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états-unis - Page 2

  • Zweig l'exilé

    En écrivant L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde (2014, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère, 2016), George Prochnik a plongé dans ces années qui marquèrent tant de réfugiés de la Seconde Guerre mondiale, dont son grand-père viennois. « Il m’aura fallu des années pour prendre la mesure de tout ce que ma famille avait perdu au cours de cette fuite désespérée. » L’histoire de Zweig lui a permis de soulever « les nombreuses questions que l’exil ne résout pas, même quand la liberté est retrouvée. »

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    « Stefan Zweig était tout : citoyen autrichien aisé, Juif errant, écrivain prolifique, infatigable avocat d’un humanisme paneuropéen, homme de réseaux, hôte irréprochable, hystérique dans la vie quotidienne, pacifiste de talent, populiste facile, plein de sensualité et de raffinement, ami des chiens et ennemi des chats, bibliophile, amateur de chaussures en cuir d’alligator, dandy, dépressif, pilier de cafés, sympathisant des cœurs solitaires, coureur de jupons intermittent, reluqueur d’hommes, exhibitionniste probable, porte-parole des déshérités, lâche face aux ravages de l’âge, absolu stoïque devant les mystères de l’au-delà. C’était un de ces hommes qui incarnent au plus haut point les bonheurs et les failles de leur environnement. »

    Dès l’introduction, l’auteur présente l’homme et l’écrivain sans gommer les aspérités de sa personnalité, ni la part subjective de son essai. Très connue en Europe, l’œuvre de Zweig semble oubliée aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons, selon lui. Durant son exil, Zweig a surtout écrit ses Mémoires : Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. Son épigraphe, « Faisons face au temps comme il vient et change » (Shakespeare, Cymbeline), est « l’exact opposé de ce qu’il fit en s’exilant » écrira Prochnik plus loin.

    Ce n’est donc pas le récit chronologique de la vie de Zweig hors de son pays, même si tous les éléments y sont, mais une interrogation sur la manière de réussir son exil ou pas. Certains écrivains s’y sont épanouis, comme Thomas Mann, d’autres y sont devenus des « déracinés », comme Brecht ou Zweig. Le père de Prochnik a dû fuir Vienne en 1938 parce que son père médecin avait été trahi par un patient nazi ; après un train pour la Suisse, ce fut Gênes, puis New York, et enfin Boston où, après de durs débuts, le grand-père a repris sa carrière de médecin et envoyé ses deux fils étudier dans de bons établissements. Sa grand-mère, sans profession, a souffert davantage de l’exil que sa cousine, psychiatre à Manhattan, mais c’est la passion de sa grand-mère pour la culture qui a le plus inspiré son petit-fils. D’où son intérêt pour le parcours de Zweig et « le monde des fantômes viennois ».

    Stefan Zweig aimait voyager.  Dès 1933, il songeait à quitter l’Autriche. Prochnik raconte ses différents séjours à New York. Lors du deuxième, en 1935, à 52 ans, il est au sommet de sa gloire mais torturé. Les nazis brûlent ses livres, on lui reproche de collaborer avec Richard Strauss, il doit quitter son éditeur allemand et son mariage avec Friderike bat de l’aile tandis que commence sa liaison avec la jeune Lotte Altmann, 25 ans. Les journalistes qui le questionnent ne comprennent pas qu’au lieu de dénoncer clairement l’Allemagne, il reste en retrait. Prochnik s’attache à comprendre pourquoi.

    A New York en 1941, vieilli, Zweig se plaint des réfugiés trop nombreux à le solliciter. Il se montre généreux mais il est tiraillé entre compassion et création, La ville l’épuise. En mai, il participe avec Lotte au dîner d’inauguration du Pen Club Européen à l’hôtel Biltmore : il surprend en demandant pardon pour les lois nazies rédigées en allemand, ce qu’il juge en totale opposition à l’esprit de la langue allemande, si séduisante à Vienne.

    Les vrais cafés où l’on peut lire la presse nationale et internationale lui manquent là-bas. Il choisit pour l’été une petite maison à Ossining (Etat de New York) pour écrire, même si sa bibliothèque lui manque. Ils y accueillent Eva, la nièce de Lotte qui leur a été confiée. Procknik a rencontré Eva Altmann âgée de 83 ans et entendu sa propre version des années passées avec Zweig et Lotte puis à Amity Hall, un internat qu’ils avaient choisi pour son éducation.

