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Culture - Page 564

  • Ne pleure pas

    « Heureux les morts qui oublient l’amertume de la vie

    Quand le soleil se couche et que l’ombre envahit la terre,

    Quelle que soit ta douleur, ne pleure pas les morts.

    C’est l’heure où ils ont soif et vont boire

    A la source cristalline de l’oubli.

    Mais si une seule larme coule en leur mémoire

    Des yeux de ceux qui sont vivants, l’eau se trouble ;

    Et si les morts boivent de cette eau troublée,

    Eux aussi, transitant par les champs d’asphodèles,

    Se rappellent l’ancienne douleur.

    Si tu ne peux t’empêcher de pleurer,

    Que tes larmes ne coulent pas sur les morts, mais sur les vivants :

    Ceux-ci voudraient oublier mais ne le peuvent. »

    Lorenzo Mabili in Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs

  • Rêveurs et nageurs / 1

    Rêveurs et nageurs ou du plaisir parmi les difficultés (2005) : retour à Grozdanovitch dont j’avais tant aimé le Petit traité de désinvolture (2002). Le titre est magnifique – et encore plus quand on en découvre le texte sous-jacent. Le sous-titre est emprunté à Henry James en culottes courtes, poussé sur une balançoire grinçante par sa sœur Alice une après-midi d’automne, et remarquant : « Je crois qu’on peut appeler ça du plaisir parmi les difficultés. » Un essai dédié fraternellement par Denis Grozdanovitch aux personnes sensibles à l’humour poétique et à la gravité de cette phrase, à ceux « dont les forces faiblissent… mais qui restent encore capables d’éprouver d’intenses minutes de plaisir parmi les difficultés croissantes d’un monde bouleversé et parfois tellement infernal qu’on pourrait le croire au bord du désastre ».

    Humour et mélancolie se côtoient dans ce recueil de réflexions. Un sourire monte aux lèvres en lisant Un choc culturel : Archie, son hôte anglais, éprouve ce choc en mettant le nez dans le moteur d’une DS en panne. L’auteur narre avec délectation les tentatives de dépannage sans résultat, et la floraison d’un discours furieux contre les ingénieurs français, en contraste avec les propos que tiendra plus tard le garagiste, M. Cazalis, intarissable d’éloges pour une voiture formidable qui ne demande tout au plus que de menus réglages, tout en plongeant délicatement les mains dans cette belle mécanique. Une vieille sympathie cynique – l’évocation des chiens de sa vie – et De la difficile légèreté de l’être – à l’ombre de Cioran – appartiennent au versant mélancolique de la pensée grozdanovitchienne (je suppose).

    A propos d’une émission sur France Culture à propos du philosophe allemand, Carl Schmitt, le chat et la petite souris s’étonne de l’incompréhension des orateurs par rapport à la dérive de Schmitt, si intelligent, vers le national-socialisme. Oubliaient-ils que la logique verbale et la pratique dans les faits ne correspondent pas toujours chez les êtres humains ? Grozdanovitch subodore chez ces universitaires l’angoisse devant « le foisonnement du réel » et un esprit de système comme « un solide blockhaus à l’épreuve de la moindre surprise ». Pathétique absence d’humour et de bon sens des grands esprits cartésiens.

    Viennent ensuite une centaine de pages, Apologie des fantômes, où Grozdanovitch a rassemblé ses méditations sur la vie et la mort, inspirées par des enterrements, des lectures, des anecdotes, des films, des tombes, et c’est là qu’on entre dans le vif de Rêveurs et nageurs. « Souvent la nuit, au cours de rêves profonds et compliqués, mes morts m’apparaissent… » Leur image est confuse mais proche, leurs paroles ne sont que « broutilles », comme s’il ne leur était permis que de passer « en transit » dans les songes des vivants. C’est Emmanuel Berl racontant à la radio comment il a découvert en rangeant des papiers dans le grenier de la maison familiale de vieilles lettres non cachetées, à lui adressées, et portant sur l’enveloppe l’écriture de Marcel Proust ! C’est une nouvelle de Buzzati, Les bosses ; un film de Rosi, Cadavres exquis. Ce sont les souvenirs d’un père, d’une sœur ; des vers de Valéry Larbaud à l’occasion de la Toussaint.

