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Société - Page 120

  • Violées de guerre

    Il y a bien des femmes dans l’actualité du XXIe siècle, même si elles restent encore trop minoritaires dans les médias, comme l’explique Olympe sur son blog féministe (16/11) - Olympe et le plafond de verre - à propos des « portraits » publiés dans le journal Le Monde en octobre 2008.

    Mais en ce moment, sans être à la une, en République démocratique du Congo, des femmes se font violer tous les jours, sauvagement. En janvier 2007, au Forum Social Mondial de Nairobi, des Congolaises disaient déjà leur ras-le-bol. Tous les jours, aujourd’hui encore, quarante femmes grossissent le nombre de ces violées de guerre ! A Bruxelles, Amazone, centre national de ressources pour l’égalité entre hommes et femmes, accueille le site de « Solidarité avec les femmes congolaises » où un collectif de femmes et d’associations crient « Non aux terribles violences sexuelles qu’elles subissent massivement dans l’Est du Congo (Kivu, Ituri…) »

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    Le contexte des violences y est résumé. Des extraits d’un article de Johann Hari (The Independent, 2006) décrivent les dégâts physiques terribles de ces victimes – vagin, anus, intestins à reconstruire – sans compter les dégâts psychologiques auxquels s’ajoute encore l’exclusion sociale. Souffrances innommables. Le fléau de la guerre au Congo, malgré les déclarations d’intentions des uns et des autres, laisse impuissante même la Mission de l’ONU en RDC. Sur le site de la Monuc, on déplore le non-respect du cessez-le-feu, on constate que « La situation socioéconomique continue de se dégrader dans le territoire de Rutshuru depuis le déclenchement de la guerre fin août 2008, en dépit du calme qui y règne ces derniers jours. »

    Que faire ? Comment agir ? Voici ce que propose « Solidarité avec les femmes congolaises ».

    • On vend un autocollant pour sensibiliser l’opinion publique et récolter des fonds destinés à l’aide aux femmes congolaises.
    • On appelle à diffuser une information respectueuse sur les violences subies par les femmes congolaises, à interpeller sur le contexte et les enjeux de la situation.
    • Une pétition est à lire et à signer sur le site de la « Campagne des femmes congolaises contre la violence sexuelle en République Démocratique du Congo (RDC) », dont le texte se termine sur ce vœu : « Pour que le corps des femmes cesse d’être un champ de bataille, pour que la violence sexuelle cesse d’être une arme de guerre, pour que les Congolaises et les Congolais retrouvent leur dignité et puissent enfin espérer vivre en paix. »

    « Devenez un défenseur des droits humains » propose Amnesty international Belgique pour fêter les soixante ans de la Déclaration des Droits de l’homme.
    Amnesty diffuse un rapport récent intitulé « Nord-Kivu. Une guerre sans fin pour les femmes et les enfants ». Je cite : « Dans le Nord-Kivu, les femmes et les jeunes filles ainsi que, dans un plus petit nombre de cas, des hommes et des jeunes garçons continuent d’être victimes de viols et d’agressions sexuelles commis par des membres de groupes armés et de forces de sécurité. De très jeunes enfants et des femmes âgées sont au nombre des victimes ; beaucoup ont subi des viols collectifs ou ont été violés plusieurs fois. Des viols sont commis en public en présence des proches des victimes, dont des enfants. Des femmes ont été enlevées et retenues pour servir d’esclaves sexuelles. Dans bien des cas, les viols et les agressions sexuelles ont, semble-t-il, une dimension ethnique et/ou visent à terroriser et à démoraliser des communautés soupçonnées de soutenir des groupes rivaux. » Chiffres et témoignages sont accablants.

    Contre la violence, les mots peuvent devenir une arme. Si légère soit-elle, utilisons-la.



     

     

  • Black boy

    Non, je ne vais pas vous parler de Barack Obama, qui porte tous les espoirs de la nouvelle majorité aux Etats-Unis. Pas de lui, mais de ceux à qui j’ai pensé en apprenant la bonne nouvelle de son élection, ce pas extraordinaire pour la démocratie. D’abord à Martin Luther King, comme beaucoup sans doute, et aussi à des livres qui m’ont marquée, Black boy de Richard Wright, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, l’Autobiographie d’Angela Davis, entre autres.

