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Culture - Page 568

  • S'il te plaît

    « Hogarth, mercredi.

    1er février 1922

     

     L’unique nécessité, selon le docteur, est une lettre du grand maître de la biographie. Cela me remettrait sur pieds. Alors s’il te plaît pose ce livre, de qui qu’il soit – serait-ce encore Voltaire ? – et écris une longue, longue lettre remplie à ras bord.

    (…)

    Ne pourrais-tu pas me prêter les épreuves de ton nouveau livre ?

    Cela ferait quelque chose à lire. Comment se fait-il – avec tous tes défauts – qu’on prenne plaisir à te lire ?

     

    V. W. »

     

    Virginia Woolf – Lytton Strachey, Correspondance

     

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  • Virginia - Lytton

    Comme son Journal, la Correspondance de Virginia Woolf (1882-1941) n’en finit pas, à côté de l’œuvre, de raconter une part à la fois intime et publique de sa vie, au début du XXe siècle, à une époque où les échanges épistolaires étaient le principal moyen de rester en contact, une activité journalière, une forme élaborée de conversation. La Correspondance entre Virginia Woolf et Lytton Strachey couvre à peu près vingt-cinq ans : elle débute en novembre 1906, quand, peu après la mort de son frère Thoby, Virginia Stephen invite Lytton Strachey (1880-1932) à Gordon Square (Bloomsbury) et se termine peu avant le décès de celui-ci. Lionel Leforestier a traduit, complété et annoté ces lettres dans l’édition de Léonard Woolf et James Strachey, le frère de Lytton.

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    Dès avril 1908, « Cher Mr. Strachey » s’est mué en « cher Lytton », Virginia et Lytton se tutoient, potinent, rivalisent d’esprit et d’humour dans leur description de la vie qu’ils mènent. « Si tu vois en moi une femme de grand bon sens, j’ai de toi cette image très nette – celle d’un potentat oriental en robe de chambre à ramages. » (V., août 1908) Chacun rapporte ses voyages, ses rencontres, mais après le va-et-vient de l’été, Virginia aspire au calme : « Je veux un bon feu, un fauteuil, du silence et des heures de solitude », répond-elle en novembre 1908 à Lytton qui se plaignait d’être seul après quelques jours de vacances passés en Cornouailles avec Virginia et son frère Adrian – « Imagine-moi dans une solitude extraordinaire,
    prêt à vendre mon âme pour un peu de conversation. »

    Que retient-on de cette correspondance ? Lorsqu’on dispose et de l’envoi et de la réponse, on s’amuse du talent de Virginia et de Lytton pour se surprendre mutuellement, de leur subtilité, de leurs escarmouches. On admire la formulation d’un moment : « Etait-ce Noël ? Nous étions assis autour du feu et avons regardé la neige tomber dans une étrange lumière blanche qui éblouissait. » (V., janvier 1909) La jeune Virginia rêve souvent d’une vie plus légère : « Si je pouvais faire ce que je voulais, je dînerais en ville chaque soir, puis j’irais à une réception ou à l’opéra, puis je souperais au champagne, avant d’aller au lit dans les bras de quelque être merveilleux. Ca ne te plairait pas ? On frémit quand on pense à la pâle existence qu’on mène. Mais je suppose qu’il y a les triomphes de l’Art. » Puis en post scriptum : « Je voudrais que tu viennes tous les jours prendre le thé. »

    Des liens très particuliers rapprochent les deux correspondants. Leurs familles se connaissaient. Thoby, le frère aîné de Virginia, a étudié avec Lytton à Cambridge.
    Puis il y a en 1909 la fameuse demande en mariage suivie d’une rétractation, confiée par Lytton à son frère James en ces termes : « Le 19 février, j’ai demandé sa main à Virginia, qui m’a agréé. Comme tu peux t’en douter, ce fut un moment délicat, d’autant que j’ai aussitôt compris que la perspective m’épouvantait. Mais son tact est étonnant, et heureusement il s’est avéré qu’elle n’était pas amoureuse. J’ai donc pu faire une retraite assez honorable. » A Virginia, il précise : « Mais quoi qu’il arrive, l’important, comme tu l’as dit, est l’affection que nous avons l’un pour l’autre : et là-dessus aucun de nous ne peut avoir de doute. » Elle le sait homosexuel. Strachey encouragera Léonard Woolf à l’épouser.

