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Passions - Page 467

  • Jacuzzi

    « – Oh, ne partez pas ! proteste Ralph. Vous avez l’air contente d’être là.
    – C’est divin, dit-elle en penchant la tête en arrière pour regarder le ciel. Se prélasser dans un bain chaud en contemplant les étoiles au-dessus de soi ! Ma mère piquerait une crise si elle me voyait. Elle s’écrierait : « Tu vas attraper la mort avec le froid qu’il fait. »
    – Mais non, lui assure Ralph.
    – On trouve des jacuzzis comme ça en Angleterre ?
    – Non, pas en séquoia, autant que je sache. Nous l’avons fait venir de Californie à prix d’or, et c’est l’entrepreneur du coin qui s’est chargé de l’installer.
    – C’est une merveilleuse invention, dit Helen en allongeant les jambes et en les laissant affleurer à la surface de l’eau. Je suppose qu’il a un thermostat. Est-ce que ça signifie qu’un jacuzzi est conscient ?
    – Pas de soi, en tout cas. Il ne sait pas qu’il passe un bon moment, ainsi que nous en avons conscience tous les deux.
    – Je croyais qu’il n’existait pas une telle chose que le soi.
    – Une telle chose, non, si vous parlez d’une entité fixe et définie. Mais il y a le moi que nous élaborons sans cesse. Comme vous élaborez vos histoires.
    – Voulez-vous dire que notre vie est purement fictive ?
    – En un sens. C’est l’un des produits de nos réserves de capacité cérébrale. Nous brodons sur le thème de notre moi. »

    David Lodge, Pensées secrètes 

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  • Pensées secrètes h/f

    Il étudie le fonctionnement de la pensée, elle enseigne l’écriture, sur le même campus : ils sont faits pour se rencontrer. Bienvenue dans la vie universitaire (imaginaire) à Gloucester, version David Lodge : Pensées secrètes (Thinks…, 2001, traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux). 

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    Ralph Messenger, la cinquantaine, a décidé de confier à un dictaphone ses pensées fortuites, pour ses études sur la structure de la pensée. Ce gadget lui a déjà servi lors d’un colloque : à l’insu d’une partenaire épisodique, il avait enregistré leurs ébats « pour tester la portée du micro » – une microcassette rangée Dieu sait où, il ne faudrait pas que Carrie, sa femme, tombe dessus. Mais s’il veut dévoiler une pensée « essentiellement intime, secrète », impensable de confier à quelqu’un la tâche de dactylographier ses paroles, problème…

    Les enregistrements à bâtons rompus du professeur Messenger alternent avec le journal d’Helen Reed qui vient de s’installer dans une des maisonnettes du campus. Romancière, 40 ans, elle est chargée pour un semestre du cours de création littéraire, un remplacement pour lequel elle a accepté de quitter sa maison de Londres après la mort de son mari, Martin. Depuis elle n’arrive plus à écrire de la fiction, c’est pourquoi elle a décidé de tenir un journal, pour ne pas perdre la main.

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    http://www.francetv.fr/culturebox/isabelle-carre-dans-pensees-secretes-de-lodge-redoutable-et-si-romantique-79308

    Le passage de l’un à l’autre permet de comparer les points de vue, souvent les deux versions de moments partagés, comme ce premier dîner mondain chez Richmond, le doyen de la faculté des lettres, où Helen rencontre pour la première fois Ralph et Caroline Messenger, « les convives les plus éminents » : lui est un « chouchou des médias », il dirige l’Institut Holt Belling des sciences cognitives ; sa femme américaine le nomme par son patronyme, « Messenger ». Helen surprend le mari embrassant la maîtresse de maison dans la cuisine, sans qu’ils s’en rendent compte.

    Parfois, un narrateur prend le relais, nous raconte un déjeuner au cours duquel Ralph s’étonne qu’Helen soit entrée dimanche dans la chapelle du campus pour suivre la messe. Elle y retourne de temps à autre depuis la mort brutale de Martin, d’un anévrisme. « C’était dur pour vous, mais pour lui une façon rêvée de s’en aller », dit Messenger, ce qui manque de fâcher Helen, mais les amène à discuter de l’âme et de l’esprit – le dada de Ralph qui travaille sur l’intelligence artificielle et une préoccupation forte pour Helen en deuil.

