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Société - Page 116

  • C'était dimanche

    Dimanche sans voiture, c’est une tradition à Bruxelles pendant les journées du patrimoine, avec la gratuité des transports en commun. Occupée samedi par le patrimoine familial, j’avais réservé le dimanche pour quelques découvertes, et puis l’imprévu : l’arrivée de deux charmants visiteurs, à vélo, et le plaisir de leur compagnie – cela passe avant tout. C’était l’occasion d’étrenner de jolis bols à thé japonais sur des feuilles en fonte cuivrée, couleur d’automne (nous y sommes). 

    Mésange, dimanche sans voiture.JPG

     

    Pas de circulation ni dans la rue peu passante, ni aux alentours. Les bruits de la ville effacés dès neuf heures et le calme, souverain. De la terrasse, j’entendais soudain parfaitement les cris des mésanges tout près, dans les bouleaux qui perdent leurs feuilles depuis quelque temps déjà, et je les regardais voltiger d’une branche à l’autre. La ville rendue aux oiseaux. Et, bien sûr, aux promeneurs. Le temps radieux de ce dernier week-end de l’été a fait sortir tous les Bruxellois qui aiment et peuvent marcher, rouler à vélo, parcourir la ville débarrassée de la masse automobile. Seuls les avions ont oublié de mettre une sourdine à leurs élans célestes, réveillant le rêve d’une ville qu’ils ne survoleraient pas.

     

    Après le thé et la conversation joyeuse, une balade, tout de même. C’est le jour idéal pour flâner sur les boulevards, que les cyclistes s’amusent à occuper sur toute leur largeur. Beaucoup de couples, de familles, de visages souriants – plus qu’à l’ordinaire. Tiens, une avenue jamais empruntée, des maisons unifamiliales, comme on dit aussi au Québec. Allons-y. Sans le tumulte de la circulation sur les grands axes non loin de là, c’est un coin charmant. Et ce chemin, où mène-t-il ? En haut du talus de la voie ferrée, il circule dans un tunnel végétal à l’arrière de jardins particuliers, protégés par des cloisons en bois ou de hautes haies. Un paradis pour les oiseaux, que les pas des rares promeneurs alertent. Et puis on débouche près d’un pont familier, on prend le chemin du retour.

     

    J’aime tant ces dimanches allègres que je les verrais volontiers se multiplier, un dimanche sans voiture à la fin des quatre saisons par exemple. Sans doute, cela poserait problème à ceux qui doivent travailler le dimanche, se procurer une dérogation pour circuler. J’imagine que certaines personnes seules, ce jour-là, souffrent davantage de ne pas recevoir leurs visiteurs éloignés, mais ce pourrait être l’occasion d’une plus grande sollicitude entre voisins.

     

    Me revient un beau texte de Jean-François Duval, joliment intitulé « Un port à l’aube de chaque lundi » (revue Autrement, 1999) : « La semaine, je sais bien qui je suis : tout le monde me le dit ; ma place dans la société, dans le monde du
    travail me l'indique. Mais dimanche ? Dimanche nous débusque et nous révèle. Alors que la semaine, dans ses discontinuités, nous oblige à des rôles différents, nous divise et nous écartèle, dimanche, qui s'offre dans une durée et une continuité, permet d'effacer ces rôles et de se ressaisir dans son unité et son identité. »

     

    Si j’étais plus douée, je vous mettrais en contrepoint un enregistrement de « Je hais les dimanches », Piaf ou Greco, au choix – en voici les paroles. Certains s’y ennuient, d’autres les redoutent, cela dépend aussi des périodes de la vie. Je suis pour ma part sensible aux charmes du dimanche et de son temps différent. Contre ceux qui voudraient généraliser le travail tous les jours de la semaine et qui prennent hypocritement le parti des consommateurs, ces supposés clients qui deviendraient les travailleurs du dimanche, tôt ou tard, je plaide « la grâce du dimanche »,
    pas forcément chrétienne.

  • Jeu de massacre

    Pauvre Belgique ! Le Royaume des ombres (1998) de Luc Dellisse, né à Bruxelles en 1953, débute par un « Avertissement » : ni livre à clés, ni autobiographie, c’est un « rêve éveillé », « une histoire à dormir debout » dont le narrateur s’appelle comme l’auteur, où « le mensonge est le garant de la vérité ». Nous voilà prévenus.
    De « Caméra » à « Case départ », en dix-sept épisodes, Dellisse nous conte « sa » Belgique à travers les heurs et malheurs d’un écrivain en mal de succès (appelons-le L.D.) qui se mue en chargé de mission pour des raisons alimentaires.
     

