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états-unis - Page 2

  • Essais personnels

    La quatrième de couverture de Plaidoyer pour Eros de Siri Hustvedt, dont je vous ai présenté les premiers textes il y a peu, annonce avec justesse qu’elle y dresse « avec autant de simplicité que d’humanité la cartographie d’une vocation impérieuse, indissociable d’un parcours très personnel ». Ce recueil d’essais comporte en effet beaucoup plus d’éléments personnels que je ne m’y attendais, et cela dès le premier, Yonder, où elle évoquait son enfance.

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    Siri Hustvedt & Paul Auster © Sébastien Micke (source)

    A la lecture du titre « Franklin Pangborn : apologie d’un comparse », ne connaissant pas cet acteur américain, j’étais prête à sauter le texte quand j’ai repéré un début de paragraphe autobiographique : « Quand j’étais enfant, ma Norvégienne de mère manifestait un respect des formes… ». Par exemple, ne jamais disposer de bougies à table sans avoir allumé les mèches, pour qu’elles soient entamées. Deux pages plus loin, l’empreinte maternelle se concrétise : « devenue une adepte zélée du ménage », Siri Hustvedt aime organiser et ranger, elle explique pourquoi, avant de revenir au personnage titre.

    « Huit jours en corset » est beaucoup plus amusant : elle y raconte une expérience de figurante, avec sa fille, dans le film Washington Square réalisé par une amie, la réalisatrice Agniezka Holland. Habillée d’un corset, d’une crinoline et d’un jupon, elle manque s’évanouir une fois son corset ajusté ; on lui apporte de l’eau et du raisin, elle se remet. Voilà Siri Hustvedt engagée dans une réflexion sur l’image de soi dans le miroir – une vision qu’elle n’aime pas – et sur la sensation très particulière ressentie dans ce corset, sur son air de « girafe à bouclettes » une fois coiffée, sur son rapport avec les vêtements. C’est à la fois drôle et intéressant.

    Etre une femme et parfois, dans ses rêves, un homme, cette ambivalence lui est familière : Hustvedt le raconte dans « Etre un homme ». Rendre visite à sa fille au camp lui sert d’entrée en matière pour « Quitter sa mère » où elle revisite aussi ses propres souvenirs d’enfance. New York, sa ville d’élection depuis les études à Columbia, est au centre de « Vivre avec des inconnus » sur son expérience de citadine. Dans « 9/11 : le 11 septembre, ou un an après », elle raconte comment elle a vécu ces événements et comment les New-Yorkais se sentaient un an plus tard. Comme d’habitude, elle développe un point de vue original dans son commentaire sur les attentats.

    « Les Bostoniennes : propos personnels et impersonnels » m’a donné fort envie de relire ce gros roman d’Henry James lu vers mes vingt ans et dont j’avais complètement oublié la couverture Folio typique du féminisme de ces années-là. Sept cents pages en petits caractères, mazette ! (Cela devrait exister, un site d’archives qui montrerait la succession des illustrations choisies par les éditeurs au fil des années, on y reconnaît des époques.) Siri Hustvedt écrit qu’elle a vécu « des années en compagnie des personnages et des récits de James » et qu’ils ne la quittent pas. Sa lecture de L’ami commun de Charles Dickens – Siri Hustvedt a rédigé une thèse sur Dickens à Columbia en 1986 – m’a laissée en dehors de « Charles Dickens et le fragment morbide ». Je n’ai pas lu ce roman.

    Plaidoyer pour Eros se termine avec « Extraits d’une histoire du moi blessé ». On y apprend que Siri Hustvedt est née prématurément et a passé quinze jours en couveuse. « J’ai été séparée de ma mère pendant les premiers jours de ma vie et je pense aujourd’hui que cette expérience se trouve à l’origine d’une personnalité particulière. » Elle dit avoir toujours porté en elle « l’impression d’être blessée » et  relie cette impression à diverses problématiques vécues : les nombres qui la faisaient souffrir « terriblement », la solitude durant ses années d’école où elle était harcelée (un mot qu’elle n’emploie pas), des migraines depuis l’âge de vingt ans – « mon système nerveux était instable », entre autres.