    Idéaliste, Zweig est critique par rapport à l’américanisation du monde, des mœurs. Lorsqu’il s’installe au Brésil, enchanté de la nature luxuriante et de la liberté des mœurs, c’est d’abord pour lui un paradis. Leur maison à Petropolis, villégiature au nord de Rio, lui plaît pour y vivre simplement et au calme. Mais il est dépressif : les avancées allemandes l’inquiètent, la correspondance se fait rare, il manque de compagnie humaine. Un jour de février 1942, une servante les trouve tous les deux couchés dans la chambre – Lotte l’a accompagné dans son suicide. L’impossible exil brasse énormément de thèmes existentiels. L’approche personnelle de Zweig par George Prochnik, assez déstructurée, a suscité des critiques. Pour ma part, je trouve qu’il y traite son sujet avec une grande empathie.

  • Connexions

     « Mettre l’accent sur les multiples facettes des mots n’est pas seulement décisif pour faire accéder à cette fluidité les deux élèves sur trois qui, à ce moment de leur scolarité, en sont encore loin : c’est le passage obligé entre le simple déchiffrage et la lecture profonde.
    Relire sans cesse les mêmes phrases et les mêmes histoires fait gagner en vitesse de lecture sur un texte donné, mais n’aide absolument pas à connecter concepts, sentiments et réflexion personnelle. Or, la lecture profonde est affaire de connexions : entre ce que nous savons et ce que nous lisons, entre ce que nous ressentons et ce que nous pensons, entre ce que nous pensons et la façon dont nous conduisons nos vies. »

    Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous !

  • Lettres au lecteur

    Une amie m’a offert un livre qui ne pouvait que m’intéresser : Lecteur, reste avec nous ! de Maryanne Wolf (Reader, Come Home, 2018, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Véron, 2023). Merci ! Les recherches de cette universitaire américaine, spécialiste des neurosciences, sont centrées sur la lecture et son impact sur le cerveau. Le sous-titre « Un grand plaidoyer pour la lecture » est moins précis que l’original : « The Reading Brain in a Digital World ».

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    Premier ouvrage en dehors des siens édité par Joël Dicker dans sa maison d’édition, il correspond bien à la devise qu’il lui a donnée : « faire lire et écrire ». Sa préface s’ouvre sur une scène dans un restaurant : à peine installés, les parents donnent des tranquillisants à leurs deux enfants. Choquant ? Quand des parents, pour avoir la paix, placent une tablette devant chaque enfant, réagissons-nous de la même façon ?

    L’autrice ne manque pas d’images pour développer son sujet sous la forme de neuf lettres où elle tutoie ses « Chère Lectrice, cher Lecteur ». D’abord un rappel : la capacité à lire et à écrire, spécifique à l’homo sapiens, n’est pas pour autant innée – cela s’apprend. Observant les changements à l’œuvre dans notre monde où le numérique ne cesse de gagner du terrain, elle s’inquiète de « l’évolution du cerveau lecteur » chez les enfants, les jeunes et aussi chez les adultes qui peuvent, eux, s’aider d’une culture fondée sur l’imprimé.

    Intéressée par la « plasticité du circuit neuronal de la lecture », en particulier pour une meilleure approche de la dyslexie, elle a dû prendre en compte ce « basculement culturel » que nous vivons, comparable à celui des Grecs passant de la culture orale archaïque à la culture écrite. Sa deuxième lettre explique, schémas à l’appui, le circuit de la lecture dans le cerveau, tel qu’on l’observe au stade actuel des recherches scientifiques.

    Puis vient la question centrale : « La lecture profonde est-elle en danger ? » La qualité de notre lecture dépend avant tout du temps que nous lui consacrons, indépendamment du support. Les heures de lecture sur écran modifient-elles nos habitudes de lecture ? la qualité de notre attention ? Maryanne Wolf propose d’abord de nous observer nous-mêmes, comme elle l’a fait, avant de considérer ce qu’il en est pour l’apprentissage de la lecture.

    « Le fait de se mettre à la place des autres, de comprendre de l’intérieur ce qu’ils pensent et ressentent, est l’un des apports les plus importants, mais aussi les plus méconnus, des processus mentaux de la lecture profonde. » Encourageant l’empathie, la lecture « élargit notre compréhension intérieure du monde » : « entrevoir, fût-ce un bref instant, ce que signifie être quelqu’un d’autre ». Qu’en sera-t-il si la lecture de romans devient marginale ?