    Dans une conférence d’anthropologie au Collège de France, Maurice Bloch retourne la question de la plupart des spécialistes (« Comment peut-on encore croire aux fantômes de nos jours ? ») : étant donné que 95% des gens croient aux revenants et à leur influence dans notre vie quotidienne, « Comment certains d’entre nous font-ils pour ne pas croire aux fantômes ? » Grozdanovich abonde en citations littéraires pour en témoigner. « Où se rencontrent les morts si ce n’est sur les lèvres des vivants ? » (Samuel Butler, Ainsi va toute chair)  

    Grozdanovitch ne rappelle pas la belle phrase de Victor Hugo : « Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents » mais il a plus d’une fois ressenti la présence de disparus. Ainsi cette carte envoyée du Chili par son plus vieil ami d’enfance, perdu de vue depuis vingt-cinq ans, arrivée le lendemain de la nouvelle de sa mort. Sur son cercueil, il choisit de déposer non la rose rituelle mais une balle de tennis. Ainsi ce vieil homme rencontré à la librairie de Rodez et qui tient à lui raconter l’histoire de Janine et Jean, « enfants immortels », la fille de l’ingénieur des chemins de fer et le fils du cafetier. Fantômes de notre jeunesse. Séance de spiritisme et rencontre d’un jumeau astral.

    Le sommet de l’Apologie des fantômes a pour cadre la Bourgogne, où ses parents louaient la moitié d’une ferme pour l’été. Enfant, il s’est lié d’amitié avec Petit-Louis, le propriétaire de la ferme, et puis avec son copain forgeron, Anselme. Longtemps après la disparition inexpliquée de Petit-Louis à 78 ans, Anselme confie un jour son secret à l'auteur. Il sait où il est, mort mais « pas vraiment enterré », et lui raconte comment il a découvert l’endroit où Petit-Louis disparaissait régulièrement avant de disparaître pour de bon. C’est là que vous aurez un magnifique rendez-vous, si vous lisez Grozdanovitch, avec des rêveurs et des nageurs.

  • Une impression

    « L’aéroport de Ouagadougou est un lieu simplement fonctionnel : une piste pour les avions, un couloir pour les passagers, deux guérites en contre-plaqué pour le contrôle des passeports.

    Rien d’autre.

    Trente-neuf ans que j’étais parcouru des lignes de tension occidentales, découpant le monde en petits secteurs d’activités, comme le feraient des fourmis sur une carcasse de vache.

    Durant les quinze minutes bordéliques où je fis la queue jusqu’à ce qu’un grand policier noir appose un cachet sur mon passeport, je sentis que toutes les courroies qui me retenaient à quai depuis tellement d’années lâchaient les unes après les autres.

    C’était une impression agréable. Peut-être proche de ce que peuvent ressentir les cosmonautes découvrant l’apesanteur. »

     

    Thomas Günzig, La circoncision des crocodiles

     

    circoncision_croco.jpg
  • Günzig en Afrique

    Cadeau de Nouvel An à la librairie Tropismes, La circoncision des crocodiles de Thomas Günzig compte une trentaine de pages. Une plaquette publiée avec le soutien de la Coopération belge au développement et des Iles de paix. En 2001, le roman Mort d’un parfait bilingue a valu à l’écrivain belge (né en 1970) le prix Victor Rossel.

     

    Première partie « dans un style occidental angoissé » : voici l’autoportrait de Günzig en monstre, une « sensation profonde » ressentie dès l’enfance qu’il aurait tant souhaitée ordinaire au lieu de grandir « dans l’illusion d’être différent et d’appartenir à un monde qui valait mieux que tous les autres ». D’où l’impression d’un  simulacre. Devenu « quelqu’un d’amusant capable d’ouvrager des textes sombres », Günzig a trouvé son salut dans l’écriture bien qu’il n’ait jamais vraiment aimé ça – nous voilà aux antipodes d’En vivant, en écrivant. Le statut d’artiste, il en jouit mais en dégonfle l’aura : les animations scolaires et les ateliers d’écriture n’ont d’intérêt qu’alimentaire, les occasions de voyager l’excitent au début et puis, pour éviter la tristesse « de ces voyages inutiles, aussi longs et gris que des serpents d’eau, on ne part plus. »

     

