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Culture - Page 67

  • Obsessions

    A  nouveau dans Ecrire la vie, un Quarto consacré principalement aux écrits autobiographiques d’Annie Ernaux, je m’arrête sur L’occupation (2002), un texte sur la jalousie. Il s’ouvre sur ce paragraphe : « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Ecrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort. »

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    Critique du spectacle : L'Oeil d'Olivier

    Première image : sa main autour du sexe de son amant un des gestes érotiques rapportés dans son récit Passion simple (1991) et dans Se perdre (2001), notes publiées telles quelles de son journal intime (« mon seul lieu véritable d’écriture ») à propos d’une autre liaison. Avec L’occupation, ils forment une sorte de trilogie sur la passion, sur l’obsession amoureuse. Ici c’est de savoir son amant à présent « dans le lit d’une autre femme » qui l’obsède.

    « C’est pourtant moi qui avais quitté W. quelques mois auparavant, après une relation de six ans. Autant par lassitude que par incapacité à échanger ma liberté, regagnée après dix-huit ans de mariage, pour une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début. » L’autre femme, avec qui il vit (W. le lui a annoncé par téléphone, ils restent en contact), est sa nouvelle obsession : elle lui emplit la tête, la fait vivre « intensément », lui donne « une énergie, des ressources d’invention » nouvelles.

    « J’étais, au double sens du terme, occupée. » Au point de se sentir « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie », de l’actualité, des événements du monde. « Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse. » Quand il finit par lâcher que c’est une enseignante divorcée de quarante-sept ans et qu’elle habite dans le VIIe, elle l’imagine : « une silhouette en tailleur strict et chemisier, brushing impeccable, préparant ses cours à un bureau dans la pénombre d’un appartement bourgeois. »

    « Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs – ce que j’avais pourtant été, ce qu’étaient mes meilleures amies –, leur trouvant un air déterminé, sans faille. » Elle croit la voir partout, elle pense à elle en lisant Le Monde, évite de s’aventurer dans le VIIe devenu « un espace hostile » : « Le plus extraordinaire, dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut n’avoir jamais rencontré. »

    Elle se met à souffrir de la séparation, revoit leurs rendez-vous, dans un « carrousel atroce ». Ce qu’elle ressent ressemble aux vagues qui déferlent, aux falaises qui s’effondrent, à des gouffres… « Je comprenais la nécessité des comparaisons et des métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un. » 

    Une chanson, une publicité ravivent ses souvenirs. « Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karenine à l’instant où elle va se jeter sous le train, avec son petit sac rouge. » Elle se déchaînait parfois chez W. en dansant sur « I will survive » ; quand elle l’entend à présent, ces mots prennent un sens nouveau. Elle pense à son âge, à la vieillesse.

    Sa curiosité pour celle dont il n’a pas voulu lui dire le nom ni le prénom devient « un besoin à assouvir coûte que coûte ». Quand elle a un nouvel indice, elle fouille sur l’Internet, dans l’annuaire, rêve de téléphoner à cette femme pour l’insulter, envahie de « sauvagerie originelle ». Elle relie des faits disparates. « On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa ». (L’imagination ?)

    Après avoir décidé de cesser définitivement de voir W., cette curiosité l’a abandonnée. « Ecrire a été une façon de sauver ce qui n’est déjà plus ma réalité, c’est-à-dire une sensation me saisissant de la tête aux pieds dans la rue, mais est devenu « l’occupation », un temps circonscrit et achevé. » L’occupation est un texte très réussi sur la jalousie, racontée, observée, avec le souci littéraire d’en rendre compte par des mots choisis, des phrases justes.


    Merci à Colo de m'avoir signalé cette lecture par Dominique Blanc.