     

    On a souvent évoqué le fameux « I have a dream ». On connaît moins La Force d’aimer (1963), un recueil de sermons que Martin Luther King a prononcés durant
    ou après le boycottage des autobus en Alabama. « En ces jours agités et incertains, les malheurs de la guerre et ceux de l’injustice économique et sociale menacent jusqu’à l’existence même de l’humanité. » Ainsi commence la préface. Réticent à publier des textes conçus pour être dits et entendus, le pasteur King n’en était pas totalement satisfait. Leur message reste fort : « Il y a peu d’espoir pour nous tant que nous ne devenons pas assez fermes d’esprit pour briser les chaînes des préjugés, des demi-vérités et de la simple ignorance. » (Un esprit ferme et un cœur tendre) « Vous ne devez pas attendre le jour de l’émancipation totale pour apporter à cette nation une contribution positive. » (Trois dimensions d’une vie achevée) Quelle serait sa joie aujourd’hui !

     

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    Dans Black boy (1945), Richard Wright, écrivain noir né au Mississippi il y a cent ans, raconte son enfance et sa jeunesse à une époque où la ségrégation et le racisme ne se cachaient pas. Enfant, il commettait de grosses bêtises comme l’incendie de la maison qu’il déclenche à quatre ans pour le plaisir de voir les flammes s’emparer des rideaux ou le petit chat qu’il a pendu en prenant au mot le « Tuez-moi cette maudite bête ! » de son père dérangé dans sa sieste par des miaulements. Mais cet impulsif est un garçon curieux de tout, spontané, désireux d’apprendre. Quand il découvre l’injustice à l’égard des Noirs, quand il en fait l’expérience lui-même, à l’école puis au travail, il se révolte sans perdre à aucun moment le sens de sa dignité. Aux humiliations continuelles, il refuse de répondre par la violence. Obstinément, il fait son chemin pour réaliser son rêve : aller dans le Nord, où une autre vie est possible.

     

    Wright insiste sur les lectures qui l’ont aidé à s’émanciper, en particulier celle d’un Livre de préfaces de Mencken : « J’avais soif de livres, de nouvelles façons de voir et de concevoir. L’important n’était pas de croire ou de ne pas croire à mes lectures, mais de ressentir du neuf, d’être affecté par quelque chose qui transformât l’aspect du monde. » L’écrivain en reste éternellement redevable :
    « Ce n’était que par les livres – ces transfusions de culture par procuration – en mettant les choses au mieux – que j’étais parvenu à rester en vie, d’une façon négativement vitale. » Le récit s’achève sur une belle envolée. « L’œil aux aguets, portant des cicatrices visibles et invisibles, je pris le chemin du Nord, imbu de la notion brumeuse que la vie pouvait être vécue avec dignité, qu’il ne fallait pas violer la personnalité d’autrui, que les hommes devraient pouvoir affronter d’autres hommes sans crainte ni honte et qu’avec de la chance – dans leur existence terrestre – ils pourraient peut-être trouver une sorte de compensation aux luttes et aux souffrances qu’ils endurent ici-bas sous les étoiles. »

     

    L’unique roman de Nell Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, paraît en 1960 (prix Pulitzer 1961) en pleine période d’action pour la reconnaissance des droits civiques. Comme la narratrice du roman, la petite Scout qui relate son enfance sudiste avec son frère Jem, la romancière avait un père avocat. Il lui a inspiré le beau personnage d’Atticus, un homme intègre, commis d’office pour défendre un Noir accusé d’avoir violé une Blanche. Par les yeux de Scout, qui est loin de tout comprendre, on découvre le racisme sordide qui sévit dans une petite ville d’Alabama dans les années 1930. Autour de ce procès, l’évocation des jeux de l’enfance, des rêves, des premiers contacts avec la réalité du monde apporte poésie et intensité à ce roman plein de fraîcheur.

