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Amour - Page 32

  • L'ami des Larsson

    L’exposition Carl Larsson, limagier de la Suède au Petit Palais m’a fait rouvrir Sundborn ou les jours de lumière (1996), le roman de Philippe Delerm au titre inspiré par le village suédois en Dalécarlie où Karin Larsson, peintre elle aussi, avait hérité d’une maison. 

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    Carl Larsson, La maison, Aquarelle pour l’album « Notre Maison », 1894-1896 © NATIONALMUSEUM STOCKHOLM

    Ulrik Tercier raconte l’histoire des Larsson et la sienne. Karin Larsson le lui a demandé dans une lettre de janvier 1919 à la mort du peintre : « Même si le destin nous a séparés, je vois mieux à présent à quel point nous étions ensemble, Carl, et Soren Kroyer, et vous, Ulrik, et moi, comme ce soir de juin 84 à Grez, Anna et Michael Ancher, et Marie Kroyer, et Julia, bien sûr. (…) Et vous, Ulrik, vous qui avez partagé toute cette quête, vous qui avez vécu l’essence de ces toiles sans jamais peindre vous-même, vous qui nous avez tous si bien connus, peut-être le moment est-il venu de témoigner de notre aventure (…) ».

    C’est donc à Grez-sur-Loing que son récit commence, en juin 1884. Kroyer peint Larsson dans le salon de l’hôtel Chevillon. Bientôt les deux amis se chamaillent et s’encourent « sous les tilleuls, silhouettes légères, Larsson tout en sombre, Kroyer tout en blanc », sautent dans une barque… Mélange de cris, de rires, aspersions d’eau fraîche : Karin et tout l’hôtel – August Strindberg et sa femme sont là aussi – viennent assister à ce nouvel épisode de la fête perpétuelle des peintres scandinaves depuis que Carl est arrivé. 

    Carl Larsson, « déprimé par des échecs parisiens », avait été attiré à Grez par Krogh le Norvégien et Nordström le Suédois, peintres attirés par Barbizon et qui avaient découvert non loin de Paris « ce petit paradis qui représentait pour eux la quintessence d’un village français ». Un an après leur mariage à Grez, Carl et Karin attendent leur premier enfant, une nouvelle fête est en vue. Ulrik, en deuil de sa mère, est ravi de seconder Larsson dans la préparation des feux d’artifice.

    Ulrik accompagnait chaque année ses parents dans la maison de sa grand-mère. Son père, passionné de peinture, fréquentait les peintres, leur achetait des toiles – lui-même peignait en secret, cachait son travail. La mère d’Ulrik, Danoise d’origine, était enchantée de parler dans leur langue avec ces Scandinaves, son père admirait leur art de « peindre la vraie vie ». 

    Quand Julia, la meilleure amie de Karin à l’école des beaux-arts de Stockholm, vient les rejoindre à Grez en juillet, Ulrik tombe amoureux de cette jeune femme exigeante : elle se fâche contre Karin parce qu’elle ne peint plus assez, Julia l’accuse de se laisser piéger par Carl qui l’éloigne de son propre travail de peintre. Mais elle-même, toujours en recherche, concède qu’elle n’a encore rien d’abouti à exposer.

    Avec Julia, Ulrik se rend à Skagen, ce bout du Danemark où les peintres sont à l’affût d’un bleu sans pareil, où on se sent devenir « la mer, la plage et le ciel ». Ils y apprennent la naissance de Suzanne Larsson. La station est renommée depuis qu’Andersen en a chanté les louanges. A la belle saison, l’hôtel Brondum accueille tous ceux qui « viennent voir se mêler au bout du cap les eaux des deux mers, le Kattegat et le Skagerak. » 

    Il y pleut souvent, mais par beau temps, « le soleil de Skagen, la lumière de Skagen étaient bien plus que de la lumière et du soleil. Ils recelaient aussi en filigrane la longueur de l’attente, la fragilité de leur apparition. Ce bleu de lait, ce blanc à peine grisé brillaient d’une intensité mystérieuse, qu’un souffle pouvait balayer. » La mort de son père rappelle Ulrik en France. Il lui laisse largement de quoi vivre à sa guise. Pour ce qui est de la maison de Grez, il ne décide rien encore.