    C’est la première, mais pas la dernière de leurs discussions sur la conscience, son contenu, son fonctionnement, un sujet qu’il aborde exclusivement sous l’angle scientifique alors qu’Helen y voit la matière même des romanciers depuis plus de deux siècles – elle l’épate en récitant de mémoire les premières lignes des Ailes de la Colombe d’Henry James, bel exemple d’un « flux de conscience ». Côté littérature, Lodge intègre également quelques exercices décriture et damusants pastiches décrivains connus.

    La visite de l’Institut des sciences cognitives, un bâtiment étrange dont l’escalier en colimaçon s’enroule dans le même sens que la double hélice de l’ADN, permet à la romancière de découvrir à quel genre de travail on s’y livre et surtout, au deuxième étage, d’admirer une fresque impressionnante sur différentes expériences et théories. Une énorme chauve-souris noire illustre un célèbre article philosophique, « Comment c’est d’être une chauve-souris ? ». Plus loin, la Mary de Frank Jackson, spécialiste des couleurs : enfermée dans un environnement monochrome, elle apprend tout sur la couleur en termes scientifiques mais n’en fait l’expérience que le jour où on la laisse enfin voir une rose rouge. Très intéressée, Helen s’en inspirera pour exercer ses étudiants à rédiger des textes d’imagination.

    Dans les pensées intimes de Ralph Messenger, qui s’est procuré un logiciel de reconnaissance vocale satisfaisant, le sexe revient régulièrement, et toutes sortes de pensées sur ses proches, sur l’argent, la mort, son travail, l’Institut… Helen Reed note dans son journal les faits marquants de ses cours, ses impressions sur les étudiants, sur ses collègues. Pour échapper au campus et à la solitude, elle fait un peu de shopping à Cheltenham, la ville la plus proche, et est ravie d’y croiser Carrie qui l’invite à prendre le thé.

    Elle devient une intime des Messenger, qui l’inviteront aussi dans leur maison de campagne le week-end. Carrie a un projet de roman, qu’elle voudrait lui montrer. Si elle et ses enfants sont un peu las d’entendre Raph parler du cerveau et de la pensée, Helen est bon public, le sujet l’intéresse et leurs manières différentes d’aborder la conscience humaine ouvrent de nouvelles perspectives.

    Si vous avez déjà lu David Lodge, vous attendez bien sûr le moment où quelque chose d’autre va se passer entre les deux protagonistes, le professeur séducteur et la veuve retenue par les doux souvenirs de son entente sexuelle avec Martin. Pensées secrètes, avec intelligence, subtilité, humour et franchise sur tous les sujets, montre jusqu’à quel point on peut connaître ou méconnaître l’autre. Quand Helen lui confie qu’elle écrit sur sa vie au campus, Ralph rêve d’un échange inédit qui leur permettrait d’entrer dans le psychisme d’autrui, enregistrements contre journal, et davantage encore : de découvrir les pensées intimes d’une personne du sexe opposé. Acceptera-t-elle ?

  • Tension

    « On nous a emmenées prendre un peu l’air. Nous sommes montées, musiciennes et chanteuses, à bord d’une dizaine de barques, une véritable petite flotte où nous nous sommes assises. Debout à la poupe derrière nous, les bateliers poussaient sur leurs rames en silence, ce qui ne m’empêchait pas de percevoir leur tension, on devinait que notre présence à bord les troublait, nous sommes des êtres étranges, ils nous considèrent comme des créatures d’un autre monde. Nous sortons masquées, car nos concitoyens ne doivent pas voir nos traits. J’ai complété la fermeture de mon visage en gardant les paupières baissées. La ville, j’ai préféré l’écouter. Des bruits jamais entendus arrivaient à mes oreilles, j’essayais d’imaginer leur source. »

    Tiziano Scarpa, Stabat Mater 

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    Entrée (à droite) de la chapelle de l'Ospedale della Pietà 
    telle que Vivaldi et ses jeunes musiciennes l'ont connue.


  • Cecilia dolorosa

    Stabat Mater de Tiziano Scarpa (2008, traduit de l’italien par Dominique Vittoz) est un roman d’une étrange beauté, intense. « Madame Mère, au cœur de la nuit, je quitte mon lit pour venir, ici, vous écrire. » Une orpheline de l’Hospice de la Pietà à Venise, que l’angoisse tient éveillée, sait à présent lui tenir tête, elle écrit en secret sur de vieilles partitions à celle qui l’a abandonnée, dont elle ne sait rien. 