    L’autrice raconte des moments forts qui ont marqué sa destinée, son plaisir à lire et à écrire, des rencontres. A plusieurs reprises, dans le recueil, elle parle de Donald Woods Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique dont les idées l’ont aidée. J’ai pris un plaisir particulier à son récit du 23 février 1981 : sa première rencontre avec le poète Paul Auster (le romancier m’est familier, il serait temps de lire ses poèmes). Ils ont souvent parlé ensemble du besoin d’écrire – « Mon mari a dit souvent : « Ecrire est une maladie. » ». Ella a « peur d’écrire, aussi ». « Le moi blessé est-il le moi qui écrit ? Le moi qui écrit est-il une réponse au moi blessé ? » Bref, un recueil d’essais à lire, si l’on s’intéresse à cette écrivaine si singulière, à la littérature, à l’exploration du « moi ».

  • Exactement

    hustvedt,siri,plaidoyer pour eros,littérature anglaise,etats-unis,essais,réflexion,enfance,famille,érotisme,sexualité,gatsby le magnifique,fitzgerald,culture« Après le décès de mormor [grand-mère maternelle en norvégien], je suis sortie avec ma mère de notre maison dans le Minnesota, et elle m’a dit que le plus étrange, dans la mort de sa mère, c’était que ne fût plus là quelqu’un qui n’avait jamais voulu pour elle que ce qu’il y avait de mieux. Je me rappelle exactement où nous nous tenions, debout dans le jardin, quand elle a dit cela. Je me souviens du temps estival, de l’herbe un peu roussie par la chaleur, de la forêt à notre gauche. C’est comme si j’avais inscrit ses paroles dans ce paysage en particulier, et ce qui est curieux, c’est que, pour moi, elles y sont toujours inscrites. »

    Siri Hustvedt, Yonder (Plaidoyer pour Eros)

    Rik Wouters, Femme écrivant (détail)

  • Yonder, Eros, Gatsby

    Laissons Tchekhov un moment, le temps d’ouvrir Plaidoyer pour Eros de Siri Hustvedt (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf) : une douzaine d’essais, un genre où elle excelle. Dans les deux premiers – Yonder (mot anglais souvent traduit par « là-bas ») et Plaidoyer pour Eros –, la réflexion générale est reliée à son expérience personnelle. Le troisième, Les lunettes de Gatsby, propose une lecture très intéressante du célèbre roman de Fitzgerald. Ils datent de 1997-1998 (avant Souvenirs de l’avenir et Vivre penser regarder).

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    « Mon père m’a demandé un jour si je savais ce que signifie yonder. J’ai répondu qu’à mon idée, yonder était synonyme de there, là. Il a souri et m’a dit : « Non, yonder, c’est entre ici et là. » Cette brève explication lui revient souvent à l’esprit, lié à l’image qu’elle s’en fait : du haut d’une colline, elle regarde un arbre isolé dans la vallée, entre ici et au-delà, yonder tree. « Le fait qu’ici et  glissent et s’inversent en fonction de l’endroit où je me trouve a pour moi quelque chose d’émouvant dans la double révélation qu’il apporte des relations ténues entre les mots et les choses, et de la miraculeuse flexibilité du langage. »

    A partir de là, Siri Hustvedt remonte à son enfance, quand sa carte personnelle ne comptait que « deux régions : le Minnesota et la Norvège, mon ici et mon là. » Née aux Etats-Unis, elle a parlé norvégien, la langue maternelle de sa mère et des grands-parents de son père, avant de parler anglais. L’autrice explore la part de Norvège dans sa vie, aussi liée à « mormor », sa grand-mère maternelle (le mot norvégien signifie « mère-mère »). Yonder évoque l’espace maternel et l’espace paternel dans lesquels elle a grandi. Ses lectures y ont leur place, et aussi « les lieux de la lecture », voire de l’écriture : « La fiction vit dans une zone frontière entre le rêve et la mémoire. »

    Le texte éponyme, Plaidoyer pour Eros, est né d’un échange sur le règlement qui venait d’être promulgué au collège d’Antioche  [collège privé dans l’Ohio] selon lequel, sur le campus, un consentement verbal était nécessaire à chaque étape d’une rencontre sexuelle. Siri Hustvedt examine la complexité du désir physique, distingue liberté sexuelle et érotisme, se rappelle quelques expériences personnelles au « théâtre » de la séduction : « La sincérité n’est pas en cause ici ; presque tous, nous jouons « pour de vrai ». Par le langage des vêtements et des gestes, par la parole elle-même, nous nous imaginons tels que l’autre personne nous verra, faisant d’elle le miroir de notre propre désir […] ». Elle appelle à « ne pas oublier l’ambiguïté et le mystère, à reconnaître dans les affaires du cœur une constante incertitude. »

