumière n’a rien d’une biographie, c’est un roman où les relations entre hommes et femmes se mêlent à l’affrontement, en cette fin de l’antiquité, entre christianisme et manichéisme dans le nord de l’Afrique. D’où ce beau titre – la lumière et l’ombre, le bien et le mal, division manichéenne du monde qui influence aussi la manière de s’alimenter.

    C’est par sa voisine qu’Elissa apprend le séjour prochain d’Augustinus à Carthage durant l’été, pour y prêcher – « Tout feu tout flamme, très persuasif , à ce qu’on m’a dit. » Fébrile, elle prétexte une livraison urgente pour cacher son trouble. Elissa travaille pour le potier Marcellus et doit justement se rendre dans une villa romaine où une mosaïque, à l’entrée, représente « Didon se jetant dans les flammes », or son prénom est « la forme grecque d’Elishat, le nom phénicien de Didon. (…) Didon la fondatrice de Carthage. Didon, l’abandonnée. Comme moi. »

    Lorsqu’elle est revenue seule d’Italie, sans son homme, sans son fils, Elissa a été recueillie chez sa sœur Faonia et son mari. Païens, ils sont les seuls à savoir qu’elle n’a pas renié le manichéisme, contrairement à Augustinus qui partageait autrefois sa croyance. Faonia qui n’a pas pu avoir d’enfant adorait son neveu Adeodatus. Elissa sympathise avec de nouveaux clients de son beau-frère, Victoria et Silvanus, des chrétiens. Une chute de cheval a laissé Silvanus paralysé du bassin et des jambes, une épreuve pour ce couple dans la trentaine, qui laisse Elissa songeuse : « J’avais trente-deux ans lorsque Augustinus m’a rejetée. Depuis, je n’ai plus jamais fait l’amour. »

    Silvanus est copiste : il reporte sur papyrus ou parchemin des discours notés au vol par des secrétaires sur des tablettes de cire qu’il lui faut déchiffrer et comparer, un long travail. Le parfum de l’huile, l’odeur des parchemins rappellent à Elissa les rouleaux accumulés dans la « bibliothèque » d’Augustinus, sa fierté. Ils s’étaient rencontrés lors de sa deuxième année d’études à Carthage, à l’époque elle faisait le ménage chez de riches Romains. Près d’une chapelle, un soir de septembre, l’étudiant s’était assis à la place d’où elle avait l’habitude de contempler la mer, du haut d’un à-pic, dos à la ville. Ils n’avaient pas encore dix-huit ans.

    Dès le début, il lui a parlé de Monnica, sa mère, qui espère avant tout qu’il « devienne un bon catholique ». Treize ans plus tard, ils l’avaient laissée derrière eux pour partir tous les trois en Italie, Augustinus, Adeodatus et elle. « Je songe à ces trois femmes sur ce rivage de Carthage : Didon, Monnica, Elissa. Trois femmes pleurant la perte de l’homme aimé. »

    Evocation des beaux jours, des heures amoureuses, des discussions entre amis du temps où Augustinus critiquait l’Ancien Testament « rédigé dans un latin exécrable ». Etudiant brillant, il était connu pour ses discours remarquables. Quand il était précipitamment rentré à Thagaste où son père mourait, Elissa était enceinte, sans qu’il le sache. Elle savait depuis le début qu’il ne serait pas question de mariage entre « un homme comme lui » et « une fille de basse extraction », Monnica étant dévorée d’ambition pour son fils préféré. Mais elle espérait le voir revenir.

    Son amant lui était revenu, s’était réjoui de l’enfant à naître. Ils avaient loué une petite maison avec un jardin minuscule et vu grandir Adeodatus : son père lui avait appris à lire, Elissa avait suivi les leçons en même temps. Sa sœur gardait l’enfant pour leur permettre d’aller au théâtre, qui passionnait alors Augustinus.

    Elissa se rend à la basilique où l’évêque d’Hippone attire la grande foule, elle observe comme il a changé physiquement, le dévisage puis retrouve sa voix, « ce timbre, grave et suave » et c’est « merveilleux et intolérable ». Elle fuit par une porte latérale. Quand Victoria lui demande si elle pourrait passer de temps en temps l’après-midi près de Silvanus, pour qu’elle puisse aller chez sa sœur, Elissa accepte, pour retrouver l’odeur aimée du vélin.