     

    Quant à Angela Davis, la pasionaria à la coiffure afro, la dédicace de son Autobiographie (1974) se termine par ces mots : « Et particulièrement pour ceux qui vont lutter jusqu’à ce que le racisme et l’injustice de classe soient à jamais bannis de notre histoire. »

  • Pourveur / Jaoui

    O.T.N.I., objet théâtral non identifié, voilà la formule qui me trottait en tête en sortant de Shakespeare is dead, get over it !  de Paul Pourveur, mis en scène par Philippe Sireuil au Théâtre National (ou Shakespeare est mort, passons à autre chose). « Une machine postmoderne ».

    Pourveur, né à Anvers en 1952, écrit ses œuvres dans deux de nos langues nationales, c’est à souligner. Nietzsche a tué Dieu, lui tue Shakespeare, c’est-à-dire qu’il le dévore pour construire l’histoire contemporaine de William et Anna – ni le grand Will ni Anne Hathaway, son épouse – mais un antimondialiste de quarante ans employé chez GAP et une actrice shakespearienne qui ne dit pas son âge. Sujet : comment ces deux-là vont-ils s’aimer, ou pas, au temps des multinationales, de la pollution et des trains à grande vitesse ?

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    Dans la petite salle du National, on s’installe en face d’un portrait de Shakespeare sur le mur de scène. Dans le bas, quatre battants servent de portes aux quatre acteurs ; dans le haut, quatre ouvertures pour des écrans vidéos. Sireuil a monté une mécanique de précision bien carrée, parfaitement réglée. Images et musiques, voix off, comédiens, on ne sait pas trop où porter son attention au début.

    L’action prend forme avec l’arrivée du couple principal, incarné par Marie Lecomte et Vincent Minne (elle fut une inoubliable Célimène, lui un mémorable Tartuffe dans les derniers Molière proposés par Sireuil au National). A leurs côtés, Olivia Carrère et Yvain Juillard se prêtent à tous les rôles – annonceur, témoin, messager, infirmière, guide - et sont souvent drôles. Comment expliquer ce qui se passe sur la scène ? Ces quatre-là ne se parlent pas, ils nous parlent. Ils affrontent le public de près, souvent à l’avant-scène. Les amoureux qui s’interrogent sur leur destin ne dialoguent pas vraiment, ils racontent leurs rencontres : les « répondit-il » et « pensa-t-elle » qu’on ne supporte plus dans un roman abondent ici, créant un effet de distanciation tel qu’on ne s’émeut guère. Les grands thèmes ne manquent pas – amour et désir, travail et société, écologie, jalousie, mort – mais on se sent plutôt comme au cirque, on apprécie le numéro, on rit même.

    Pourveur ne croit plus au théâtre des sentiments, il veut dire les choses d’une manière qui corresponde mieux à notre époque. Pari tenu. Le spectacle montre des individus égarés dans le mouvement saccadé du monde. Shakespeare is dead, get over it !  assemble des fragments d’existence : « Le texte, plus qu’une pièce, c’est un puzzle qui s’offre au spectateur, pour qu’il le reconstitue, selon ses vérités et ses désirs », commente Philippe Sireuil. La pièce bouscule la chronologie, l’espace : manifestation à Prague, visite de la maison natale de Shakespeare, errance en voiture au bord d’un canal à Bruxelles, randonnée loufoque à Elseneur. Plutôt « gadget », l’affichage électronique, sur le côté de la scène, des intentions dramaturgiques (« mythologize », « demythologize », « construct », « deconstruct », etc.).

    Mais c’est bien du théâtre, des signes, des mots – les derniers qui s’impriment sur l’écran sont d’ailleurs percutants. Dans ce kaléidoscope audio-visuel, un refrain, « Vivez proprement. Pensez au suivant », ne fait pas rire à chaque coup. Les comédiens disent leur texte sans faillir, avec une belle énergie qui fait tenir le tout. Le spectacle est réussi. Et après ? Parti à l’assaut des conventions, comme le « nouveau roman » au siècle dernier, le théâtre ici vire au spectaculaire, mais perd son âme. On se sent loin, très loin d’un Shakespeare, en effet. «  A mon avis, n'importe quelle pièce écrite aujourd'hui raconte plus sur le monde que les œuvres complètes de Shakespeare. », Pourveur ne manque pas d’air.