    De retour à Skagen avec Julia l’été suivant, il assiste aux discussions. Les artistes ont l’art de faire la fête, mais leurs désaccords peuvent être profonds, Kroyer reproche à Julia de ne jamais peindre les gens, Anna Ancher renchérit : « Nous sommes tous en quête de lumière. Mais cette lumière passe sur les choses, les êtres que nous aimons. » 

    En décembre 1885, Ulrik découvre enfin Sundborn, après trois jours de voyage en traîneau : un village aux maisons de bois peintes, une rivière, les bouleaux du jardin, une maison que Carl et Karin sont impatients de métamorphoser. Pour leur invité, c’est le temps des questions : Grez, Skagen, Sundborn signifient quelque chose d’essentiel pour ses amis peintres, mais pour lui ? 

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    Carl Larsson, Jeune femme allongée sur un banc, 1913 (The blue lantern)

    Au creux de l’hiver, il sent « tout le silence » de sa vie. « J’écrivais pourtant, moins sur ce qu’ils peignaient que comme ils peignaient. Des notes, des instants, des climats. » Julia, persuadée « qu’on ne peut servir à la fois l’art et le bonheur », s’est installée à Giverny, travaille avec Monet. Sundborn ou les jours de lumière est une immersion dans la vie des Larsson et des peintres de Skagen à la fin du XIXe siècle. Philippe Delerm, à qui on prêterait volontiers la mélancolie d’Ulrik, montre dans ce beau roman d’atmosphères leurs façons de concilier quête artistique et existence, ainsi que la fragilité du bonheur.

  • Comme toi

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    « Poétesse, sens-tu à quel point tu t’es emparée de moi, toi et ton magnifique compagnon de lecture, voici que j’écris comme toi, comme toi je descends les quelques marches menant de la phrase à l’entresol des parenthèses où les plafonds sont si bas et où ça sent les roses anciennes, qui ne cessent jamais. Marina : comme j’ai habité ta lettre. »

    Rainer Maria Rilke à Marina Tsvétaïeva, 10 mai 1926.

  • Boris Marina Rainer

    L’amour des mots et les mots de l’amour dans les lettres de deux, et même trois poètes, voilà le thème de Est-ce que tu m’aimes encore ?, la correspondance entre Marina Tsvétaïeva et Rainer Maria Rilke (traduit de l’allemand par Bernard Pautrat). Le traducteur, dans sa préface intitulée « L’amour à distance », rappelle le contexte de 1925, la « large tache rouge » de l’URSS qui s’étend sur la carte de l’Europe, l’émigration russe, « souvent dans la misère » et les circonstances qui ont fait naître cette correspondance. 

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    Marina Tsvétaïeva en 1925 / Rainer Maria Rilke en 1924

    Leonid Pasternak – peintre russe, installé à Berlin avec une partie de sa famille – avait écrit à Rilke à l’occasion de ses cinquante ans, alors en clinique à Val-Mont, en Suisse. Ils s’étaient connus à Moscou, vingt-cinq ans plus tôt. Rilke, dans sa réponse, fait l’éloge des poèmes de son fils Boris et le père s’empresse d’en faire part à celui-ci. « 35 ans, marié, un enfant », Boris Pasternak s’est pris d’amitié puis d’amour fou pour Marina Tsvétaïeva, émigrée à Paris avec sa famille (son mari Sergueï Efron dont elle a eu deux filles (la seconde, Irina, morte en URSS) et un fils). Il lui écrit lettre sur lettre. Tous deux admirent « le grand Rilke », leur « Maître ». 

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    Portrait posthume de Rilke par Leonid Pasternak, 1928

    Boris, après avoir pris connaissance de la lettre du poète à son père, écrit à Rilke pour le remercier : « Je vous dois les grandes lignes de mon caractère, la manière de mon existence spirituelle. Ce sont vos créations. » Il lui parle de poésie et aussi de Marina, « poétesse-née », priant Rilke de lui envoyer un exemplaire dédicacé des Elégies de Duino, son dernier recueil paru. 