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    L'enregistrement préféré de Tiziano Scarpa (Note de l'auteur) 

    Devant la masse obscure des eaux noires qui tentent de la submerger, elle tient : « Je suis encore quelque part, je suis là, étrangère à cette dévastation, l’angoisse ne me possède pas tout entière, il me reste un endroit où m’abriter et dire je. » Chaque nuit, elle quitte le dortoir et monte l’escalier, s’assied sur la plus haute marche, son « endroit secret ». Paragraphes de quelques lignes, parfois d’une page, quand elle dialogue avec la tête aux cheveux de serpents noirs, sa mort, qui lui tient compagnie.

    Sa mère se souvient-elle encore d’elle ? Cécilia se sent perdue, guettée par l’amertume. Elle décrit ce qu’elle vit et ce qu’elle imagine : il y a seize ans, une jeune fille honteuse de son secret, enceinte par amour ou par caprice, d’une violence peut-être ? C’est à quatre-cinq ans qu’elle a suivi une ombre jusqu’aux cabinets du rez-de-chaussée, qu’elle l’a écoutée gémir dans l’effort, qu’elle a entendu pleurer son « excrément » – avant de s’enfuir. Elle n’a jamais su qui c’était, ce qu’est devenu le nouveau-né, une des fillettes de l’hospice ? Mais alors, sa mère y est, y était peut-être aussi ?

    Il y a des années, sœur Amelia, une jeune religieuse, était venue chercher leur camarade Anastasia : une dame avait à un bracelet la moitié d’une pièce de monnaie qui s’ajustait parfaitement à la moitié détenue par la religieuse, mère et fille s’étaient retrouvées, et la religieuse avait ensuite disparu, « réprimandée pour avoir permis ces retrouvailles en présence des petites pensionnaires ». Depuis, Cecilia rêve de ce tout recomposé, se demande si pour elle aussi, on a déposé un signe de reconnaissance.

    Ce n’est qu’au tiers de Stabat Mater qu’apparaît la musique. Cecilia joue avec les autres instrumentistes ce qu’écrit le vieux don Giulio pour les messes et les concerts, une musique répétitive, « exténuée », « écrite pour des gens qui n’ont plus la force de rien ». Dans l’église carrée, sur les murs latéraux, deux grandes tribunes se font face, garnies d’une dentelle de métal doré à travers laquelle les musiciennes peuvent suivre les gestes des autres en face delles et le bras du vieux prêtre, mais qui ne laisse voir aux gens assis en bas que des silhouettes. Un jour, Cecilia n’en peut plus et fait crier sur son violon une méchante note – tout s’interrompt. On l’emmène, elle perd connaissance. Sœur Teresa lui parle, l’incite à manger pour être plus solide.

    Dès leur jeune âge, les orphelines sont exercées à chanter et à jouer d’un instrument. Celles qui n’ont ni voix ni dispositions auront d’autres tâches. Les plus douées apprennent le solfège, « l’harmonie de l’air et de l’encre ». Cecilia est chargée de la classe des cadettes, elle les incite, pour les éveiller, à imiter sur leur violon le cri des hirondelles.

    Un soir, elle ne trouve plus ses feuilles. Quelques jours plus tard, sœur Teresa l’appelle et l’emmène en cachette jusqu’à un placard dont elle sort son dossier. Dedans, peu de chose, mais assez pour nourrir de nouveaux envols imaginaires. C’est alors qu’apparaît le nouveau maître de violon, un jeune prêtre aux cheveux roux,  et cette fois « la musique de don Antonio remplit nos yeux, pénètre nos têtes, anime nos bras. » La vie de Cecilia prend un nouveau sens. Stabat Mater (prix Strega 2009) est l’hommage de Tiziano Scarpa à son compositeur favori, Antonio Vivaldi.
     

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    Textes & prétextes, cinq ans

  • Anfractuosité

    « Nous sommes en quête de schémas, voyez-vous, et tout ce que nous trouvons, c’est l’endroit où ils se brisent. Or, c’est là, dans cette anfractuosité, que nous plantons notre tente et attendons. »

    Nicole Krauss, La grande maison 

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