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Passions - Page 234

  • Colette en Vagabonde

    La Vagabonde de Colette raconte la vie de music-hall que mène Renée Néré depuis trois ans. Devant le miroir de sa loge, avant de monter sur scène, c’est l’heure du face à face avec « cette conseillère maquillée » aux pommettes vives, aux lèvres rouge noir, « avec de profonds yeux aux paupières frottées d’une pâte grasse et violâtre ». Désormais seule, elle gagne vaillamment de quoi vivre avec Brague, son camarade de scène, qui l’a initiée à la pantomime.

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    Colette sur scène dans Rêve d’Égypte en 1907 (Source : Les amis de Colette)

    En rentrant dans son rez-de-chaussée parisien, un soir de décembre, elle soupire – « de fatigue, de détente, de soulagement, ou l’angoisse de la solitude ? Ne cherchons pas, ne cherchons pas ! » Est-ce bien elle, cette « bohémienne » dans la trentaine, à l’air découragé ? « Il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d’autres jours où c’est un tonique amer, et d’autres jours où c’est un poison qui vous jette la tête aux murs. »

    « Femme de lettres qui a mal tourné », Renée fait du théâtre, sans être pour autant actrice. Son divorce l’a fait échouer dans une chambre banale, où elle n’a plus de temps pour écrire. Elle a fait sienne une sorte de « gaîté funèbre » en cachant ses pensées et en noircissant ses cils « au mascaro » (sic). Un soir, un inconnu « grand, sec, noir » force la porte de sa loge : un admirateur. Ce n’est pas le premier qu’elle décourage. « Ouf ! ce grand serin d’homme a coupé la crise noire : c’est toujours autant. »

    Après huit ans de mariage, elle s’est séparée d’Adolphe Tallandy, un pastelliste, quand elle n’a plus pu supporter ses maîtresses et ses mensonges. Elle l’aimait, elle a souffert ; un soir, elle n’est pas rentrée. Elle y a gagné une résistance infinie, la solitude, la liberté, la nécessité de travailler plutôt que d’écrire. Elle en a gardé la défiance des hommes.

    Le « cachet en ville » la terrifie, Renée craint que quelqu’un la reconnaisse dans un de ces salons parisiens friands de divertissements, mais comment refuser ce supplément de cinq cents francs bienvenu pour Brague et pour elle-même ? C’est là que reparaît Maxime Dufferein-Chautel, le frère cadet de leur hôte, qui désire « si vivement » lui être présenté – le « grand serin » de la veille. Et voici bientôt des fleurs dans sa loge et au premier rang des fauteuils d’orchestre, « un homme patient » qui la guette.

    La Vagabonde dépeint la vie d’artiste que Colette a bien connue, après avoir quitté Willy. Entre débrouille quotidienne, quand « ça ne dessine pas », et camaraderies de théâtre, Renée n’a conservé que quelques vrais amis : Margot, la sœur cadette de son ex-mari ; Hamond, un vieil ami avec qui partager sa mélancolie ; Brague, qui veille sur elle, sur le métier, sur son avenir. Sans oublier Fossette, la chienne.

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    La Vagabonde
    a paru d’abord en feuilleton
    dans La Vie parisienne, du 21 mai au 1er octobre 1910

    Margot déconseille à Renée tout « collage », mais Dufferein-Chautel trouve des appuis. Hamond le connaît depuis l’enfance, Brague dit à sa camarade que c’est l’amant qu’il lui faut : « Bonne santé, ne joue pas, ne boit pas, fortune suffisante… Vous me remercierez ! » La voilà donc pourvue d’un « amoureux », ni amant, ni flirt, ni gigolo, enchanté qu’elle accepte de le recevoir dans son « joli coin intime ».