    A quarante-trois ans, l’âge d’Augustin à deux mois près, Elissa est furieuse de l’entendre condamner les jouissances terrestres au profit de l’amour de Dieu qui n’a rien de commun avec l’amour humain. Lui, l’étudiant avide de sexe, est à présent si différent. Quand son départ est annoncé, elle ne peut s’empêcher de se souvenir de la route qu’ils ont faite ensemble vingt-quatre ans plus tôt, avec leur fils, pour rentrer à Thagaste, chez Monnica, où Adeodatus s’était si bien entendu avec la chienne Tigris, ils s’adoraient.

    Dans l’ombre de la lumière est un voyage incessant entre passé et présent, souvenirs et vie quotidienne, réflexion et sensations : « Parfois je ne sais plus si je t’aime. Ou si je m’aime moi t’aimant. » (Cette phrase occupe seule toute une page.) Le roman, qui oscille entre regard amoureux et ressentiment, évoque Augustin en creux, à travers ce que les autres pensent et disent de lui, en particulier Silvanus, ébloui par ses textes et ses Confessions, et bien sûr, Elissa, qui voit en lui l’homme plus que le grand homme (à sa manière de s’asseoir, elle devine qu’il souffre encore d’hémorroïdes – les détails triviaux ne manquent pas).

    Tantôt documentaire, tantôt lyrique, parfois lourd (pourquoi avoir gardé tous les prénoms latins en -us alors que le récit opte pour une approche et une langue familières ?), le roman se perd un peu entre ses diverses strates. Pour Elissa, la figure centrale de ce récit, la concubine évoquée en quelques lignes dans les Confessions, Claude Pujade-Renaud a imaginé « un tout autre itinéraire » en laissant revenir à elle, même si elle n’en a pris conscience qu’après coup, certains traits du caractère de sa mère et aussi les paysages lumineux de sa Tunisie natale.

  • Rouge vif

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    « L’incertitude me manquait. Les virages me manquaient. Il me manquait de ne plus pouvoir déformer, défaire le temps, le mettre dans un verre et l’avaler rouge vif. Entre deux doigts, le désir instable, fugitif, la peur et la sueur, l’incertain et l’intense, cela me manquait. »

    Sumana Sinha, Fenêtre sur l’abîme 

     



  • Une Indienne à Paris

    Le festival Europalia India provoque-t-il une véritable Indomania à Bruxelles ? Difficile à dire quand on n’a pas encore franchi le seuil des expositions consacrées en ce moment à l’Inde – heureusement la plupart seront visibles jusqu’à la fin de l’année et même au-delà. En attendant, parmi les titres de littérature indienne exposés à la bibliothèque Sesame, qui la accueillie le mois dernier, j’ai choisi le roman d’une Indienne à Paris, Fenêtre sur l’abîme (2008), signé Sumana Sinha. 

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    Shumona Sinha à France Culture, 30/9/2011 

    Madhuban, la narratrice, provoque d’emblée : « Viole-moi ! », dit-elle à son amant qu’elle retrouve à l’hôtel avant de rentrer chez son mari. « Mais je suis arrachée du sommeil chaque nuit. Secouée par des cauchemars. » Entre David et Antoine, sa vie ressemble à ces pièces de palais que les sultans ou les maharajas font couvrir de morceaux de miroir.

    Flash-back. A Calcutta, tout a commencé six ans plus tôt dans « une vieille Ambassadeur blanche » (dans L’amant de Marguerite Duras, la limousine était noire). « L’autre nom du bonheur est français » se dit Madhuban depuis que Michel Bertrand, à un festival de films français, s’est jeté « dans l’eau noire, profonde, des yeux d’une Bengalie. Elle fut son Inde. Elle fut son étonnement oriental. L’unique. » Depuis, le diplomate et l’étudiante se voient en cachette.

    Michel n’a d’abord pas cru aux audaces de la jeune femme inventant mille prétextes pour s’absenter le week-end et l’accompagner dans d’autres villes d’Inde, ravie de tout ce qui s’offre à elle, l’avion, les chambres d’hôtel, les soirées et les nuits. « Michel ne savait pas encore que quatre mois avant mon départ pour la France – et le sien pour la Russie, (…) – il me verrait pour la dernière fois. » La fille du diplomate a trouvé le mot de passe de son père sur l’ordinateur, sa femme traite Madhuban de « pétasse » par téléphone, et ensuite, rien. Le vide, le silence.