    Feu d'artifice.JPG

    « J’étais dans une période noire et il me semblait que la rareté du public et le dédain de la critique venaient vérifier la solitude désespérée de mes personnages », confie L.D. dès les premières pages. Il faut dire qu’au Théâtre de l’Oeil où l’on joue sa pièce « Perdu pour perdu », René Pylade, le directeur, n’est jamais là, sa femme invoque mille prétextes pour expliquer son absence. « Elle savait et je savais et René savait ce que c’est la vie : cinquante années de travaux pratiques où on apprend à bousiller soi-même le mécano de ses vingt ans. » Au lendemain de la dernière, une nouvelle panne de courant exaspérante – l’installation électrique est vraiment « pourrie » – le fait frapper à la porte de la direction, sans réponse. Quand il la pousse carrément, Pylade est pourtant là, dans le noir, « sorte de Falstaff féminin », un gros cigare entre les dents. Echanges de mots bien sentis.
    Le directeur en veut à Montalban, un politicien et ami de L.D., qui exige des justificatifs, des preuves de paiement, et menace de dénoncer le contrat-programme de ce Théâtre subventionné. Impossible de ne pas songer là aux vicissitudes d’un directeur de théâtre bruxellois bien connu.

     

    Chez le coiffeur « Diminue-tifs » (le ridicule ne tue pas) aux frais d’un ami qui le sait fauché, L.D. le reconnaît : « Je ne sais faire qu’une chose dans la vie : lire et écrire. » Autant en tirer en profit, dit l’autre. Une productrice d’émissions enfantines à Télébel cherche un scénariste. Séance inénarrable dans les dix-huit kilomètres de couloirs, sur sept étages, de la télévision nationale belge. Laissé en plan avec trois comédiens sur le retour, L.D. comprend que peu importe le scénario pourvu que le prochain épisode se passe à Liège, vu le contrat avec le syndicat d’initiative de la cité mosane. La productrice l’entraîne jusque-là, mais repousse successivement toutes ses propositions, lui reproche d’être « quinquin sans expérience ». Démission.

     

    Dellisse place son homoyme dans des situations quasi toutes perdues d’avance, boulots précaires et missions foireuses à l’étranger où l’envoie Montalban, un directeur de cabinet ministériel wallon : conférence sur la littérature viticole en Tunisie (exportation de vins belges), contacts en Albanie (ce pays réclame une statue de son fondateur au musée de La Louvière), voyage en Chine pour récupérer le
    testament politique sulfureux de Théo Faber conservé à Canton où il est mort – « Et, pendant ce temps-là, la réforme de l’enseignement n’avançait pas. » 
    Entretemps, ce « cœur froid et sec » de L.D. se livre à quelques fantaisies érotiques, sans plus de conviction. 

     

    Pour l’enflammer vraiment, rien de tel que la comédie sociale dont cet anti-héros est régulièrement le témoin, quoiqu’il préfère la solitude. « Les grands bourgeois cultivés, au même titre que les dinosaures, appartiennent à l’histoire de la science-fiction. Je croirais à leur existence si j’en avais jamais croisé un seul. » Un week-end à la campagne chez l’ancien roi du meuble de jardin, « pourvu d’une jolie femme bréhaigne » est l’occasion d’une satire virulente – filets de sole à la Tolstoï, ananas à la Novalis – d’où il ressort que trois postes, en Belgique, permettent la « jouissance du pouvoir liée au secret de son exercice » : archevêque de Malines, directeur de cabinet du ministre des Finances, précepteur d’un imminent successeur au trône ! « Il faut vraiment fuir ce pays » conclut L.D. devant le spectacle politique belge, faisant plus qu’égratigner la monarchie, les socialistes,
    le CVP (démocrates-chrétiens flamands), la Flandre et la ville de Louvain en particulier, la Wallonie quand elle manque d'ambition.

    La satire fait rire – il y a bien « du belge » derrière tout ce bazar et Dellisse a le sens
    du cocasse – mais « une certaine noirceur », pour reprendre un titre de chapitre,  envahit Le Royaume des ombres, qui tourne carrément au jeu de massacre. Installé à Paris, Dellisse affiche sa détestation. « C’était cela pour moi, la Belgique : non pas le pays où j’habitais, mais l’irritation qu’il me causait.  (…) Si j’avais pu aimer
    le désastre, si j’avais pu renoncer à croire en l’humanité, je me serais fait à mon pays et nous aurions vieilli ensemble. »
    A quelqu’un qui, un jour, veut profiter des relations de L.D., celui-ci répond sans ambages : « Moi ? Un athée francophone de gauche qui fait profession de fuquer la Belgique ? » Sans commentaire.