    Dans Passion simple et Se perdre, c’est autre chose : l’obsession du désir physique et de la séduction. Annie Ernaux y raconte sa liaison avec un diplomate soviétique marié rencontré à Leningrad et retrouvé à Paris, une aventure sexuelle avant tout, qui l’obnubile tout du long. « J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. » Dans l’attente d’un coup de téléphone, d’une porte qui s’ouvre, elle vit « une histoire de peau » avec un homme plus jeune, sans prudence ni pudeur. Dernière phrase de Se perdre : « Ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte »

  • Le doute

    jon kalman stefansson,ton absence n'est que ténèbres,roman,littérature islandaise,amour,rencontres,famille,vie,mort,chansons,islande,culture« Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c’est le doute qui pousse l’être humain à aller de l’avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des Etats-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d’amour murmurés à l’autre bout du pays, les sanglots qu’on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C’est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n’avez d’autre choix que de continuer.
    A écrire ?
    Oui, quoi d’autre ? Ecrivez, et vous pourrez aller à cette fête donnée en l’honneur de Pall d’Odi, d’Elvis et pour célébrer la vie.
    Ecrivez. Et nous n’oublierons pas.
    Ecrivez. Et nous ne serons pas oubliés.
    Ecrivez. Parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli. »

    Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres

    * * * 

    Un extrait qui aurait dû être mis en ligne la semaine dernière.
    Mieux vaut tard que jamais.

    Tania

  • Sèchement

    Gibbons Ellen_Foster couverture originale.jpg« La maman de ma maman est venue me chercher dans sa longue voiture qui ressemblait à celle de l’enterrement, sauf que la sienne était couleur crème. J’ai redit à Roy et à Julia encore une fois que je voulais pas y aller.
    Si on doit vivre ensemble, tu pourrais au moins m’adresser la parole et avoir l’air de t’apercevoir que je suis dans ta voiture, j’avais envie de lui dire. J’imaginais qu’elle allait peut-être se dégeler.
    Mais la seule chose qu’elle m’ait demandé
    [sic] pendant le trajet, c’est : quand est-ce que l’école reprend ?
    Mon Dieu mais ça vient à peine de finir, et je me réjouis beaucoup de passer l’été chez toi, j’ai dit pour briser la glace.
    Je t’ai demandé quand l’école reprend. Je n’ai pas besoin de tes commentaires, elle me répond sèchement.
    Bon alors septembre. J’ai dit septembre. »

    Kaye Gibbons, Ellen Foster

  • Ici personne crie

    Lu l’année de sa traduction, en 1988, Ellen Foster de Kaye Gibbons (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier), son premier roman, attendait depuis longtemps d’être rouvert. Un de « ces livres qui marquent profondément ceux qui les lisent » écrivait Martine Silber dix ans plus tard dans un article sur la romancière américaine (°1960) retrouvé à l’intérieur.

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    « Quand j’étais petite, j’inventais des façons de tuer mon papa. Je m’en racontais une et puis une autre, et je l’essayais dans ma tête jusqu’à ce que ça devienne facile. » Un tel début ne s’oublie pas. C’est Ellen, dix-onze ans, qui raconte son histoire. Elle rassure le lecteur sur la même page : « Mais je n’ai pas tué mon papa. Il a tellement bu qu’il en est mort, un an après que l’assistance publique m’a enlevée de chez lui. »

    Kaye Gibbons a su garder ce ton, cette voix, tout au long de son récit assez court (167 pages), un texte où les retours à la ligne sont fréquents, la syntaxe approximative. Maintenant que les choses vont « drôlement mieux » pour Ellen, qui habite dans une maison propre où « la plupart du temps on [lui] fiche la paix », maintenant qu’elle n’a plus peur, elle peut raconter comment son père les traitait et criait sur sa mère en mauvaise santé, même à son retour de l’hôpital, encore faible.

