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Société - Page 113

  • Vieux couples

    « Toutes les unions ne fondent pas comme neige au soleil, il en est qui durent et ne font pas figure d’exception. Dans le conflit entre le jaillissement et l’usure, les amants ont arbitré pour la permanence. Ils ont battu de l’aile parfois, ont traversé des périodes noires, emportés par les eaux troubles du cafard, se sont quittés, ont surmonté ces blessures. Dans l’alliage délicat de l’incandescence et de la durée, ils ont opté pour cette dernière qui effrite la ferveur mais renforce la confiance. Ils ont choisi l’ossature d’une chronologie longue contre le flamboiement du désir mais ils s’émerveillent aussi que l’accoutumance n’ait pas complètement tué l’effervescence, ils se remercient de ne pas s’être quittés. Cette noble persévérance des vieux couples mérite notre attention même si nous ne la suivons pas tous. 

     

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    Ó Stilfehler sur Wikimedia commons

      

    Comment freiner l’érosion inévitable du mariage d’inclination ? En fondant l’association sur d’autres liens que l’extase ou la frénésie : sur l’estime, la complicité, la transmission, la joie de fonder une famille, la quête d’une certaine immortalité à travers enfants et petits-enfants dont parlaient les Anciens. Il faut réhabiliter les climats tempérés du sentiment, à l’amour fou opposer l’amour doux qui travaille à l’édification du monde, pactise avec les jours, les voit comme des alliés, non des ennemis. 

     

    Le bonheur, disait Madame de Sévigné, c’est d’être auprès de ceux qu’on aime.»

    Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux

  • Libres d'aimer

    Sur l’amour, le grand sujet, que de romans, que de réflexions – au premier rang desquelles L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont. Pascal Bruckner, après Le nouveau désordre amoureux (1977) en collaboration avec Alain Finkielkraut, y revient dans Le paradoxe amoureux (2009). C’est d’abord un état des lieux, un panorama des mœurs contemporaines ou du moins de l’amour tel qu’il l’observe aujourd’hui,  tel que les médias en parlent. 

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    Dès l’introduction, le bilan des euphoriques années 60-70 – « Notre liberté, ivre d’elle-même, ne connaissait pas de bornes, le monde était notre ami et nous le
    lui rendions bien »
    – conduit à la question fondamentale de cet essai : « Comment l’amour qui attache peut-il s’accommoder de la liberté qui sépare ? »
    Loin des conventions du mariage bourgeois qui se passait des sentiments pour garantir l’ordre social, l’amour est aujourd’hui la condition sine qua non du couple, dans une exigence contradictoire. On veut « aimer passionnément, si possible être aimé de même, tout en restant autonome. » S’attacher et rester détaché, dans « la libre disposition de soi ».

     

    La libération des mœurs, dans les démocraties occidentales, n’a pas pour autant mis un terme à la difficulté d’être heureux ensemble. Qu’avons-nous gagné finalement ? « Le droit d’être seul », répond l’auteur, et ce n’est pas rien quand on songe à l’opprobre que s’est longtemps attiré l’état de célibataire ; or vivre en solo, c’est le
    fait aujourd’hui de 170 millions de personnes dans l’Union européenne – « Reste
    qu’il s’agit d’une conquête négative, du simple fait de n’être pas dirigé ou commandé par un autre. »

     

    Impossible de résumer cet essai où Bruckner inventorie les comportements de ses contemporains pour établir une sorte de bilan de la « révolution sexuelle » en distinguant les profits et pertes de cet héritage. Plutôt qu’une interrogation philosophique – libres d’aimer, comment ceux qui s’aiment conjuguent-ils leurs libertés ? –, Le paradoxe amoureux propose une approche descriptive et critique de nos façons de vivre en couple aujourd’hui, tantôt dans un survol rapide à la manière « magazine », tantôt plus en profondeur. Bruckner dit les attentes et les frustrations, débusque les contradictions.