    Dans un entretien à propos du Testament belge (2008), de la même veine, Luc Dellisse conclut : « J’ai inventé un personnage de narrateur un peu ridicule, que personne ne prend au sérieux, et je lui ai donné mon nom. Cette distance masquée, cette fausse connivence ironique et un peu funèbre, donne une musique de fable au roman. Ce ne sont pas mes souvenirs de vie en Belgique. Ce sont les aventures de Candide, jeté dans une étrange jungle, le royaume de Belgique, c'est-à-dire un Royaume  des Ombres. » Candide, vraiment ?

  • Musica

    « Cependant, les relations que la rayure noue avec la musique sont plus intimes, plus essentielles, presque ontologiques. La rayure est fondamentalement une musica, au sens plein que le latin médiéval donne à ce terme extrêmement riche, bien plus riche que le mot français « musique ». Comme la musica, la rayure est
    à la fois sonorités, séquences, mouvements, rythmes, harmonies, proportions. Comme elle, elle est mode, fluide, durée, émotion, joie. »

    Piano et partition.jpg
    www.zwatla.com/ Images libres de droit

    « La musique institue un ordre entre l’homme et le temps. La rayure institue un ordre entre l’homme et l’espace. Espace géométrique et espace social. »

    Michel Pastoureau, Rayures - Une histoire des rayures et des tissus rayés.

  • Drôle de zèbre

    Si vous aimez les couleurs et leur symbolique, des livres de l’historien Michel Pastoureau sont déjà à portée de main dans votre bibliothèque, comme Bleu – Histoire d’une couleur (2000) ou Les couleurs de notre temps (2003).
    Après Noir (2008), pas encore découvert, j’espère qu'un Rouge verra bientôt le jour. Des ouvrages passionnants, très bien illustrés de surcroît.

     

    Dans Rayures – Une histoire des rayures et des tissus rayés (1991 & 1995), Pastoureau s’intéresse à l’ordre et au désordre de la rayure dans les vêtements et le textile. Le tissu rayé que la mode contemporaine remet régulièrement à l’honneur – « Cet été, osez le chic des rayures » – a longtemps marqué l’exclusion ou la réprobation. Ainsi le zèbre, que sa robe a fait classer d’abord dans le bestiaire de Satan, ne doit sa réhabilitation qu’à Buffon, bien que son nom continue à désigner les drôles de types, voire les vilains cocos. 

    Bazille, La Toilette (1869).jpg

     

    Du Moyen Age à la Renaissance, la rayure scandalise. Lorsque Saint Louis ramène à Paris, en 1254, des frères de l’ordre du Mont-Carmel en Palestine, qui portent un manteau rayé, ceux-ci s’attirent les moqueries et le surnom injurieux de frères « barrés ». On les dit cupides, hypocrites, félons ; on leur reproche de trop fréquenter les béguines. Le pape finit par leur imposer un manteau uni en 1287.

     

    Même la représentation des figures bibliques participe de cette codification. Si Caïn, Dalila, Saül, Salomé, Caïphe, Judas portent les rayures des traîtres, le roi David porte un vêtement rayé dû à son statut ambivalent d’oriental et de musicien – « Musique, couleurs et rayures ont toujours partie liée. » Saint Joseph, personnage longtemps dévalorisé, est reconnaissable aux rayures de ses chausses, moins dégradantes que sur la robe entière, à cause de son statut ambigu.

     

    Pastoureau distingue trois structures des surfaces : l’uni, le semé et le rayé. Sorte d’uni densifié, le semé est valorisé – les rois de France portent un blason « d’azur semé de fleurs de lis d’or » – contrairement au tacheté. Au royaume des animaux, le tigre, le léopard, la truite, la pie, le serpent, la guêpe sont du côté du diable. Seul le cheval blanc à la robe unie convient au héros médiéval. Tout ce qui n’est pas « plain » relève de la transgression ou connote l’infériorité.

     

    Les rayures fréquentes dans les armoiries obéissent à un code différent et très complexe. Pastoureau, spécialiste de l’héraldique, détaille joliment le vocabulaire du blason : fascé, burelé, fascé-ployé, fascé-ondé, fascé-crénelé, fascé-dentelé, fascé-vivré, selon le nombre et la forme des raies. Dans ce chapitre, une belle miniature du Traité de fauconnerie de l’empereur Frédéric II (vers 1280) illustre la façon de représenter l’eau au Moyen Age, par des ondulations d’un vert peu saturé ;  le nageur, au corps immergé forcément rayé par l’onde, est à la fois dissimulé et mis en valeur.