    Maxime est véritablement épris et donc patient. Renée l’observe et se dérobe à ses avances, même s’il offre à Fossette un collier rouge à clous dorés. Le souvenir de son mari la rend, pense-t-elle, à jamais incapable d’amour. Mais elle ne refuse pas de se promener avec son amoureux, lui laisse de l’espoir – « Il faut terriblement vieillir, (lui) a dit un jour Margot, pour renoncer à la vanité de vivre devant quelqu’un ! »

    Dans son miroir, Renée se dévisage. L’âge s’y marque déjà, sous le maquillage. Il va falloir prendre un parti, et cela l’angoisse. Maxime est si gentil, si prévenant, elle s’est tout de même laissé embrasser, elle l’aime peut-être. Mais elle ne veut plus jamais de maître, plus de cette « domesticité conjugale, qui fait de tant d’épouses une sorte de nurse pour adulte », comme elle l’explique à Hamond étonné de sa résistance.

    Quand Brague évoque la possibilité d’une tournée en province au printemps, elle y voit un regain de liberté, de légèreté. En l’apprenant, Maxime est furieux d’abord : avec lui, elle pourrait se passer du music-hall. Puisqu’elle tient si fort à cette tournée, il est prêt à l’accompagner. Renée refuse, demande à Max d’attendre son retour – ils s’écriront et, au retour, ils auront tout le temps de s’aimer.

    Parfois teinté de gouaille au début de La Vagabonde, le style de Colette s’affine pour évoquer des souvenirs ou décrire la nature, les saisons et les variations sentimentales d’une femme tentée par l’amour mais attachée avant tout à sa liberté. Ce beau roman où l’écrivaine a mis beaucoup d’elle-même date de 1910, l’année de son (premier) divorce.

  • Recoller nos vies

    Fottorino couverture G.jpg« J’essayais de recoller nos vies. Jusqu’ici à ce jeu-là, je m’étais toujours blessé. Ou découragé. Comme dans un puzzle où il aurait sans cesse manqué une pièce majeure permettant de lire l’image complète, et de la comprendre. Tu en avais assez, petite maman, de garder ce secret pour toi. Un jour, à soixante-dix ans passés, tu as pris rendez-vous avec une ancienne sage-femme devenue psychologue. « Elle fait naître ceux qui sont déjà nés », dis-tu doucement. Elle est partie à la recherche de tes peurs. Elle a ramené cette petite-fille. L’enfant que tu t’efforçais d’oublier. Peut-on oublier la chair de sa chair ? Avec ta mère ce fut une histoire sans paroles. Il ne s’était rien passé. »

    Eric Fottorino, Dix-sept ans

  • Que pèse une maman

    Par hasard, après la quête d’un père, voici celle d’une mère, dans Dix-sept ans, le dernier roman d’Eric Fottorino. Un dimanche de décembre, une mère invite ses trois fils à déjeuner avec leurs familles. Après le repas, Lina veut parler à « ses garçons », à eux seuls. Nervosité, inquiétude, et puis une révélation inattendue : en 1963, elle a mis au monde une petite fille qu’on lui a enlevée aussitôt.

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    Bonnard, Jeune femme à table, 1925

    Deux ans après Moshé, le « père juif de Fès » d’Eric, le fils aîné, Lina s’est retrouvée enceinte pour la deuxième fois, d’un autre Marocain, et cette fois sa mère furieuse, bigote, lui a fait signer immédiatement une promesse d’abandon – « Pour votre grand-mère, j’étais une Marie-couche-toi-là ». Elle l’a éloignée en louant un studio à Bordeaux pour sa fille et son petit-fils, sous la garde de Paul, oncle et parrain d’Eric.

    Troublé par cet aveu, Eric, 47 ans, n’en peut plus d’essayer de recoller ses souvenirs. L’absence de son père biologique, il l’a heureusement acceptée grâce à son père adoptif, Michel Signorelli, pied-noir de Tunis, qui lui a donné son nom quand il avait dix ans en épousant sa mère (cf. L’homme qui m’aimait tout bas), puis en lui donnant deux petits frères, François et Jean. Mais après le récit de sa mère, il se sent incapable de lui dire quoi que ce soit, « impuissant à l’aider ».