    « Ici, personne crie après personne pour lui dire de faire ci ou ça. Ma nouvelle maman pose les plats sur la table et on se sert chacun son tour. Ensuite on mange, et tout le monde est bien content. » Son père buvait, donnait des ordres, criait, réveillait sa mère endormie, s’étalait dans la salle de bains sans savoir se relever – elle veillait sur sa mère, essayait de « ne jamais la laisser seule avec lui » pour lui éviter les coups.

    Un jour, sa maman avale les trois quarts de son flacon de pilules pour le cœur ; le père interdit à Ellen d’aller téléphoner à l’épicerie pour demander de l’aide, prétend qu’elle a juste besoin de dormir. Couchée près de sa mère, la petite se rend compte qu’elle ne respire plus – « Salaud, espèce de salaud, qu’il crève. » Quand les gens viennent les voir après, il se tait – « Elle a fini par lui clouer le bec. »

    Kaye Gibbons mêle, parfois sans transition, le récit du présent – la nouvelle vie d’Ellen dans sa famille d’accueil – et le récit des jours de malheur. A l’enterrement de sa mère, le père craint qu’Ellen raconte « comment les choses se sont passées », sa tante Nadine jacasse ; la riche maman de sa maman, qui ne lui a jamais pardonné son mariage avec celui qu’elle traite de « nègre » et de « racaille », n’a pas un seul geste gentil pour sa petite-fille.

    Ellen est bonne élève et aime lire, mais elle préfère retrouver sa copine Starletta qu’elle trouve « marrante ». Ses parents sont toujours gentils avec elle : le père de Starletta leur a acheté un manteau à toutes les deux quand il faisait froid. Mais celle-ci ne peut s’inscrire avec elle chez les Eclaireuses – « parce que dans mon quartier, ils n’ont pas de troupes scoutes pour les Noirs. » Elle leur achètera un cadeau pour Noël.

    C’est très petit chez eux, une seule chambre pour eux trois, pas de télé. Heureusement, chez elle, Ellen a sa propre chambre où elle se réfugie quand son père rentre. Il revient de moins en moins souvent et parfois ramène une bande de Noirs qui l’appellent « M'sieu Bill » en buvant son whisky pendant qu’il joue de la guitare. Quand il est ivre et veut la frapper, la prenant pour sa mère, elle s’enfuit chez Starletta.

    Le lendemain, elle rentre et met toutes ses affaires dans une grande boîte en carton, décidée à partir pour de bon. Elle téléphone à la sœur de sa mère, sa tante Betsy, qui accepte de venir la chercher et chez qui elle passe un week-end de rêve. La déception est grande lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra rester plus longtemps. C’est finalement de l’école que viendra la délivrance : la maîtresse remarque le bleu qu’Ellen a au bras et lui promet de faire le nécessaire.

    Mais il faudra du temps avant qu’Ellen arrive à ne plus trop penser à son père. On la suit de maison en maison, jusqu’à ce qu’elle trouve sa nouvelle maman, une « foster family » (famille d’accueil), dont elle choisira de porter le nom. Le récit de Kaye Gibbons est direct, percutant. Son héroïne fait preuve d’une formidable volonté de vivre et d’être heureuse, malgré cette enfance sordide. Avec une certaine dureté de ton héritée de son milieu, elle se montre débrouillarde, créative, curieuse, sensible et follement reconnaissante à qui lui témoigne une véritable affection. On n’oublie pas Ellen Foster.

  • Partagée

    Ernaux Quarto.jpg« A l’égard de ce monde, ma mère a été partagée entre l’admiration que la bonne éducation, l’élégance et la culture lui inspiraient, la fierté de voir sa fille en faire partie et la peur d’être, sous les dehors d’une exquise politesse, méprisée. Toute la mesure de son sentiment d’indignité, indignité dont elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l’effacer), dans cette phrase qu’elle m’a dite, la veille de mon mariage : « Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu’il te renvoie. » Et, parlant de ma belle-mère, il y a quelques années : « On voit bien que c’est une femme qui n’a pas été élevée comme nous. »

    Annie Ernaux, Une femme