     

    Il montre, dans « Le doux mal qu’on souffre en aimant (Verlaine) », le bonheur de la vie en couple, où l’indulgence apparaît comme la « vertu de la vie à deux » : « Etre accepté tel que l’on est, avec ses faiblesses, sans être foudroyé. Suspension du verdict. » Le défi du mariage d’inclination à notre époque « hypersentimentale ». La sagesse de « l’amour doux » contre « l’amour fou ».

     

    La partie consacrée au « merveilleux charnel » dénonce l’exploitation de l’intimité amoureuse comme « le plus sûr produit de la société marchande » – « un peu de réserve, par pitié ». L’obsession du corps et son commerce conduiront-ils vers « la banqueroute de l’Eros » ? Observateur du monde contemporain,  Pascal Bruckner éclaire les mille et une facettes de l’amour et de l’érotisme sans résoudre, on s’en doutait, le paradoxe annoncé. Après l’hypocrisie  classique (ce « fossé entre les mœurs et  la respectabilité »), n’y a-t-il pas une hypocrisie contemporaine dans le « hiatus entre l’idéal affiché et la réalité éprouvée » ?

     

    Des formules brillantes qui cèdent souvent au plaisir d’un bon mot, des affirmations parfois abruptes (« Il est exact que les brutalités contre les femmes vont s’accroître à mesure que s’accroît leur indépendance »), de cette fresque diaprée du Paradoxe amoureux, que retenir ? Au bout du compte, Bruckner nous y apprend-il vraiment quelque chose ? Bernard Pivot l’a lu avec plus d'enthousiasme
    que moi, sous un titre au goût de primeur : « Le nouveau monde est amoureux ».

  • Matins du monde

    L’écrivain Michel Le Bris, qui a créé il y a vingt ans le festival « Etonnants voyageurs » à Saint-Malo, a dû annuler l’édition de cette année en Haïti*, pour les raisons que l’on sait. En 2008, son roman La Beauté du monde a été retenu pour le Goncourt, attribué finalement à Atiq Rahimi pour Syngué Sabour. Pierre de Patience… La beauté du monde : comment résister au titre de ce gros roman ? 

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    http://www.safarimuseum.com/
    The Martin and Osa Johnson Safari Museum

    Les images, au début, de la savane africaine où s’ébranle un troupeau d’éléphants filmés par Martin Johnson, caméra à l’épaule, rappellent le film de Sidney Pollack inspiré par La ferme africaine de Karen Blixen, Out of Africa, lorsqu’elle vole en compagnie de Denys Finch Hatton. Si la Danoise est brièvement évoquée par Le Bris, son amant, en revanche, joue les délicieux confidents auprès d’Osa Johnson, l’héroïne, l’aventurière, l’âme du récit de Michel Le Bris après avoir été celle des films de son mari. Un couple qui a réellement existé.

    Modeste auteur d’un conte animalier et d’un récit pour adolescents, la jeune Winnie est engagée en 1938 pour écrire une biographie de la fameuse « légende moderne de l’Amérique ». C’est Osa qui a choisi cette jeune fille « jamais sortie de Wyaconda » parce qu’elle la jugeait capable de la comprendre vraiment, elle, une fille de Chanute (Kansas) devenue star. Et voilà Winnie au milieu du Tout-New-York : « Journalistes, photographes, chroniqueurs mondains, éditeurs, gens de cinéma, personnalités de la mode, membres du Muséum, gloires de l’exploration, ils étaient tous là, sous les lambris brillamment éclairés du Waldorf Astoria », où on expose aussi dans un décor « furieusement africain », la collection « Osafari » de vêtements de sport, avant l’entrée en scène d’Osa – « à elle seule, un album de clichés africains, un dépliant touristique, un catalogue de produits à l’africaine ».

    Les premiers contacts déçoivent Winnie : un regard « absent, et froid », une femme qui boit trop, à qui manque son mari, ce Martin Johnson qui un jour a cassé son rêve de jolie maison pour famille nombreuse, obsédé par l’idée de « partir, faire le tour du monde ». D’abord sept longues années de galère, raconte Osa, un premier film sur les cannibales, pour continuer là où s’était arrêté Jack London, dont Martin avait été l’élève et l’employé.