    Rentré chez lui, il donne ses cours machinalement à la fac, garde le silence à la maison, finit par décider de partir seul quelques jours à Nice, où il est né. « En réalité, je n’avais jamais accordé à Lina l’importance qu’elle méritait. A-t-on déjà entendu dire : ma mère, ce héros ? Que pèse une maman de rien du tout face à l’aura de deux pères ? »

    De sa naissance sans père, ils s’en sont sortis vivants, sa mère et lui – « Vivants, pas indemnes. Dans mon cœur, une statue de pierre est toujours debout, raide et menaçante. » A Nice, il arpente les rues en quête de signes, cherche où il est né, se remplit « de soleil tiède », imagine Lina sur la Promenade des Anglais avant que sa mère l’emmène dans le village d’Ascros, chez des inconnus qui la cacheront jusqu’à l’accouchement, en août 1960.

    Au restaurant où il prend ses habitudes, il fait la connaissance de Novac, un pédopsychiatre appelé en renfort après l’attentat de Nice ; il l’écoute parler des enfants traumatisés, qui revivent sans cesse les scènes d’horreur. Durant ses promenades, il imagine comment sa mère se sentait, à Nice, imagine son regard sur ce qu’il regarde lui, à présent. Il voudrait lui téléphoner, lui en parler, mais ils n’arrivent jamais à se parler par téléphone. Ni autrement.

    La veille de l’an 2000, Lina lui avait annoncé joyeusement qu’elle s’installait à Nice, seule. Eric se reproche de n’y être jamais allé la voir, malgré ses demandes répétées. Les souvenirs se bousculent dans sa tête, en désordre. C’est Novac qui le met sur la voie en lui parlant de la femme au regard perçant qu’ils ont remarquée au restaurant et dont le fils aux traits asiatiques ne cesse de lancer un boomerang sur la plage. Elle tient une brocante dans une impasse, véritable « palais de curiosités ». Eric s’y rend, intrigué, et est surpris d’y reconnaître des œuvres de Lina, qui crée des sculptures à partir de bois flottés.

    Betty Legrand, la chorégraphe devenue brocanteuse, a bien connu sa mère et elle l’a tout de suite reconnu, lui : Lina et elle partageaient la même chambre à la maternité, elles sont toujours restées en contact. « Jusqu’ici, ma mère était restée un être irréel et diaphane. » Et voilà quelqu’un, enfin, qui lui raconte ses débuts dans la vie, noyés dans l’oubli. Betty lui parle de Moshé, du père de son fils, un danseur vietnamien venu une saison à l’Opéra de Nice, reparti à Saïgon sans se savoir père. « Des lambeaux de nos vies m’étaient rendus. »

    Dix-sept ans, c’était l’âge de sa mère quand il est né. Elle voulait l’appeler Arthur, sa grand-mère a choisi Eric. Grâce à Betty, il comprend peu à peu d’où il vient, pourquoi il n’a aucun souvenir de sa petite enfance auprès d’une mère aimante, pourquoi sa grand-mère a pris toute la place dans son cœur. Après ce séjour à Nice sur ses traces, il va, enfin, pouvoir parler avec Lina ou du moins écouter ce qu’elle n’avait jamais réussi à lui dire.

    Bien que sous-titré « roman », Dix-sept ans d’Eric Fottorino est une recherche très intime, au croisement des faits et des sentiments : « Je suis devenu écrivain parce que je ne savais pas qui j’étais » reconnaît-il dans un entretien. Dans cette fiction, le narrateur, Eric Signorelli, ne masque ni ses manques, ni sa fragilité : un roman bourré de nostalgie, émouvant par son obstination à lever les secrets, à comprendre et à mettre des mots sur sa vie à elle, sa vie à lui.

  • Plus attentivement

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    « Il fallait te regarder plus attentivement et surtout ne pas détourner mon regard de toi. Parce que quand on détourne son regard de quelqu’un, ce quelqu’un peut subitement partir dans une direction inconnue. »

    Aliona Gloukhova, Dans l’eau je suis chez moi

  • Disparition d'un père

    Dans l’eau je suis chez moi est le premier roman d’Aliona Gloukhova : le récit par fragments, en une centaine de pages, de la disparition d’un père. Ou plutôt une reconstitution de l’homme que fut Youra Gloukhov pour sa fille, avant de disparaître dans le naufrage d’un voilier. Un portrait puzzle dont les pièces sont ses propres souvenirs d’enfant – elle avait onze ans quand son père a disparu –, ceux de sa famille, sa recherche d’indices dans les endroits qu’il a fréquentés.