    Quel contraste avec l’humanité qui crève le grand écran dans Parlez-moi de la pluie d’Agnès Jaoui ! La réalisatrice y campe une femme forte, Agathe Villanova, qui s’engage en politique. Elle accepte la proposition de deux complices (Bacri, plus présent que jamais, et un émouvant Jamel Debbouze, tout en retenue) qui vont réaliser son portrait, l’interroger, la filmer, à l’occasion d’un déplacement en Provence. Agathe retrouve sa sœur dans la maison familiale, bien qu’elle préfère s’installer à l’hôtel avec son compagnon. Les gros plans affleurent les visages, les conversations sonnent juste, les silences en disent long, le drôle et le grave se côtoient comme dans
    la vie. Acteurs connus ou rôles secondaires, ces gens se parlent et cela nous parle, beaucoup.

  • Mademoiselle Fa / 1

    Etudiante en Chine  

    « Son enfance, on la subit ; sa jeunesse, on la décide. » C’est par cette belle phrase que Fabienne Verdier entreprend de raconter, dans Passagère du silence (2003), son étonnant parcours pour apprendre la calligraphie en Chine, dans les années 1980. Six années d’études dans des conditions très difficiles, mais comme elle l’écrit à propos de « la terrifiante beauté d’un bonzaï ou d’un vieux pin sur les récifs en bord de mer », « quel sacrifice a-t-il dû accepter pour pousser ainsi ? » Il y a tant de choses passionnantes dans cette immersion chinoise, dans la rencontre avec les maîtres calligraphes qu’elle séduit par la force de son caractère et sa persévérance, que j’en rendrai compte, exceptionnellement, en deux étapes.

    A seize ans, elle annonce qu’elle veut se consacrer à la peinture. L’aînée de cinq enfants, elle quitte sa mère qui les a élevés seule pour retrouver son père dans une ferme. Cet excellent dessinateur la traite en « apprentie peintre – ouvrier agricole ». A l’école des Beaux-Arts de Toulouse, l’enseignement la déçoit : « On n’étudiait plus les maîtres, il n’existait plus de modèles sur lesquels s’appuyer ». Comment se former par la seule injonction de « s’exprimer » ? Mise à la porte d’un cours où elle s’ennuie, elle trouve au musée d’Histoire naturelle des animaux à dessiner – « et curieusement, la passion du vivant qui m’anime est née là, dans ce cloître du réel empaillé. »

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    Un seul cours l’intéresse vraiment, la calligraphie. Elle copie des maximes - « Toute beauté est joie qui demeure » (Keats). Poussée par son professeur vers l’art asiatique, elle lit François Cheng, est éblouie par Hokusai, et décide d’apprendre le chinois - « une passion était née. » Elle ne peut en rester là, veut aller en Chine et parvient à partir, à vingt ans, dans le cadre d’un échange d’étudiants. Dans ses bagages, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille amère de Shitao.

    L’avion fait escale au Pakistan et c’est le choc de l’Asie : dans l’aéroport, des nuées de mendiants s’accrochent à l’Européenne, qui s’évanouit. Revenue à elle, Fabienne Verdier se retrouve avec des joueurs de hockey rentrés par le même vol. Comme ils ne veulent pas la lâcher, elle comprend vite qu’il vaut mieux coucher avec un seul pour éviter le viol collectif. Le lendemain, elle parvient à se faire conduire à l’ambassade, mal en point. Vu son retard, il n’y aura personne pour l’accueillir à Pékin où on s’étonne qu’elle ait choisi au Sichuan l’école des beaux-arts « la plus reculée de la Chine » ! Elle-même avouera : « Je ne sais pas ce qui m’a fait tenir, sans doute mes aventures cocasses et incroyables, la découverte d’une nature humaine inconnue et d’un monde inimaginable. »

