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Culture - Page 663

  • Une vie en Sicile

    L’art de la joie, au titre en trompe-l’œil, oscille entre saga romanesque et chronique de la vie sicilienne au vingtième siècle. Goliarda Sapienza, dont les parents furent des figures marquantes du socialisme en Sicile, acheva de l’écrire en 1976, mais le roman ne fut publié intégralement que vingt ans plus tard, peu après sa mort, pour devenir un succès de librairie.

    Sapienza y campe l’extraordinaire personnage de Modesta, prénom qui va si mal à son héroïne que ses proches l’appelleront Mody. Elevée à la diable auprès d’une sœur mongole par une mère acariâtre, recueillie dans un couvent après leur mort, la fillette rebelle apprend des religieuses les bonnes manières et l’art de feindre. Fascinée par sa propre sexualité et curieuse des autres, la sauvageonne, servie par son intelligence, va se construire pas à pas une personnalité qui serve ses aspirations. Cela ne se fera pas sans mal.

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    L’apprentissage de la lecture et de la musique l’exalte. « Firmament ! Quel beau mot, peut-être le plus beau de tous… dans le firmament des mots. » s’émerveille-t-elle devant Mère Leonora dont elle devient la protégée, mais auprès de qui elle se brûle imprudemment. Repoussée, elle découvre que « l’affection, quand elle cesse, ne revient plus ». Tandis que le jardinier lui raconte les histoires cachées du couvent, Modesta développe sa duplicité, fatale à ceux qui s’opposent à ses désirs.

    On la place comme institutrice chez la princesse Brandiforti. Mère Leonora, dans son testament, a voulu l’envoyer dans sa famille auprès de la jeune Béatrice, que sa grand-mère appelle Pouliche parce qu’elle boîte un peu. Dans cette somptueuse maison qui lui paraît toute en soie, Modesta joue les novices, humble et prudente. Mais l’intérêt de la princesse Gaia, dont elle gagne la confiance, puis l’affection de Béatrice, qui s’entiche d’elle, font sauter bientôt tous les interdits.

    Entrée chez les Brandiforti pour mettre à l’épreuve sa vocation, Modesta s’en détourne et fait des plans d’avenir. « Voilà, c’était ça le bon chemin : il fallait, comme on étudie la grammaire, la musique, étudier les émotions que les autres provoquent en nous. » Une patiente stratégie la mène à la première place dans cette riche famille sicilienne. Elle devient « princesse » Brandiforti. « Comme j’en avais le projet, je devins un bon vieux monarque. Je fus d’une extrême douceur avec tout le monde, je faisais des cadeaux avec prudence et parfois je me laissais plaindre de mon malheur. » A la fin de la guerre, en 1918, Modesta, qui aime philosopher, a trouvé sa voie : « Je commençais maintenant à connaître l’animal-homme et je savais que nous apparaît comme folie toute volonté contraire à nous existant chez les autres, et comme raison ce qui nous est favorable et nous laisse à l’aise dans notre façon de penser. » Ce sera sa ligne de conduite.

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    Après la mort de la vieille princesse, Modesta déménage avec Béatrice et toute la famille dans leur maison de Catane près de la mer où « les promesses de liberté que les vagues et le vent s’en allaient répétant, se brisaient le long des murs des édifices fleuris de roses et de pampres de lave coupante. » Des hommes et des femmes – l’amour a deux genres – se frottent à l’atmosphère excentrique de la villa, attirés par l’absence de conventions : « L’amour n’est pas un miracle, Carlo, c’est un art, un métier, un exercice de l’esprit et des sens comme un autre. » Des enfants naissent et grandissent. Tous apprennent de Modesta que la joie n’est pas donnée mais construite, que la liberté est une conquête permanente. Incompatible avec le fascisme. Dans les années noires, Modesta paiera le prix de ses sympathies socialistes.