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    La Svislotch à Minsk (Biélorussie)

    La narratrice les revoit tous les cinq à bord de la voiture « orange, moche, bossue », une Zaporozhets : son père au volant, sa mère à côté, sa sœur Tania, son demi-frère Slavka et elle-même, cinq ans, sur le siège arrière avec la chienne. Ils vont camper comme chaque été près de la forêt. Là, quand son père entre dans l’eau du lac, « il est dauphin » dans sa combinaison noire imperméable.

    Tous les souvenirs ne sont pas si heureux. Son père buvait, comme tout le monde à Minsk, une ville où il faut « boire pour trouver du courage ». Il souffrait de « dipsomanie », un désir irrésistible de boire pendant des jours, jusqu’à devenir « parfaitement immobile ». Quand il arrive à se passer d’alcool pendant un mois, ils mènent une vie de famille « normale », il l’emmène à la piscine, jette des pièces de monnaie dans le bassin, qu’elle va chercher les yeux ouverts. « J’ai appris à nager avant d’apprendre à marcher. » Dans l’eau, elle se sent plus en confiance.

    Elle avait onze ans, en novembre 1995, lorsque son père qui en avait cinquante a disparu « sur un voilier, en mer Méditerranée ». Le lendemain, quelqu’un leur téléphone pour le leur annoncer, une voix d’homme inconnue, qui parle de tempête. Les deux autres hommes à bord ont survécu. Pour sa fille, il va revenir : « disparaître ce n’est pas mourir ».

    Désormais, à chaque démarche administrative, il lui faudra choisir la mention adéquate pour le statut du père : « mort » ou « disparu ». Cocher la première deviendra plus simple, rien à expliquer. En 2003, à l’université de Minsk, elle perçoit « une allocation, une pension de réversion », de l’argent qui la lie encore à son père.

    De quoi se souvient-elle précisément ? De sa barbe qui pique, de ses cheveux durs dont elle a hérité, ainsi que de ses yeux gris bleu. Une fille dresse la liste des choses que son père faisait, disait, aimait. De moments gardés en mémoire. De ce qu’on lui a raconté à son sujet. En 2009, quatorze ans après sa disparition, elle commence à écrire sur « l’indicible », contre cette image floue dans ses souvenirs. Elle interroge sa mère sur leur rencontre, leur vie d’avant, mais sa mère « ne peut pas en parler beaucoup ».

    Tania, sa grande sœur, et surtout Slavka, l’aîné, ont leurs propres images de ce père qui disparaissait déjà souvent de chez eux avant de disparaître pour de bon. Il travaillait au contrôle de la radioactivité des équipements médicaux. Le 26 avril 1986 (Tchernobyl), il a tout de suite vu sur ses instruments que « quelque chose s’était passé » et les a tous fait rentrer à la maison, fenêtres fermées et torchon mouillé sur le pas de la porte.

    « Je ne sais pas comment j’ai pu m’habituer à son absence, peut-être que je ne m’y suis jamais habituée. Quand j’y pense, je vois à nouveau quelqu’un au milieu d’une chambre, quelqu’un qui tente de parler et n’y arrive pas, parce qu’il faut trouver les mots, et les mots sont rangés dans des endroits inaccessibles. »

    Dans l’eau je suis chez moi est l’évocation troublante par Aliona Gloukhova, née en 1984, de son père « dauphin » disparu, imaginé, attendu, rêvé depuis tant d’années. D’origine biélorusse, la jeune romancière l’a écrit en français, dans le cadre d’un Master de Création Littéraire à l’Université Paris 8. Elle explique son parcours sur son site et ce qu’écrire veut dire pour elle : « chercher de nouvelles significations pour les mots et questionner ce qu'ils cachent, mais aussi donner sensibilité et force aux paysages intérieurs des autres ».