    Partir au loin, très loin, il l’a essayé plusieurs fois sans succès, déçu de retrouver ailleurs les « mêmes avenues, mêmes panneaux publicitaires vantant les mêmes produits ». Mais un coup de téléphone au début d’un automne belge « comme l’entrée d’un long tunnel » sans lumière, déclenche un « oui ». Les Iles de Paix l’invitent à partir en mai au Burkina Faso, en Afrique noire, à Fada N’Gourma pour « y rester un peu et écrire un texte ». Tout l’étonne : le « héros normal » qui lui tient compagnie dans l’avion vers Ouagadougou, alors qu’il s’imaginait les gens des Iles de paix comme « des sortes de curés en civil » ; le souffle brûlant de « sèche-cheveux » qu’il prend en pleine figure à l’arrivée, avec « une incroyable odeur de fuel, de feu de bois, de sel et d’épices ».

     

    Deuxième partie « dans un style beaucoup plus relax », inspiré du « Fada N’Gourma way of life ». Le premier soir, il se sent « un peu KO » à l’idée de loger dix jours chez un type qu’il ne connaît pas. Heureusement, Gaël lui donne très vite la sensation que tout va bien se passer. Première nuit africaine « bizarre » : des bruits étranges, la moustiquaire qui bouge beaucoup, vigilance.

     

    Le lendemain, une route qui « ne semblait pas pouvoir, ni vouloir arrêter la force vitale des choses : des chèvres, des moutons, des ânes, des poules, des gens traversaient sans trop se soucier du danger que représentaient les camions et les camionnettes tellement surchargés que leur bas de caisse raclait le gravier. » La 4 x 4 de Fidèle, le chauffeur, passe partout et les amène à bon port, Gaël et lui, dans une maison simple mais confortable (excepté la porte des toilettes qui ne ferme pas). Gûnzig est présenté à tous ceux qui travaillent dans les bureaux d’Iles de Paix. Personne ne comprend vraiment ce qu’il fait là, lui non plus. Le lendemain, une employée lui apprend qu’il est un « Blanc Bonne Arrivée », « un peu comme un bébé découvrant le monde et ne sachant pas vraiment comment s’y prendre ».

     

    Il se sentait perdu, il se découvre heureux. Près des puits qu’on lui montre, des enfants jouent, un plus grand pompe avec énergie. « L’Energie », voilà ce qu’il voit. Des femmes qui entretiennent seules des retenues d’eau, un homme qui plie seul « à l’aide d’une pince et de deux clous, les tiges d’acier du béton armé d’une future école ». Si les Japonais sont réputés pour leur sens de l’effort, « sans doute que les Burkinabé sont les Japonais de l’Afrique. » Dans ce pays sans richesses, les habitants n’ont pas l’air « de s’en faire plus que ça », dépensent une énergie incroyable jour après jour au marché, dans les rues, la brousse, sur les chantiers. L’idée le traverse de s’installer là, à Fada N’Gourma et d’y vivre simplement, « comme tout le monde ». Mais il repart. Dans une petite boîte en plastique qu’on lui a donnée, il a désormais de quoi contrer le monstre, quand il fait mine de se réveiller en lui, et retrouver l’odeur, la magie, la fête. « On dit que les imaginaires ont un pays : si c’est vrai, j’ai trouvé le mien. »

     

    L’humoriste Thomas Günzig – voir le titre de la nouvelle (qui a porté d’abord le nom d’un médicament contre la malaria ) – signe ici un texte au ton personnel. La circoncision des crocodiles n’est ni un récit de voyage, ni un rapport sur le travail des Iles de Paix. C’est l’histoire d’une rencontre avec des gens qui lui ont rendu, « avec rien », le sens des choses de la vie.

  • Pourquoi lisons-nous

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? L’écrivain peut-il isoler et rendre plus vivace tout ce qui dans l’expérience engage le plus profondément notre intelligence et notre cœur ? L’écrivain peut-il renouveler notre espoir de formes littéraires ? Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir que l’écrivain rendra nos journées plus vastes et plus intenses, qu’il nous illuminera, nous inspirera sagesse et courage, nous offrira la possibilité d’une plénitude de sens, et qu’il présentera à nos esprits les mystères les plus profonds, pour nous faire sentir de nouveau leur majesté et leur pouvoir ? »

     

    Annie Dillard, En vivant, en écrivant 

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    Willy Van Riet (1882-1927) Aux pays des rêves