    Le « bagage émotionnel et culturel » emmagasiné lecture après lecture construit notre mémoire « interne », un véritable « support » qui nous procure des repères et des critères de jugement pour affronter la surabondance d’informations que nous recevons et faire preuve d’esprit critique. Sans ce « bagage », on est plus vulnérable face à la désinformation. « Le danger, en d’autres termes, est que nos enfants ne sachent pas qu’ils ne savent pas. »

    D’un clic ou d’un réseau à l’autre, la « culture numérique contemporaine » a des effets connus : perte de concentration, addiction, « capacité réduite à supporter l’ennui », lecture « en diagonale » qui altère à la longue l’aptitude à la lecture « profonde ». D’où ce « TL, PL » (trop long, pas lu) – un titre que ses fils lui avaient suggéré – qui caractérise de plus en plus de jeunes et même d’étudiants en lettres devenus incapables de lire des chefs-d’œuvre littéraires du XIXe ou du XXe (au point que certains professeurs y renoncent et optent pour des nouvelles, ce qui ôte la difficulté de l’attention soutenue sur la longueur mais non le problème des structures syntaxiques complexes).

    Parents, enseignants et responsables de l’enseignement à tous les niveaux, lecteurs, nous avons tous à apprendre de Lecteur, reste avec nous ! Maryanne Wolf, après avoir décrit les processus en jeu dans la lecture, consacre une grande partie de son « plaidoyer » à chercher comment prendre soin des enfants, quel que soit leur profil (elle en distingue six), et aux différents stades de leur apprentissage. Tous ceux qui enseignent aux enfants de cinq à dix ans devraient accorder « une attention extrême » à chacun des composants du circuit de la lecture dans le cerveau.

    C’est son premier souci : faire au mieux pour que leur développement neuronal les rende aptes à la lecture profonde et « bi-compétents » vis-à-vis de l’écrit et du numérique. Parmi ses recommandations, il en est une, souvent répétée, idéale : pas d’écran avant deux ans, mais faire aux bébés, aux enfants la lecture à voix haute. Avant même d’avoir accès au langage, leur cerveau s’imprègne de phonèmes, de mots, de rythmes et de complicité affectueuse.

  • Les Shakers

    banks,le royaume enchanté,roman,littérature anglaise,états-unis,ruskinites,shakers,vie communautaire,croyance,famille,récit de vie,amour,culture« L’interprétation de la Bible par les Shakers, leur croyance qu’il y aurait une vie après la mort et que Mère Ann Lee, cette Anglaise du XVIIIe siècle, régnait à l’égal de Jésus avec qui elle résidait maintenant dans le Ciel, les hymnes, leurs marches chorégraphiées et leurs prières chantées avec solennité qui caractérisaient leurs offices quotidiens et ceux du jour du Seigneur, tout cela aurait pu paraître original, voire assez bizarre, à des gens qui n’auraient pas été des Shakers. Mais dans le Sud, à cette époque, où les chrétiens, blancs autant que noirs, pratiquaient de nombreuses et diverses formes enthousiastes de foi, les Shakers se démarquaient à peine. Leur société communiste ne faisait pas non plus l’objet de réprobation ou de soupçon chez les gens de la région, car ceux-ci admiraient leurs compétences agricoles, leurs élevages, leur inventivité mécanique, leur éthique de travail et leur zèle, en même temps que leur flair commercial, leur honnêteté et leur franchise. »

    Russell Banks, Le royaume enchanté

    Meubles de rangement d’une graineterie Shaker (illustration de l'article "Shakers,
    la secte américaine qui a inventé le design minimaliste"
    par Guy-Claude Agboton dans Ideat.fr )

  • Souvenirs du royaume

    Le royaume enchanté (2022, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan) est le dernier roman de Russell Banks (1940-2023), dont j’avais aimé American Darling, entre autres. « Malgré son immense succès, il est toujours resté fidèle à ses origines sociales modestes : son œuvre romanesque, particulièrement empathique, comme ses interventions dans le débat public n’ont eu de cesse de faire résonner la voix des plus humbles. » (Le Temps)

    Banks Le royaume enchanté.jpg

    Dans le prologue, le romancier dit avoir trouvé des bandes magnétiques au sous-sol de la bibliothèque de Saint Cloud (Floride), près de livres à donner, avec l’inscription « The Magic Kingdom » sur l’emballage. C’est aussi le nom donné par la Walt Disney Company au parc de loisirs construit sur les 2800 hectares rachetés vers 1950 aux Shakers de la Nouvelle-Béthanie, qui les avait acquis en 1890. Dans un endroit protégé du domaine, lui indique la bibliothécaire, trois plaquettes portent les noms de Harvey Mann (1890-1972), Sadie Pratt (1883-1910) et L’Aînée Mary Glynn (1838-1911), des Shakers.