    A Chongqing, elle découvre l’université avec « la camarade du Parti », son interprète. Aucune initiative ne lui est permise. On lui a réservé une pièce dans le bâtiment administratif : un lit, une bassine, un bureau. Pas d’eau : on lui en apporte tous les jours. Réveil à cinq heures et demie. Toilettes collectives, une tranchée pour les hommes, une autre pour les femmes, au-dessus de laquelle on s’accroupit. Plus agréable, l’heure de sieste octroyée après le déjeuner. L’enseignement artistique se donne dans une atmosphère studieuse, mais ne sort guère du réalisme socialiste. La grande peinture des lettrés est rejetée, jugée décadente. Au cours de gravure sur bois, elle s’imprègne du moins des légendes populaires.

    Après six mois, la Française déprimée découvre qu’un avis interdit aux étudiants de la déranger. Elle s’en plaint et obtient d’être traitée comme les autres, à ses risques et périls (plus de repas de faveur). Ainsi enfin elle crée des liens, découvre une maison de thé : « il suffisait de tourner dans une ruelle puis une autre et encore une, de dévaler quelques escaliers, pour se retrouver dans une autre Chine. » La maison est crasseuse, mais en dessinant dans son carnet le visage d’un vieillard en train de jouer, qui se reconnaît, elle brise la méfiance - « L’artiste, en Chine, possède un statut unique car l’art est supposé traduire la vérité d’un esprit, sans faux-semblant. »

    Son premier objectif est de maîtriser la calligraphie « car celle-ci contient tous les traits utilisés par la suite dans le paysage et autres sujets. » Mais la technique ne suffit pas, il lui faut s’imprégner de pensée chinoise, dans la façon d’être et de vivre. Lassée de l’université où on ne parle que la peinture occidentale et des arts populaires chinois, elle trouve enfin un jeune chercheur « fou de calligraphie » qui devient un ami. Il lui confie qu’il ne reste que deux vieux maîtres à l’Institut, qui n’ont plus enseigné depuis la Révolution culturelle, et elle se met à leur recherche.

    Le maître Huang Yuan vit dans la misère. Elle le trouve sympathique « avec sa vieille veste usée », en train de donner à manger à son oiseau. Mais il ne veut plus enseigner, lui dit-il. Alors pendant six mois, tous les soirs, elle dépose devant sa porte un rouleau de feuilles calligraphiées. Elle s’achète un mainate qu’elle laisse voler librement dans sa cellule. C’est lui qui accueillera d’un « Entrez, idiot, entrez ! » le maître qui lui ramène un jour ses rouleaux de papier. Il la prévient que ce sera dix ans d’apprentissage ou rien !

    Mademoiselle Fa, l’étudiante calligraphe, est désormais conviée aux réjouissances populaires, comme la fête du balayage des tombes. Mais en assistant à une crémation, dans une mécanique infernale où chaque mort n’est qu’un numéro, elle constate l’inhumanité, qu’engendre la surpopulation, « cancer de la société ». Atteinte ensuite d’une mauvaise hépatite, elle doit passer plusieurs mois à l’hôpital, incapable de s’alimenter. Un breuvage traditionnel l’aide à guérir et elle obtient un petit réchaud électrique pour cuire fruits et légumes, privilège rare. Elle souffre aussi de son amour impossible pour l’étudiant calligraphe, fiancé par ailleurs, et qui met fin à leur liaison clandestine.

    De très belles pages de Passagère du silence relatent les voyages de Fabienne Verdier au cours de ses études. A Chengdu, ville ancienne, elle se serait bien installée si elle était restée en Chine. Au Tibet, elle découvre l’air vif et stimulant des hauts plateaux où « l’âme s’envolait, tels les drapeaux de prières, vers le ciel ». Dans la province du Guizhou, elle s’émerveille des splendides vêtements des Miao ; chez les Yi, dont la langue comprend six dialectes et l’écriture un millier de caractères ravissants, elle perçoit le poids de l’envahissante culture chinoise moderne et s’entend dire : « Rentrez chez vous et racontez ce qui nous arrive, ce qui se passe ici. Il n’y a plus de culture yi, on n’a plus le droit de parler yi, on ne peut plus penser yi. On n’a plus le droit d’être yi. »

  • Sagamore le Vif

    Théâtre ? Visite guidée ? Performance ? Le Calvaire de Sagamore le Vif, qui se joue encore quelques semaines (jusqu’aux fêtes de Wallonie), échappe aux catégories. Cette visite-spectacle d’une énergie formidable vous garantit une soirée passionnante dans les rues de Namur (le dimanche à 19h, en semaine à 21h).