    « Mais à quarante ans, à cinquante, l’être humain – s’il n’a pas péri dans la guerre sociale permanente – devient dangereux, il se pose des questions, réclame de la liberté, du repos, de la joie. » Modesta ne se plaint pas de vieillir. « Cinquante ans, âge d’or des découvertes, cinquante ans, âge heureux injustement calomnié par l’état civil et les poètes. Comment rendre cet après-midi d’été étendue sur le roc, effleurée par les dernières caresses du soleil qui tombe ? Comment redire la joie de cette découverte ? Comment la raconter aux autres ? Comment communiquer le bonheur de chaque acte simple, de chaque pas, de chaque rencontre nouvelle… de visages, de livres, de crépuscules et d’aubes et d’après-midi du dimanche sur les plages ensoleillées ?» Dangereuse et fascinante pour ceux qui l’approchent, éperdue de sensualité, une femme lit, écrit, aime - dans une liberté frénétique.

  • Iasnaïa Poliana

    Avec ses syllabes chantantes, le nom du domaine de Tolstoï, à environ deux cents kilomètres au sud de Moscou, fait rêver. Je garde un souvenir ébloui du jour où je l’ai visité, en juillet 2004. De la capitale russe, on peut s’y rendre par train spécial, décoré de photos du grand écrivain.

    A l’entrée du domaine, un bel étang, sur la gauche et en face, la superbe allée de bouleaux. De part et d’autre, les bouleaux de Iasnaïa Poliana s’inclinent doucement vers les visiteurs. L’écrin de verdure est une expression trop faible pour décrire la végétation luxuriante des bois, des vergers, des jardins.  La maison de l’écrivain, lieu de pèlerinage pour les Russes déjà de son vivant, a été précieusement conservée après sa mort et restaurée après la guerre. Comme dans la plupart des musées russes, chacun est prié d’enfiler des chaussons avant d’entrer.

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    Livres, objets, photos, portraits, tout dans cette maison parle de lui. Après la grande salle où trône, sur la table, un beau samovar en argent, après le salon, on pénètre dans le cabinet de travail. Sur le bureau qui fut d’abord celui de son père, Tolstoï a posé, parmi d’autres objets préférés, le gros presse-papier de verre que lui avaient offert, à l’époque où il fut excommunié, des employés et ouvriers d’une verrerie, en hommage à « un être grand, cher et aimé ».

    Lui se sentait mal à l’aise dans cette riche demeure, seule la vie paysanne lui paraissait authentique, comme il le montre dans Anna Karenine à travers le personnage de Levine, le gentilhomme campagnard, à qui il donne le dernier mot du roman : « Cependant, maintenant ma vie, toute ma vie, indépendamment de tout ce qui peut m’arriver à n’importe quel moment, non seulement n’est plus dénuée de sens comme autrefois, mais a acquis un sens indiscutable, celui du bien que j’y puis faire entrer. »

    La visite de Iasnaïa Poliana se termine à l’endroit le plus émouvant, la tombe de Léon Tolstoï. Il repose dans une clairière, au bord d’un ravin, là où – comme on le lui avait raconté dans son enfance - on avait jeté la baguette verte, secret du bonheur et de la paix entre les gens. Pas de pierre, pas de monument, un simple tertre recouvert d’herbe verte, dans le silence éloquent des arbres. Au retour par la grande allée, les bouleaux chuchotent un « revenez-y » très doux…

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    Souvent décoratifs et solitaires dans nos jardins, les bouleaux forment en Russie de véritables forêts. Xavier Deutsch, dans une nouvelle intitulée Les arbres, leur a rendu un bel hommage dans l’histoire d’un jeune soldat luxembourgeois parti à la guerre et tombé à Stalingrad. « Où que ce soit que l’on meure, avait dit son grand-père, il est nécessaire de reposer dans sa terre. » Le jeune Léon survit et ramène chez lui un peu de terre de Russie, prise là où il a cru mourir, sous les bouleaux d’argent. Quelques années plus tard, près du sentier où il l’a posée, surgit un jeune arbre. « Fasciné, il s’approche de la jeune pousse et lui frôle la tige avec infiniment de précaution : une écorce argentée. Léon se retient de respirer, un frisson terrible le sillonne. Il a reconnu, dans la protection des grands chênes, un bouleau nain des taïgas, une essence d’arbre absolument absente en Europe de l’Ouest, un bouleau de Stalingrad. »

    Ce fut un grand bonheur de découvrir la résidence de Tolstoï avec une jeune guide de Toula qui parlait un français exquis. Je ne savais pas encore, ce jour-là, qu’une amitié était en train de naître, sur les sentiers de Iasnaïa Poliana.