    Harvey Mann avait 81 ans quand il a enregistré son histoire. Sa famille, des « Blancs du Nord », est arrivée dans la colonie utopiste de Waycross, des adeptes radicaux de Ruskin, en 1901. « C’est là que ma famille a commencé son long pèlerinage de la lumière vers l’obscurité puis de retour à la lumière, selon l’interprétation de mes yeux d’enfant, puis, dans les années qui ont suivi, vers une obscurité encore plus épaisse dont j’ai cru qu’elle n’aurait jamais de fin. »

    Avant de rejoindre les Shakers en Floride, sa famille vivait dans la colonie originelle des Ruskinites, celle de Graylag, plus au nord, près d’Indianapolis – une période de « bonheur pastoral ». Harvey et son jumeau, Pence, et leurs frères jumeaux nés deux ans plus tard, Royal et Raymond, y ont reçu une bonne instruction. A Waycross, dans une communauté de Ruskinites schismatiques, opposés au « capitalisme à salaire d’esclave »,  ils résidaient dans une petite cabane « sans fenêtres, froide, pleine de courants d’air, au sol en terre ».

    Leur père était déjà malade (typhus) quand il a décidé de les envoyer à la plantation Rosewell de M. Hamilton Couper : il imaginait que leur mère (enceinte de leur sœur Rachel) y trouverait un travail de couturière et ses garçons, de bons emplois. Avant de mourir, il a désigné Harvey comme « l’homme de la famille ». Mais à la plantation, où à part les Mann, presque tous les travailleurs étaient noirs, ils se retrouvent réduits au servage par contrat : les frais à rembourser dépassent l’argent gagné, un travail éreintant est imposé à tous, avec de mauvais traitements et aucune possibilité de fuir.

    C’est là qu’arrive un jour de 1902, grâce à une lettre que lui a écrite leur mère, l’Aîné John Bennett. Il paie leurs dettes pour les emmener dans la colonie des Shakers en Floride, la Nouvelle-Béthanie (village où Lazare a été ressuscité). Les Shakers y cultivent des terres très fertiles et il y fait plus chaud, même s’il faut affronter les moustiques, les pluies torrentielles, les ouragans. Dans le train, l’Aîné John, grand, fort et séduisant, se montre très attentionné pour leur mère et commence tout de suite à expliquer les principes des Shakers, qui considèrent leur fondatrice, Mère Ann Lee, comme la deuxième apparition de Jésus sur terre.

    Pureté (abstinence sexuelle totale), communauté (le bien commun l’emporte sur le bien individuel) et séparation (par rapport au reste de la société) constituent le socle de leur doctrine. Harvey, à douze ans, n’y voit pas d’objection. Il faut avoir dix-huit ans pour devenir Shaker. On attend des enfants qu’ils rendent service et respectent le mode de vie communautaire, travaillent dans de bonnes conditions et dans la joie, à l’instar des Shakers.

    La péniche qui les amène de St. Cloud à la Nouvelle-Béthanie fait escale à Narcoossee où deux femmes montent à bord : l’Aînée Mary Glinn qui dirige les Shakers avec Bennett et une jeune femme mince et pâle, Sadie Pratt, une résidente du sanatorium voisin. Dès cette première rencontre avec Sadie Pratt, Harvey en est éperdument amoureux. Il s’intègre vite dans la communauté, imite l’Aîné John, apprend l’apiculture. Chaque membre de la famille vit là séparément des autres, ce qui soulage Harvey de ses responsabilités d’aîné.

    Au début de la cinquième bobine (sur quinze), Harvey Mann a le sentiment d’avoir dévié de son intention première : « raconter ce qui est arrivé, il y a de cela soixante ans et plus, à Sadie Pratt, à l’Aîné John et à l’Aînée Mary. Ainsi qu’aux Shakers de la Nouvelle-Béthanie. Et à ma famille. Et à moi. C’est une histoire qui a fait beaucoup de bruit à l’époque, un scandale national traité par de nombreux journaux […]. »

    D’une communauté de croyants à la spéculation immobilière, de la Nouvelle-Béthanie des Shakers au parc de loisirs, de l’utopie à la société de consommation : Le royaume enchanté décrit une vie communautaire prospère, l’éveil amoureux, mais aussi l’hypocrisie, le mensonge, les épreuves et la catastrophe finale que lui, Harvey, a déclenchée.