    Pas de chronologie dans ce récit. Deux lieux : Paris, où Madhuban participe à un programme d’échange (enseigner l’anglais dans les collèges et les lycées et améliorer du même coup son français) et Calcutta, sa vie d’avant, sa famille, ses souvenirs. Elle passe un premier automne « doré » à Paris en 2001 : marcher, s’asseoir dans un café près de la vitre, répondre des milliers de fois à « Tu aimes Paris ? », aux flatteries sur sa beauté. « Partout, des regards et des sourires, la joie soudaine et légère, pareille au pollen dans l’air. » Tout, dans cette vie, lui plaît. « Paris va t’engloutir ! » avait prédit Michel.

    Hébergée d’abord par une amie cinéaste rencontrée à Calcutta, Madhuban, quand elle n’a pas de cours à donner, s’émerveille « à chaque pas », achète ses carnets chez Gibert Jeune, flâne du côté de la Cité Universitaire, son « oasis, étendue et dense, dans une ville étrangère ». Musiques, lectures disparates, rencontres : « le temps était une aile blanche. La vie avait un rythme gai, la vie n’était que promesses, éclats, couleurs claires… »

    Sans cesse, le nom de David revient, c’est lui son histoire d’amour, son récit de voyage – « Le reste ne compte pas. » Mais David, elle le rencontre bien plus tard, lorsqu’elle est déjà mariée avec Antoine. Ses parents s’inquiètent de loin, après leur grande colère quand ils ont découvert ses frasques ; ses amies d’enfance essayent « de freiner (ses) excès de vitesse », craignent que « Plume » (son pseudo) sorte à nouveau avec un homme marié.

    Le Paris des touristes, ses boutiques, ses rites, ses saisons, la vie étudiante, sa propre chambre à la Cité-U, c’est le thème de la première partie de Fenêtre sur l’abîme, même si la narratrice a choisi de s’égarer « librement dans les allées de la mémoire ». Cette vie au jour le jour, « sans penser au lendemain », à écrire des poèmes, à préparer une thèse sur « le questionnement du Temps dans la poésie française contemporaine », est aussi une expérience physique, sensuelle, érotique.

    Son directeur de thèse lit ses pages, l’invite quand il reçoit poètes, artistes et philosophes. Bientôt elle l’appelle « Antoine », l’accompagne aux vernissages, s’installe chez lui. Premiers mois de fête autour des mots et des livres. Un soir d’été, il glisse une bague en or à son doigt, avec « trois gouttes de lumière ». Tout devrait être parfait… « Comment ? Vous devinez déjà ? Mais moi je ne savais pas. » Vivre auprès du beau visage d’Antoine ne suffit pas, Madhuban a besoin d’imprévu, de désir, de rencontres de hasard. La nuit, il dort paisiblement, elle sort. David entre dans sa vie, dans sa peau. 

    Fenêtre sur l’abîme raconte avec fièvre l’émancipation éperdue d’une jeune femme qui veut tout vivre avec passion. Après avoir commencé ce roman en bengali, Sumana/Shumona Sinha a osé l’écrire en français directement, sur le motif en quelque sorte, dans une langue imagée pleine d’éclats, baroque. Récemment, elle a « craché sa colère » dans Assommons les pauvres ! où elle aborde le thème de l’exil d’une tout autre manière.

  • Au secours

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    « Seul un être humain peut venir au secours de son semblable. Seul un homme peut donner de la force à un autre qui est dans le malheur. Ça, je l’ai appris, dit-il avec une passion singulière, la voix rauque. Et ce n’est pas à l’université que je l’ai appris, mais ici, parmi les malades, parmi les milliers de malades. Ce n’est pas vrai qu’il n’y ait aucun secours possible. Mais il faut trouver l’être qui va nous aider quand nous sommes seuls et que nous ne voulons plus vivre. » 