    Dès l’entrée en matière des Lunettes de Gatsby, j’ai bu du petit lait en lisant comment Siri Hustvedt évoque « la magie de ce livre », lu et relu : « Gatsby le Magnifique a laissé aussi sa trace dans mon oreille – la trace d’une musique enchantée, de chuchotements, de rires, et de la voix de la narration même. » J’ai souvent ressenti, dans la fiction romanesque et aussi au cinéma, dans quelques films, ce charme particulier qui nous enveloppe quand le narrateur ou la narratrice nous conduit dans l’intrigue du roman. Et en particulier ce Nick Carraway qui nous raconte l’histoire de Gatsby, son voisin.

    Hustvedt n’avait pas été surprise, en apprenant dans une introduction à une édition de poche, « que Fitzgerald en avait écrit une première version à la troisième personne. Le fait de réduire le récit à la voix d’un personnage qui fait partie de l’histoire permet à l’auteur d’habiter plus pleinement les interstices de ce récit. » Des détails qui n’en sont pas, « l’homme aux yeux de hibou » ou les « yeux binoclards » de T.J. Eckleburg sur un panneau publicitaire, sont soulignés dans cette merveilleuse analyse de Gatsby le Magnifique, un éloge de la fiction et de la manière dont celle-ci devient « réelle » pour ses lecteurs.

  • Mon paysage à moi

    Roth La Contrevie Folio.jpg« Pour être le Juif que j’étais, c’est-à-dire le Juif que je voulais être, ni plus ni moins, je n’avais pas davantage besoin de vivre dans une nation juive qu’il ne se sentait obligé, si j’avais bien compris, de prier à la synagogue trois fois par jour. Mon paysage à moi, ce n’était pas le désert du Néguev ni les collines de Galilée, ni la plaine côtière de l’ancienne Philistie, c’était l’Amérique immigrante et industrielle – Newark où j’avais grandi, Chicago où j’avais étudié, et New York où j’habitais un sous-sol dans une rue du Lower East Side, parmi les pauvres ukrainiens et portoricains. Mon texte sacré, ce n’était pas la Bible, mais les romans traduits du russe, de l’allemand et du français […] ».

    Zuckerman in Philip Roth, La Contrevie

  • Zuckerman & frère

    On retrouve Nathan Zuckerman, le double de fiction de Philip Roth (1933-2018), dans son roman La Contrevie (1986, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, 2004). « Fabriquer de la fausse biographie, de la fausse histoire, confectionner une existence à demi imaginaire à partir de la vraie pièce de théâtre qu’est ma vie, c’est ma vie. Il faut bien qu’il y ait un certain plaisir à faire ce métier, et c’est là-dedans qu’il se trouve. Aller déguisé. Jouer un personnage. Se faire passer pour ce que l’on n’est pas. » (L’art de la fiction) Le lecteur aussi y prend plaisir, tant il lui en fait voir de toutes les couleurs (à Zuckerman & au lecteur).

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    D’abord il s’agit d’Henry, le frère de Nathan, un dentiste, qui souffre d’un problème cardiaque. Le traitement lui permet de vivre normalement, excepté les troubles de l’érection qui ne lui permettent plus de rapports satisfaisants ni avec Carol, sa femme, ni avec son assistante. Le médecin déconseille l’opération, risquée, mais Henry ne supporte pas, à trente-neuf ans, de vivre sans sexe.

    Sans transition, voici Zuckerman dans le New Jersey, avouant à sa belle-sœur qu’il n’est pas arrivé à composer d’éloge funèbre. Il a passé la nuit à écrire non le discours attendu mais ce que lui a raconté Henry : d’abord sa liaison avec Maria, une patiente qu’il aimait vraiment, puis avec son assistante. Nathan l’avait enguirlandé d’envisager l’opération : Henry et Carol ont trois enfants. Devant le cercueil, il se rappelle « le gosse de dix ans, en pyjama de flanelle », qui était sorti une nuit et avait marché pieds nus jusqu’au carrefour, où heureusement un ami de la famille avait aperçu le « petit somnambule ».