     

    Du XVIe au XIXe siècle, l’usage plus large du textile pour le décor, l’ameublement, fait éclore la « bonne » rayure, le plus souvent « domestique ». Les serviteurs portent des vêtements rayés, les esclaves maures, les noirs aussi. D’où le gilet rayé du maître d’hôtel. La Révolution américaine fait souffler sur les tissus un vent de liberté et d’idées nouvelles : les rayures fines, verticales et claires sont désormais élégantes. La Révolution française lance la cocarde tricolore, le bonnet, le drapeau à trois bandes. Sans doute la mécanisation dans la fabrication des étoffes joue-t-elle aussi un rôle.

     

    Mais deux systèmes de valeurs coexistent : rayures infamantes du prisonnier ou du bagnard, rayures protectrices du pyjama qui éloignent le Malin. Aux XIXe et XXe siècles, tout le domaine de l’hygiène met à l’honneur le rayé. On ne portait auparavant que des sous-vêtements blancs ou écrus, on ne dormait que dans des draps blancs ou non teints. Le passage à la couleur se fait par le relais du pastel, « une couleur qui n’ose pas dire son nom » (Baudrillard), et de la rayure : celle-ci égaie le blanc et purifie la couleur. On la retrouve partout, dans la cuisine ou la salle de bain, sur les matelas, la vaisselle, le dentifrice.

     

    Pour le vêtement, les codes sont très élaborés : la chemise finement rayée d’un ton pâle, de bon goût, s’oppose aux rayures larges et voyantes, considérées comme vulgaires.  De même le tissu rayé se porte plutôt au masculin et le semé plutôt au féminin. Pastoureau s’intéresse à tout, de l’attirance très ancienne des peintres pour les rayures qui attirent l’œil jusqu’au pull marin de Picasso et aux bandes régulières de Buren. Et aussi aux tricots bleus et blancs des matelots, aux costumes de bain, et puis, bien sûr, à la tenue rayée – dynamique – du sportif, « l’histrion des temps modernes ».

     

    La rayure n’existe pas dans la nature, elle est une marque culturelle. Visuellement, elle pose problème par son ambivalence : elle se voit mais gêne aussi. « Trop de rayures, conclut Pastoureau, finit par rendre fou. »

     

    Illustration: Frédéric Bazille, "La Toilette" (1869)

    Pour un commentaire sonore, passer par

    http://museefabre.montpellier-agglo.com/index.php/etudier/recherche_d_oeuvres

  • Miên et ses maris

    Première incursion dans la littérature vietnamienne avec Terre des oublis, de Duong Thu Huong (2005). Sa défense de la démocratie lui a valu d’être exclue du parti communiste en 1990 et de vivre en résidence surveillée à Hanoi, interdite de publication. Elle envoie alors ses manuscrits à Paris, où elle vit depuis 2006. Le roman s’ouvre, comme la plupart des chapitres, sur une évocation très sensible du paysage : « Une pluie étrange s’abat sur la terre en plein mois de juin. D’un seul élan, l’eau se déverse à torrents du ciel, la vapeur s’élève des rochers grillés par le soleil. L’eau glacée et la vapeur se mêlent en un brouillard poussiéreux, aveuglant. » 

     

    Miên, partie à la récolte du miel avec d’autres femmes, s’est abritée dans une grotte. Quelque chose l’oppresse depuis le matin, elle est inquiète pour son fils que garde la tante Huyên et pour son mari, Hoan, parti en bateau pour ses affaires. Vu le temps, la journée est perdue, de toute manière. Au Hameau de la Montagne, devant sa maison sur la colline, entourée d’orangers et de pamplemoussiers, un attroupement inhabituel : un homme l’appelle, de l’intérieur, dont elle ne reconnaît pas la voix. C’est celle de Bôn, son premier mari, qu’elle n’a plus vu depuis quatorze ans, déclaré mort à la guerre. Deux ans après l’avis de décès, Miên a épousé Hoan, un riche propriétaire terrien, dont elle a eu un enfant, le petit Hanh.