    Rendez-vous était donc pris devant le Théâtre royal de Namur, après réservation (le nombre de participants étant limité). Arrive un drôle de bonhomme à la démarche irrégulière, qui lance ses invectives au nez et à la barbe des passants, surprend un automobiliste en traçant sur les pavés sa trajectoire fantasque, son manteau noir flottant derrière lui. Cette silhouette inquiétante – clochard, ivrogne ou fou errant ? – ne revient sur ses pas que pour interpeller son public et l’entraîner dans le récit des vieilles histoires de la ville.

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    Tout commence en 1822, avec une exécution, celle de la pauvre Jeanne. Cris, confidences, révolte, sympathie, nous voilà pris dans un tourbillon d’impressions. Sagamore avance à grandes enjambées, s’arrête et prend les spectateurs à partie. Chaque fois, le patrimoine namurois se révèle : vieille tour, monument, porte ancienne, estaminet, pierre sculptée, parvis d’église... Sagamore fait parler les pierres mais pas seulement elles. Il convie aussi les traditions, prêche le vrai et le faux – on joue en wallon au « roi des menteurs » – et prend plaisir à nous raconter les conversations entre Félicien Rops, qu’il n’hésite pas à secouer sur son piédestal, et Charles Baudelaire, deux « maudits » hauts en couleur.

    C’est du théâtre « en rue » et donc livré aux aléas d’un soir. A suivre Sagamore dans les ruelles de plus en plus sombres, on s’amuse à l’écouter, à observer ce diable d’homme à la voix de stentor dont tout le corps vibre de passion. Jamais il ne laisse retomber l’intensité de son propos ni la curiosité de son public. Bien sûr, il y a des rencontres inattendues : des touristes d’abord interloqués, puis intrigués ; des habitués sur les places et aux terrasses, qui se retournent à peine ; des complices qui au fil du temps – c’est la quatrième et sans doute dernière saison du spectacle – accueillent Sagamore avec un sourire, un bonjour, voire un verre de bière (mais rien de tout cela n’est arrangé, nous l’apprendrons après, ce sont des initiatives individuelles et forcément variables). Le vagabond au verbe haut doit composer aussi avec les moues de mépris, les regards hostiles, les vrais « égarés » qui se frottent à lui, et même des chiens qui aboient sur son passage.

    Il faut une fameuse conviction pour porter ainsi le personnage de Sagamore et avec lui, toutes les figures du passé namurois qu’il convoque, gens connus et gens « de peu » pour qui la vie n’est pas facile. Ce sont de vieilles affaires, mais aussi des questions actuelles, sociales et autres. Rester à Namur ou partir à Bruxelles, à Paris ? Qu’est-ce qu’une vie d’artiste ? On rit, on s’étonne, on s’interroge, souvent on frissonne. Tout parle, chez Simon Fiasse : les bras, les mains jusqu’au bout des doigts, les jambes, le regard bien sûr, jusqu’à l’émouvante scène finale, au confluent de Meuse et Sambre. Ce n’est pas pour rien que Sagamore / Fiasse a été élu « Namurois de l’année 2007 ».

    Derrière le comédien, toute une équipe a travaillé, celle de L’Isolat asbl (dont la charte mérite d'être lue), pour monter ce spectacle sur une idée de Didier Godin, avec Michaël Meurant à la mise en scène. Les spectateurs namurois prennent plaisir à se rafraîchir la mémoire, les autres découvrent l'atmosphère méconnue de la capitale francophone. Les adultes s’amusent autant que les enfants à presser le pas derrière ce Namurois d’hier et d’aujourd’hui qui invente, sans nul doute, sa propre légende.