  • Dits et non-dits

    Des courtisans de Molière aux personnages d’Alice Ferney dans son roman Les autres (2006), tout change et pourtant je suis tentée de les rapprocher. La conversation en occupe le cœur, et la deuxième partie intitulée « Choses dites », entre « Choses pensées » et « Choses rapportées », prend la forme de dialogues que j’imaginerais bien sur une scène.

    Pour fêter les vingt ans de Théo, fiancée et amis se retrouvent dans la maison de famille et bon gré mal gré, se lancent dans un jeu, le cadeau de Niels, le frère aîné, à son cadet qui n’aime pourtant pas les jeux. Mais il accepte la proposition, curieux de découvrir ce que l’autre a en tête. Avec un plaisir visible, Niels réussit à les entraîner dans une espèce de jeu de la vérité, Caractère, qui propose toutes sortes de questions personnelles, voire intimes, à poser à ses partenaires. A jouer entre gens qui se connaissent, susceptibles s’abstenir.

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    La première partie présente les dix protagonistes tour à tour, dans de courts monologues où ils réagissent intérieurement à ce qui se passe ce soir-là, pendant la partie. Moussia, la mère, est la moins disposée à s’y prêter. Sa propre mère, Nina, passe sa dernière nuit dans leur maison avant d’entrer dans un service de soins palliatifs, et de plus, Moussia connaît ses fils, redoute leurs chamailleries. « Je n’aime pas être au milieu des autres quand je souffre. Etre au milieu des autres, quelle illusion. On n’imagine jamais assez loin à quel point on est seul à vivre sa vie. »

    C’est Théo, en se plaignant de la tyrannie des regards sur soi - « Les autres, ils prétendraient pour peu nous dire qui nous sommes… », - qui fait clairement le lien avec Huis clos. Alice Ferney a choisi pour son roman le titre initial prévu par Sartre pour sa fameuse pièce (« L’enfer, c’est les autres »). Ella a aussi donné à la fiancée du jeune homme le prénom d’Estelle, une Estelle à l'opposé de celle de Sartre et dont le prénom renvoie à une question de circonstance : « est-elle ? »

    Le lecteur entre donc dans le jeu, bien forcé, lui aussi. Il y a des embarras, des pudeurs, des rosseries et des vexations, inévitablement. « Est-ce la gêne d’être ce qu’ils sont qui mène les hommes au magasin des masques ? » s’interroge Fleur. « L’identité est changeante, soumise aux situations et aux protagonistes. » se dit Estelle. Quant à Niels, le maître du jeu, convaincu d’être intouchable, il ne manquera pas non plus de tester sa vulnérabilité.

    Derrière tout ce qui est dit, autour de la table de jeu, les non-dits provoquent des tensions. Entre les deux frères, un vieux contentieux. Entre Fleur et son fiancé, des malentendus. Quant à Marina, la jeune mère célibataire, elle pousse Niels dans ses retranchements, affronte carrément son égocentrisme. Les secrets bien gardés jusque-là affleurent, avec leur cortège de souffrances. Plusieurs se décident à les livrer, pas tous.

    Comme le dit Nina à sa fille, « Nous sommes dans le désert de la méconnaissance […] et c’est pure folie d’attendre des autres qu’ils nous comprennent ou, pire encore, qu’ils nous connaissent. » Dans une construction romanesque très originale, dont on pourrait croire un moment qu’elle mène à la répétition – trois versions d’une soirée, trois genres textuels -, Alice Ferney donne la parole à des personnages attachants, varie les points de vue, et nous propose une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît sur les rapports humains, dans le croisement des voix.

  • Des liens si doux

    Lu et relu, vu et revu, Le Misanthrope de Molière ne prend pas une ride – c’est l’avantage de la texture des grandes œuvres sur celle de la peau.