    Zuckerman est surpris, lorsque Carol prend la parole à la cérémonie, de l’entendre dire, pour que tout le monde le sache et peut-être pour atténuer « la violence de ce coup terrible », qu’Henry aurait très bien pu vivre sans se faire opérer, mais qu’il n’avait pas accepté le traitement qui « l’avait radicalement affecté dans sa virilité » : il voulait « retrouver la plénitude et la richesse » de leur relation de couple. » Il en était mort.

    La veille au soir, Nathan avait relu ses notes sur son frère. Carol ne se doute pas des confidences que son mari lui avait faites sur Maria, sa patiente devenue comme « son autre épouse », finalement rentrée dans sa famille à Bâle, puis sur Wendy, une « jeune blonde menue » de vingt-deux ans, devenue son assistante et sa maîtresse – elle avait insisté sur l’importance de la bouche à Henry dès son entretien d’embauche...

    Au chapitre 2, « La Judée », Zuckerman arrive en Israël où il n’est venu qu’une fois, en 1960, pour un débat sur « le Juif dans la littérature ». Dix-huit ans plus tard, il prend contact à son arrivée avec Shuki, qui avait été l’attaché de presse de Ben Gourion et le lui avait fait rencontrer. Nathan se souvient surtout du père de Shuki, alors encore ouvrier soudeur à Haïfa, stupéfait qu’il ne veuille pas rester en Israël, et de leur discussion passionnée.

    On est surpris de lire ensuite que, huit mois après un pontage réussi, Henry Zuckerman avait encore « des crises de désespoir terrible », une dépression en lien avec l’opération – le médecin les avait mis en garde, Carol et lui. Parti faire de la plongée avec des amis à Eilat, sur la côte, des vacances « thérapeutiques », Henry était resté en Israël au lieu de continuer jusqu’en Crête avec eux. A Jérusalem, « il avait connu l’expérience qui avait changé sa vie. » Cinq mois plus tard, « il n’était toujours pas rentré. »

    Nathan ne vit plus à New York mais à Londres, marié à une Anglaise, Maria, divorcée de son ex-mari trop indifférent à leur petite Phoebe, dès sa naissance. Inquiet du sentiment anti-israélien des amis anglais de Maria, Nathan s’est laissé rassurer par sa réaction – « C’est des conneries » – et par sa virulence à les contredire. Il est en Israël pour découvrir ce que fait son frère dans une colonie à Agor, dans les montagnes de Judée, où il a suivi Mordecai Lippman, son « héros » sioniste (que Shuki considère comme un abruti quasi fasciste).

    Les impressions de Zuckerman au Mur des Lamentations ne manquent pas d’intérêt. Il y rencontre un jeune Américain qui se dit « son plus fervent admirateur ». Quant à Henry, désormais Hanoch, il le retrouve à l’école hébraïque de la colonie d’Agor. On interroge le frère écrivain sur ses impressions, sur le sionisme ; il répond à tous sans détours, discute avec Lippman, dit son désaccord total avec le choix de la force pour contrer les pierres jetées aux Juifs par les Arabes. Henry ne comprend pas que son frère aîné doute de son bonheur d’être là, avec des gens qui « font l’Histoire ».

    On découvre ensuite le rocambolesque retour en avion de Nathan Zuckerman, sans son frère convaincu de construire là-bas « une contre-vie ». Comment la maladie du cœur le touche à son tour et le met devant le même choix entre impuissance ou opération. Comment on découvre le vrai et le faux de tout ce qui nous a été raconté précédemment. Mais ne « divulgâchons » pas.

    Les vives discussions au sujet des Juifs et d’Israël dans La Contrevie n’encouragent pas à l’optimisme. Elles sont d’autant plus percutantes à lire en cette année « d’horreur au Proche-Orient » (voir l’analyse de Mona Chollet sur son blog). L’auteur donne la parole à toutes les parties et son héros exprime un point de vue radicalement critique. Philip Roth fait preuve encore une fois dans ce roman tragi-comique d’une verve phénoménale. Comme l’écrit Michel Braudeau dans Le Monde, « L’écrivain se porte à lui-même la contradiction. Un cabinet de magie digne de Nabokov. »