     

    « En ce temps-là, les jeunes soldats se mariaient précipitamment, juste avant de partir au front. Ils consumaient hâtivement leurs amours comme les éphémères se jettent en tournoyant dans les flammes. » Bôn mesure, à voir le luxe dans lequel vit Miên, la différence entre sa bicoque et cette vaste demeure au milieu d’une plantation. Les villageois, toujours curieux de ce qui se passe chez les autres et
    envieux de la réussite d’autrui, se rangent d’emblée du côté de Bôn, qui a souffert pour son pays. Miên avait dix-sept ans quand ils se sont mariés, elle sait où est son devoir, impossible de s'y dérober, mais demande une semaine à Bôn, le temps de revoir Hoan qui va bientôt rentrer.

     

    De jeunes volontaires communistes aident le soldat à retaper sa maison. Bôn a honte de sa sœur avec qui il cohabite, d’une sexualité débridée depuis l’adolescence, deux fois veuve, et qui élève ses enfants dans la crasse. Pour plus d’intimité, il fait construire une cloison de briques pour mieux séparer sa chambre. Sur la route qui le ramène
    chez lui, Hoan, prévenu dès son arrivée au port, pense à ses parents, un instituteur et une commerçante qui l’ont forgé selon leurs valeurs : « intelligent, travailleur, bon, généreux, parfois naïf face à la vie ». Tombé très jeune dans le piège d’un mariage d’intérêt – la gérante d’une boutique l’avait attiré chez elle pour le faire boire et céder aux avances de sa fille enceinte à la recherche d’un mari –, il avait dénoncé leur union truquée dès le jour des noces et divorcé après neuf ans de vie séparée. Puis il avait rencontré Miên, son bonheur. Et voici que la fatalité les sépare. Miên essaie chacune des chemises de soie qu’il lui a rapportées, mais décide de ne rien emporter, à part des vêtements sombres. Pendant leurs derniers jours ensemble, aucune visite. « Et tout le monde traite le jeune couple comme des condamnés à mort attendant l’exécution. » Miên laisse tout ce qu’elle possède de précieux pour leur fils. Hoan l’assure que la maison sera toujours à elle et la force à accepter de l’argent. Mais elle refuse d’emporter les clés.

     

    Chez Bôn, Miên remet de l’ordre, traque la saleté et envoie Bôn chez tante Huyên pour lui demander quelques bols et de la vaisselle correcte. Tandis qu’elle découvre le jardin en friche où plus rien ne pousse, Bôn attend impatiemment la nuit, obsédé par son désir. Quand il se jette sur elle, Miên reste froide comme une statue – « La beauté éblouissante de Miên sera comme un gouffre sans fond où il s’engloutira sans espoir de retour » – et le voilà impuissant, pour la première fois de sa vie, nuit après nuit. Son ami Xa le Borgne devine la situation et prévient Bôn : sa femme ne pourra pas vivre avec lui jusqu’à sa mort uniquement par devoir. Il lui conseille de se faire soigner la bouche – il empeste –, d’aller travailler à la plantation d’Etat, à cent kilomètres de là, et d’y refaire sa vie avec une femme revenue de la guerre. Mais Bôn s’entête. Seul l’argent de Miên leur permet de vivre décemment. Hoan, lui, est retourné en ville dans la maison de son père, que sa sœur avait divisée en deux. Il est doué pour les affaires et fait prospérer le commerce familial. Une fois par semaine, il
    se rend au Hameau de la Montagne pour voir son fils.

     

    Duong Thu Huong éclaire régulièrement le récit des malheurs de Miên et de ses deux maris par le monologue intérieur des trois protagonistes, en italiques. On comprend vite que leur situation est invivable. Liés par un amour invincible, Miên, soumise à l’opinion publique, et Hoan, respectueux du choix de Miên, attendent que Bôn en prenne lui-même conscience. Lui, malgré sa santé chancelante, ne veut pas abandonner son rêve de vivre comme avant. Il prend des remèdes pour la virilité, s’obstine à vouloir mettre sa femme enceinte pour se la lier définitivement. Le temps fera son œuvre, lentement, cruellement, jusqu’à délier un peu les peurs qui les étouffent.

     

    Terre des oublis montre leur vie au présent, saison après saison, et plonge aussi dans les souvenirs de chacun. Les scènes de guerre qui hantent Bôn sont terrifiantes. La romancière les décrit crûment, comme elle le fait pour la violence sexuelle, en
    contraste avec le lyrisme des moments de tendresse ou de fusion avec la nature, dans un style alliant force et finesse. Il vaut le voyage, ce parcours au cœur des souffrances d’un peuple et de ce trio aux prises avec la fatalité, amplifiée par les préjugés.