    Alceste, dès le début, préfère rester seul - « Laissez-moi, je vous prie. » -, se fâcher – « Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers. » - plutôt que renoncer à sa passion pour la sincérité, qui dérange presque tout le monde. Son ami Philinte, dont l’hypocrisie le hérisse, est le raisonnable ou le raisonneur, c’est selon : « La parfaite raison fuit toute extrémité / Et veut que l’on soit sage avec sobriété. » Célimène, la coquette et la médisante, dérange ces positions bien tranchées. C’est d’elle et non de la sincère Eliante ou de la prude Arsinoé que l’atrabilaire Alceste est amoureux fou : « Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour. » Et c’est pour cela qu’il est encore chez elle, où défilent les mondains, au lieu de leur fausser compagnie.

    Quand Oronte lui réclame son avis sur les vers ampoulés qu’il a sans doute écrits pour la belle, alors que Philinte joue le jeu - « Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » - Alceste, furieux d'une telle flagornerie, biaise tout de même un peu, sachant l’homme susceptible, et dit ces vers que tout blogueur peut méditer aussi : « Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire / Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire » ! L’autre est froissé, le ton monte, Philinte s’interpose. On se quitte en gentilshommes : « Je suis votre valet, Monsieur, de tout mon cœur. / Et moi je suis, Monsieur, votre humble serviteur. »

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    Il faut attendre l’acte deux pour un premier face à face entre Célimène et son soupirant, dont le langage est sans détour : « Madame, voulez-vous que je vous parle net ? / De vos façons d’agir, je suis mal satisfait ; / Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble, / Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble. » La belle a trop d’esprit pour s’en irriter, elle ironise, elle minaude, elle le rassure quand il s’effraie de ses trop nombreux soupirants : « Qu’ai-je de plus qu’eux tous, Madame, je vous prie ? » Réponse : « Le bonheur de savoir que vous êtes aimé. » La voix passive est commode, Alceste s’en contente, lui qu’on croyait plus lucide. Mais ne reconnaîtra-t-il pas ensuite, quand Arsinoé lui proposera son soutien pour obtenir une charge à la cour, qu’il ne sait point « jouer les hommes en parlant » ?

    C’est le moins qu’on puisse dire. Au quatrième acte, bouleversé par une preuve accablante de l’infidélité de Célimène, le goujat se jette aux pieds d’Eliante en lui proposant de le venger en l’épousant. Compréhensive, la sage cousine de Célimène sait « ce que c’est qu’un courroux d’un amant » et ne s’en offense pas.

    Molière, qui a donné à la comédie ses lettres de noblesse en ce dix-septième siècle où seule la tragédie était le grand genre, compose pour Alceste, confronté à celle qui le trompe, une tirade magnifique sur le sentiment amoureux. Extrait :

    « Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
    Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
    Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
    Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
    Si, pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
    Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
    Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
    Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
    C’est une trahison, c’est une perfidie… » (IV, 3)

    L’affaire est claire, tout est dit. Non. Célimène prétend que le billet d’amour qu’il lui met sous le nez n’est pas pour Oronte, qu’elle l’a écrit… pour une femme, ce qu’Alceste ne croit pas une seconde. Alors elle se dérobe encore, se fâche à son tour, et tout ce que nous savions du misanthrope vacille : se peut-il qu’Alceste, le champion de la franchise, l’ennemi de l’hypocrisie, en arrive là ? « Efforcez-vous ici de paraître fidèle, / Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle. » Célimène a gagné, une dernière fois : « Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux, / Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous. »

    Alceste, au dénouement, écoute sans rien dire ses rivaux - lassés de leurs petits jeux ? avides de planter leurs banderilles ? – démasquer publiquement leur hôtesse. Celle-ci, dans ses lettres, assurait chacun de sa préférence, tout en se moquant des autres. Pour la première fois, pour lui seul, Célimène avoue : « J’ai tort, je le confesse ». Le misanthrope sort alors sa dernière carte. Depuis le début, il se convainc que cette jeune veuve ne s’adonne au double langage que sous l’influence des mondains. Qu’elle l’accompagne dans son « désert », il lui pardonne, il l’épouse.

    Mais « La solitude effraie une âme de vingt ans »… Coup de tonnerre dans le ciel d’Alceste : « Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux, / Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous, / Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage / De vos indignes fers pour jamais me dégage. » Le misanthrope fait pour de bon ses adieux à la société. Il laisse à Eliante et Philinte le soin d’amener, en s’épousant, le happy end de rigueur.