    Dans la “jungle urbaine” de New York, en 1920-1921, les Johnson attirent les regards avec leurs deux singes, Kalowatt et Bessie, qui ne les quittent pas. Martin est ambitieux. « Chevaucher la puissance du monde, ou se noyer ! » disait Jack London. Après le temps du livre venait celui du cinéma, pensait Martin. Quand un soir de 1920, il reçoit l’invitation de l’Explorer’s Club, à l’initiative de Carl Akeley, un naturaliste passionné par l’Afrique et le projet d’un grand Hall africain au Muséum, Martin exulte. « Comment expliquer, interroge Andrews, leur ami explorateur, que certains naissent ainsi, rongés de nostalgie, à croire qu’une part d’eux-mêmes leur manque, sans laquelle ils ne peuvent vivre, et qu’il leur faut traquer, en vain, jusqu’au bout du monde ? » Ce dernier rêve de retourner en Mongolie, dans le désert de Gobi dont il est tombé amoureux.

    Martin, à seize ans, a décidé de « vivre de la photo ». Dix ans plus tard, il a épousé Osa pour vivre son rêve avec elle. Tandis qu’il rencontre tous ceux qui peuvent l’aider à financer son grand projet – filmer les animaux sauvages en Afrique, « le Paradis, juste avant la Chute » –, Osa découvre la vie new-yorkaise dont Le Bris se plaît à reconstituer les ambiances, les personnalités en vue. La première partie du roman ressuscite l’époque, explicite les motivations, la longue préparation des Johnson à leur voyage au Kenya en 1921 et 1922.

    Et c’est ensuite, là-bas, que le roman se déploie. Aux descriptions très documentées du New York des explorateurs succède une aventure personnelle, la vie d’un couple en Afrique pour la première fois, le souffle coupé par « la beauté du monde ». A Nairobi, ils font la connaissance, entre autres, de Finch Hatton. Osa s’étonne des récits de chasse contés par tous les amateurs de vie sauvage. Pourquoi la violence se mêle-t-elle à l’approche et à l’admiration des animaux sauvages ? Plus douée que Martin pour la chasse, elle cèdera pourtant elle-même à l’ivresse du moment où le tireur ne fait plus qu’un avec sa cible.

    Le Bris raconte tout : les conditions et les problèmes matériels de l’expédition, les errements, les attentes, les rencontres, les émerveillements, les tournages manqués, les images inattendues. A travers la découverte de l’Afrique, peuples, animaux, paysages, c’est la quête des premiers âges du monde, du Jardin d’Eden, par un homme et une femme que cette expérience nouvelle tantôt unit tantôt sépare. C’est splendide. Nous partageons leurs matins du monde enchanteurs, leurs nuits aux aguets, un bain solitaire dans le lac « Paradis »« un lieu n’est pas un lieu si vous ne l’habitez pas ».

    La troisième partie de La Beauté du monde, plus courte, montre que le retour n’est pas si aisé après un tel périple : « Voyage-t-on, en vérité, pour voyager, ou pour avoir voyagé – et que des mondes naissent, au retour, dans les mots prononcés, les images montrées ? » Il faudra que le film, le récit prennent forme, que New-York les reçoive. A Winnie de raconter la légende des « amants de l'aventure », à Le Bris d’exprimer comment «  au mystère du voyage répondait d’étrange façon celui de la littérature ».

    * * *
    * « Mieux vaut allumer une chandelle dans l'obscurité,
    que maudire l'obscurité. »
     (Confucius) :
    l’appel à agir pour Haïti, à lire sur le blog de Doulidelle.

  • Aimer aujourd'hui

    A ceux qui n’arrivent pas à « entrer » dans l’œuvre de Marcel Proust, je conseille le drôlement réussi Comment Proust peut changer votre vie d’Alain de Botton (1997). Celui-ci commence son premier chapitre, « Comment aimer la vie aujourd’hui », avec une anecdote. Dans les années 1920, un journal qui « s’était
    fait une réputation dans le journalisme d’investigation, les potins du Tout-Paris, les petites annonces classées et les éditoriaux incisifs »
    , L’Intransigeant, avait lancé une de ces grandes questions destinées à récolter les avis de personnalités françaises sur l’existence.
      