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    De Rainer Maria Rilke à Marina Tsvétaïeva (1926)

    En mai 1926, Rilke envoie à Tsvétaïeva une lettre chaleureuse, avec ses Elégies et Sonnets à Orphée. Il promet d’autres exemplaires à l’intention de Boris Pasternak et interroge : « Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de vous rencontrer, Marina Ivanovna Tsvétaïeva ? D’après la lettre de Boris Pasternak il me faut croire qu’une telle rencontre nous aurait jetés tous les deux dans la plus profonde et intime joie. » 

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    La « très inflammable » Marina (dixit Bernard Pautrat) répond : « Rainer Maria Rilke ! Puis-je m’adresser à vous ainsi ? » Ce sera une très longue lettre, une succession de fragments sur ce qu’il est, lui, pour elle ; sur la poésie ; sur son propre parcours ; sur Boris Pasternak – « Le premier poète de Russie, c’est lui » – vouvoyant et tutoyant Rilke tour à tour. 

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    Boris Pasternak en 1934 (au premier Congrès des écrivains soviétiques)

    Ainsi démarre une correspondance passionnée, de part et d’autre. « Nous nous touchons. Par où ? Par des coups d’aile… » (Marina) Boris Pasternak et elle avaient projeté d’aller rendre visite à Rilke ensemble un jour. A présent le poète russe souffre de l’intimité grandissante qu’il devine entre Rilke et Marina, il se sent mis en retrait. 

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    http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire/Correspondance-a-trois

    Entre ces trois grandes sensibilités, c’est « une histoire comme on les aime, triste et belle. Une histoire d’amours. » (Préface) Elle se termine avec la mort de Rilke, le 29 décembre 1926. Le 31 décembre, Marina l’annonce par lettre à Pasternak en citant les mots quelle a adressés à leur maître en poésie sur une carte postale le 7 novembre : « Cher Rainer, C’est ici que je vis. – Est-ce que tu m’aimes encore ? »

     

  • Premier baiser

    hardy,thomas,les yeux bleus,roman,littérature anglaise,campagne,amour,culture« – Chère Elfie, je voudrais que nous soyons mariés. Je sais que j’ai tort de le dire avant que vous ne me connaissiez mieux ; pour autant, je le voudrais quand même. M’aimez-vous beaucoup, beaucoup ?
    – Non », fit-elle, troublée.
    A cette dénégation catégorique, Stephen détourna résolument la tête et garda un silence de mauvais augure ; manifestement, il ne s’intéressait plus sur terre qu’aux bandes d’oiseaux de mer qui décrivaient des cercles, au loin.
    « Je ne voulais pas vous interrompre complètement », balbutia-t-elle avec quelque inquiétude ; comme il restait toujours silencieux, elle ajouta avec une plus grande anxiété : « Si vous renouvelez votre question, peut-être que je ne serais plus tout à fait… aussi obstinée… si… s’il ne vous plaît pas que je le sois. »
    – Oh ! mon Elfride ! » s’exclama-t-il, et il l’embrassa.
    C’était le premier baiser d’Elfride. »

    Thomas Hardy, Les yeux bleus

  • La fille du pasteur

    Les yeux bleus de Thomas Hardy (1840-1928), son troisième roman publié en 1873, repris ensuite « en version expurgée », n’a été réédité dans son intégralité qu’en 1997. Traduit par Georges Goldfayn, A Pair of Blue Eyes abonde en citations littéraires, à commencer par les titres de ses chapitres. L’épigraphe, tirée du Hamlet de Shakespeare, se rapporte à son héroïne, la fille unique d’un pasteur :

    « Une violette dans la prime saison de la nature.
    Précoce et fugitive, au parfum suave mais éphémère ;
    Le simple plaisir d’un instant,
    Pas plus. »
     

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    Elfride Swancourt, « jeune fille aux émotions à fleur de peau », a vécu jusqu’à vingt ans dans la seule compagnie de son père. Ses yeux bleus « comme les lointains en automne » la résument, écrit Hardy, et compensent son inexpérience en société. L’arrivée d’un inconnu au presbytère d’Endelstow un soir d’hiver, l’assistant d’un architecte contacté en vue des restaurations nécessaires à l’église paroissiale, est pour elle un véritable événement. D’autant plus qu’une crise de goutte oblige son père à garder le lit, à elle d’accueillir leur hôte.