    Molière, dans ce chef-d’œuvre, nous amuse, nous étonne, nous émeut, nous questionne à chaque fois. « Un classique, disait Italo Calvino, est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. »

  • Deux conteuses

    Pour l’amie qui me les a fait connaître

    En refermant La fille du Cannibale de Rosa Montero (La hija del caníbal, 1997), on se rappelle la réponse de Lucía Romero,  son héroïne anagrammatique, au vieux voisin qui lui vient en aide après l’enlèvement de son mari. Elle l’interroge sur sa vie et remplit leurs tasses de café en disant : « Ce que j’aime le plus au monde, c’est une bonne histoire. »

    a837348037be4c71533d46367b4f3574.jpgEn écoutant récemment la journaliste et romancière madrilène sur France Inter, à propos de son dernier roman, on l’avait déjà compris : c’est avant tout une conteuse. Pleine de verve et d’ironie,  Montero s’adonne allègrement au plaisir des mots et des formules. Il n’en manque pas dans ce récit rocambolesque où une femme dans la quarantaine (ce qu’elle commente à loisir) et sans enfant - « fille sans filles » - se voit réclamer une énorme rançon par une organisation inconnue. La police ne lui est pas d’un grand secours ; en revanche, le vieux Felix et le jeune Adrián qui font irruption dans sa vie vont l’assurer de leur présence, de leurs conseils, de leur affection même. Quant au mari kidnappé, son sort et ses activités secrètes révéleront bien des surprises.

    Pourquoi Lucía se dit-elle fille d’un cannibale ? On l’apprend dans une des innombrables histoires qui jonchent le roman. Chaque personnage a la sienne, du moins celle qu’il croit sienne, puisque « nous sommes tous subjectifs, il n’y a pas d’autre réalité que celle que nous complétons, traduisons, modifions avec notre regard. » Et à leurs aventures extravagantes se mêle, souvent par l’anecdote, l’histoire de l’Espagne au vingtième siècle.

    81d86077abf11793360ef71b006af3bb.jpgMontero déroule l’intrigue dans une espèce de jubilation à écrire, maniant l’humour, la dérision, voire le sarcasme : « Dans l’hallucination de l’amour, nous sommes tous stupides et éternellement jeunes. » « Grandir, c’est se perdre et se trahir. » « La vie est un trajet long et fatigant. » Pour décrire l’humeur poétique d’un jour de printemps, elle n’hésite pas à forcer la note : « J’ai l’impression, dit son héroïne, que des feuilles pourraient pousser au bout de mes doigts. » En lisant La fille du Cannibale, on ne s’ennuie pas.

    Cette Lucía porte le même prénom qu’une autre journaliste et romancière espagnole contemporaine, Lucía Etxebarría. Aime-moi, por favor ! (Una historia de amor como otra cualquiera, 2003) rassemble une quinzaine de nouvelles dédiées entre autres « à toutes les femmes qui se sont confiées à moi pour raconter leurs histoires ». A la première personne le plus souvent, chacune raconte ses malheurs ou ses trop rares bonheurs amoureux. Basées sur des faits réels, ce sont des variations sur les difficiles relations entre les femmes et les hommes, entre les amants. Ces histoires abordent sans ambages les réalités les plus crues, abus sexuels, milieux interlopes, drogues et dépendances, jusqu’aux troubles de la personnalité dits « borderline ». Un univers qu’on pourrait trouver excessif, mais Etxebarría se défend de noircir le trait dans une postface intitulée « La réalité dépasse la fiction (quelques mises au point de l’auteure) ».

    Pourquoi rapprocher ces romancières ? Dans des registres différents, ces deux conteuses espagnoles d’une volubilité époustouflante, remportent un grand succès populaire, la preuve que la fiction romanesque a de beaux jours devant elle. « Mais moi, affirmait la fille du cannibale, je suis persuadée que l’art primordial est celui du récit, parce que pour pouvoir exister, nous les humains, nous devons d’abord raconter. L’identité n’est pas autre chose que le récit que nous faisons de nous-mêmes. »