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    Un savant américain annonçait la fin du monde, une prédiction devenue quasi certitude de mort pour des millions d’hommes – « en ce qui vous concerne personnellement, que feriez-vous avant cette dernière heure ? » (Cela peut paraître futile en cette heure où tant d’Haïtiens souffrent et meurent, et d’autres, hommes et femmes et enfants, ailleurs, chaque jour – la lecture et l’actualité s’entrechoquent parfois.)

     

    Henry Bordeaux poussait la plupart des gens vers une église ou vers la chambre à coucher, se réservant une « dernière chance pour escalader une montagne afin d’admirer la beauté du paysage et de la flore des Alpes ». Berthe Bovy s’inquiétait de « voir les hommes se débarrasser de toutes leurs inhibitions une fois que leurs actions auraient cessé d’avoir des conséquences à long terme ». Une diseuse de bonne aventure estimait que les gens « seraient trop occupés à s’adonner aux plaisirs de ce monde pour se soucier de préparer leur âme à la perspective de l’Au-delà ».

     

    « La dernière personnalité consultée sur ses projets préapocalyptiques fut un romancier renfermé et moustachu, auquel on ne connaissait pas d’intérêt pour
    le golf, le tennis ou le bridge (…), un homme qui avait passé les quatre années précédentes au fond d’un lit étroit sous une pile de fines couvertures de laine, à écrire un roman d’une longueur peu commune sans même le secours d’une lampe de chevet convenable. »
    Et voici la réponse de Proust : « Je crois que la vie nous paraîtrait brusquement délicieuse, si nous étions menacés de mourir
    comme vous le dites. Songez, en effet, combien de projets, de voyages, d’amours, d’études, elle – notre vie – tient en dissolution, invisibles à notre paresse qui, sûre de l’avenir, les ajourne sans cesse.

     

    Mais que tout cela risque d’être à jamais impossible, comme cela redeviendrait beau ! Ah ! si seulement le cataclysme n’a pas lieu cette fois, nous ne manquerions pas de visiter les nouvelles salles du Louvre, de nous jeter aux pieds de Mlle X…, de visiter les Indes. Le cataclysme n’a pas lieu, nous ne faisons rien de tout cela, car nous nous trouvons replacés au sein de la vie normale, où la négligence émousse le désir. Et pourtant nous n’aurions pas dû avoir besoin du cataclysme pour aimer aujourd’hui la vie. Il aurait suffi de penser que nous sommes des humains et que ce soir peut venir la mort. »

     

    Et Alain de Botton de raconter comment, quatre mois plus tard, Proust « prit froid et mourut. Il avait cinquante et un ans. Invité à une soirée, il s’enveloppa dans
    trois manteaux et deux couvertures, et s’y rendit tout de même, malgré les symptômes d’une légère grippe. Pour rentrer chez lui, il dut attendre un taxi dans une cour glaciale, et attrapa un rhume, qui évolua en une forte fièvre
    qu’on aurait pu calmer s’il n’avait refusé de suivre les conseils des médecins appelés à son chevet.

     

    Par crainte d’être interrompu dans son travail, il déclina leurs offres de piqûres d’huile camphrée et continua d’écrire, sans boire ni manger autre chose que du lait chaud, du café et de la compote. Le rhume se transforma en bronchite, qui à son tour dégénéra en pneumonie. On eut un bref espoir de le voir guérir lorsqu’il s’assit dans son lit et demanda une sole grillée, mais le temps que le poisson fût acheté et préparé, le malade fut pris de nausées et ne put y toucher. Il mourut quelques heures plus tard, d’un abcès crevé dans son poumon. »

  • Première

    « Le vœu que l’on adresse à l’étoile filante, à la nouvelle lune que l’on voit pour la première fois en plein air, au premier légume et au premier fruit de la saison, est toujours exaucé. »

    Georges Willame, Folklore. Traditions populaires sur l’amour (L’Aclot, 21 septembre 1890)

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