    Stephen Smith, à sa grande surprise, est à peu près de son âge et n’a rien d’intimidant, quoiquil vienne de Londres. Pendant son séjour, il fait bonne impression sur le pasteur, bien que ses manières déroutent un peu les Swancourt. Le jeune homme reste très secret sur sa famille, il ne sait pas monter à cheval, mais peu à peu, Elfride le laisse lui faire la cour, avec prudence, pour ménager sa réputation.

    Les jeunes gens se sont quasi engagés l’un envers l’autre, en secret, quand l’occasion se présente pour Stephen Smith d’aller travailler un an en Inde, à Bombay, et de s’y enrichir assez pour oser demander officiellement la main d’Elfride. De son côté, le pasteur Swancourt se remarie avec une riche veuve voisine, ce qui améliore considérablement leur situation sociale et financière. 

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    Sa belle-mère s’efforce de faire connaître davantage le monde à Elfride, y compris à Londres. Les regards qu’elle attire vont la tuer, plaisante la causeuse, « comme un diamant tue une opale, s’ils sont montés ensemble ». Quand elles croisent Lord Luxullian, le châtelain d’Endelstow (le seul homme qu’Elfride, que ses deux fillettes adorent, trouve « plus beau que papa »), celui-ci la félicite pour le roman médiéval que sa belle-mère l’a aidée à faire publier, déplorant la lourde critique du Present.

    Plus surprenante, la rencontre avec un parent éloigné de Mme Swancourt, Henry Knight, l’ami dont Stephen Smith a souvent parlé à Elfride, celui qui lui a enseigné le latin par correspondance. Le voilà invité à Endelstow. Or c’est lui qui a signé l’article sévère sur le roman de la jeune femme. Pour sa belle-mère, un livre « assez bon pour être jugé mauvais », c’était déjà quelque chose, « il n’y a rien de pire que de ne pas même mériter d’être attaqué. » Piquée au vif, Elfride avait répondu au critique pour se défendre. La voilà très embarrassée quand Knight, répondant à l’invitation, annonce sa venue chez les Swancourt.

    Stephen Smith écrit régulièrement à sa « petite femme ». Avant de partir en Inde, il a parlé de ses amours à son ami, mais sans nommer Elfride.  C’est donc sans le savoir qu’Henry Knight va tomber lui aussi amoureux de la demoiselle. Les yeux bleus, véritable mélodrame, témoigne de la vie dans les campagnes anglaises à la fin du dix-neuvième siècle et surtout de la piètre condition des femmes, coincées entre réputation, préjugés et sentiments. La naïve Elfride est peu armée pour mener sa barque, et l’on craint pour elle. 

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    Emma Gifford (1840-1912)

    Romancier à succès de son vivant, Thomas Hardy a longtemps été relégué au second plan et considéré comme un écrivain régionaliste, « annaliste du monde rural ». Tous ses romans se déroulent dans le sud-ouest de l’Angleterre, région qu’il appelle le « Wessex ». Sa remise en question des conventions sociales et morales victoriennes a souvent gêné ; même dans Tess d’Uberville, son chef-d’œuvre, on jugeait trop libre et brutale sa manière de parler du mariage et de la sexualité. 

    Les yeux bleus, un roman « en partie autobiographique » ? Avant d’opter pour la littérature, Hardy, fils d’un artisan maçon, comme Stephen Smith, le premier amoureux d’Elfride, était entré dans un cabinet d'architecte spécialisé dans la restauration des églises de campagne : « C’est en dessinant les plans de l’église de St. Juliot, en Cornouailles, que Thomas Hardy devait rencontrer sa première femme, Emma. » (Encyclopedia Universalis). Avait-elle aussi des yeux bleus ?