    Sándor Márai, La soeur


  • Márai, ô ma Douleur

    Quand j’ouvre un roman de Sándor Márai, chaque fois, la voix de son narrateur me captive. La sœur (traduit du hongrois par Catherine Fay) commence ainsi : « Je vais tenter de consigner ici tout ce que j’ai vécu en ce Noël singulier... » Le quatrième Noël de la Deuxième Guerre mondiale, dans une petite station thermale désertée où un écrivain réside pour une semaine dans une auberge bon marché, celui-ci découvre étonné que son voisin de palier n’est autre que « Z., le fameux Z., le grand musicien, encore célébré quelques années auparavant, dans les salles de concert des grandes capitales, par un public international. Devant un homme qui n’est plus que l’ombre de lui-même, mais très calme et discret, il ne voudrait pas « troubler l’équilibre de son âme par une compassion malvenue ». 

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    Enrico Brandani (1914-1979), La chorale

    Au lieu de profiter d’un décor de montagne féerique, les pensionnaires sont confinés à l’intérieur par une pluie glacée qui provoque des avalanches. Seul un petit cheval apporte chaque jour le courrier et des vivres. « Dans cette arche, nous étions sept bipèdes à attendre la fin de la pluie et l’émergence du soleil ». Au bout de trois jours, on trompe l’ennui comme on peut, on s’observe. Le couple de la seule chambre avec balcon intrigue, l’homme et la femme ne descendant jamais ensemble dans la pièce commune : une femme « plus toute jeune, fragile, à l’aspect maladif », un homme « chauve, légèrement empâté, au regard triste et soucieux ». Ils se succèdent pour écouter la radio, attentifs surtout à « la chronique ordinaire des accidents, des disparitions, des morts. »

    La veille de Noël, sceptiques devant la promesse de l’aubergiste d’un beau Noël blanc malgré tout, les vacanciers s’efforcent de faire bonne figure : on décore le sapin, on trinque, on parle. Seuls le couple et Z. sont restés dans leur chambre, et personne d’autre que l’écrivain n’a reconnu le musicien que chacun trouve « très distingué », bien quil quitte la salle chaque fois que la radio diffuse de la musique de danse ou des chansonnettes. Respectant l’incognito de Z., déjà là depuis deux mois, lécrivain s’interroge sur son retrait inexpliqué des scènes de concert. 

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    Un drame, le jour de Noël, met fin à cette drôle d’attente, et soudain, comme promis, le temps change, la neige arrive, puis le soleil. Le pianiste semble à présent prêt à s’épancher auprès de celui qui l’a reconnu – ils se sont quelquefois croisés dans le monde avant de se rencontrer ici sur un chemin de promenade : « Chaque être humain est obligé de porter la passion sur lui comme une croix ». Quand l’écrivain s’inquiète de son retour sur scène, il lui confie ce qui a modifié son destin : deux doigts paralysés à la suite d’une maladie.

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    Huit mois plus tard, le journal annonce la mort de Z. dans une ville d’eaux suisse. Quelques semaines après, l’écrivain reçoit une enveloppe épaisse par la poste. L’ambassade de Suisse lui transmet un manuscrit du pianiste hongrois, « selon la volonté du défunt ». Au tiers du livre, le narrateur cède la place à Z. « Quand une voix s’exprime à partir de l’autre rivage sur des questions de vie et de mort, sur les grandes émotions qui animent les êtres, tels la croyance, l’amour et la passion, ceux qui sont encore sur cette rive ne savent pas répondre. Ils se taisent et écoutent. »

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    Sándor Márai réussit pleinement à installer en nous cette écoute, pour peu que nous acceptions d’entrer dans les abîmes intérieurs. Le récit du pianiste est une histoire d’amour et de musique brisée par la maladie qui l’a frappé brutalement lors d’un séjour à Florence, pour un concert à l’invitation du gouvernement italien. Son dernier concert. Ensuite, c’est la longue traversée de cette maladie qui l’entraîne aux confins de la vie et de la mort.  

    « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. / Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici… » A l’hôpital où on le traite avec grand soin, et son corps et son âme seront sondés par un professeur courtois et son assistant quelque peu chamane, avec l’assistance de quatre « entremetteuses angéliques », les sœurs infirmières : Dolorissa, Cherubina, Carissima et Matutina. « « La Sœur » de Sándor Márai réunit dans un étonnant dialogue un musicien et la douleur aiguë qui le foudroie », résume très bien Lisbeth Koutchoumoff dans sa critique du Temps.