    Des lettres de Virginia à Lytton, de Lytton à Virginia, on retient bien sûr leurs lectures, leurs opinions littéraires, leurs confidences sur leur travail : recension de livres, écriture de nouvelles et de romans pour Virginia, d’articles et de biographies pour Lytton. Si parfois, indiquent les éditeurs dans la préface, ils donnent l’impression de rester sur la réserve, c’est sans doute que « chacun craignait un peu le jugement de l’autre : dès qu’ils s’écrivaient, ils se surveillaient et ne se sentaient pas aussi libres que dans leurs rapports avec des gens pour qui ils avaient moins d’admiration et de respect. » De plus, ils occupaient tous deux une place centrale au sein de leur groupe d’amis.

    Elans affectueux : « J’ai été au supplice de te voir si peu de temps l’autre jour. J’aimerais te voir tous les jours des heures d’affilée. C’est ce que j’ai toujours voulu. Pourquoi faut-il que ce soit impossible ? » (L., novembre 1912) – « S’il y a quoi que ce soit d’autre – de la bague en saphir au chat siamois – que tu aimerais que je te procure, dis-le moi et ce sera à toi. » (L., janvier 1914). En 1915, après des mois de maladie (les médecins traitaient les crises de Virginia par le repos et la suralimentation à bas de lait et de viande), Virginia reprend sa correspondance. « Très cher Lytton, Quel bonheur d’avoir de tes nouvelles !
    Mais tu peux ne pas écrire, je sais qu’à la fin tu ressurgis, et que tu ne disparais jamais vraiment. »

    Les éloges de Lytton Strachey pour La Traversée des apparences, son premier roman, comblent Virginia Woolf. « Ce que je voulais faire, c’était donner le sentiment d’un grand tumulte de vie, aussi divers et désordonné que possible, que la mort viendrait interrompre un moment, mais qui reprendrait son cours… » (V., février 1916) Devant le succès de Victoriens éminents par Lytton Strachey, Virginia veut tout savoir : « combien d’exemplaires tu as vendus,
    combien de guinées, combien de comtesses, combien de manifestations d’adulation, et si au fond tu es toujours le même. »
    (V., mai 1918)

    Celle qui rêvait d’une vie plus mondaine est épuisée par son installation à Monk’s House : « L’effet d’un déménagement sur le moral et la vigueur intellectuelle est des plus désastreux. » (V., septembre 1919) – « Somme toute j’aime en premier lieu faire une promenade ; ensuite prendre le thé ; et enfin m’asseoir et imaginer toutes les choses agréables qui pourraient m’arriver. » En 1925 : « Trouve-moi une maison où personne ne vienne jamais. J’aime parler avec toi, mais avec personne d’autre. Ta vieille sorcière débauchée au coin du feu. »

  • Pour l'artisan

    « Comme tout est différent pour l’artisan qui transforme une partie du monde avec ses propres mains, qui peut voir son œuvre comme émanant de son être et peut, à la fin d’une journée ou d’une vie, regarder un objet – que ce soit un
    carré de toile peinte, une chaise ou un pot d’argile – et y voir un réceptacle stable de ses talents et un reflet exact de ses années d’efforts, et se sentir ainsi rassemblé en un seul lieu, plutôt que dispersé dans des projets depuis longtemps évaporés, réduits à rien de tangible ou de visible. »

    Alain de Botton, Splendeurs et misères du travail (VI. Peinture)

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  • Du travail / 2

    Splendeurs et misères du travail, l'essai d’Alain de Botton quitte les voies de l’industrie et du transport pour nous amener à contempler un peintre au travail. Stephen Taylor peint depuis cinq ans le même chêne auprès duquel il se rend dans une vieille Citroën avec tout son matériel, à nonante kilomètres au nord-est de Londres, « submergé par le sentiment que quelque chose dans cet arbre très ordinaire demandait à être peint, et que s’il parvenait à lui rendre justice, sa vie serait, d’une façon indistincte, justifiée, et ses épreuves sublimées. » Taylor a vu ce
    chêne pour la première fois, cinq ans avant, après la mort de sa petite amie. L’art de peindre les feuilles lui a été enseigné par Homme à la manche bleue du Titien, à la National Gallery : « Titien lui avait appris l’économie : comment suggérer les choses plutôt que les expliquer ».

     

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    Pylônes électriques à la Gare Vimont à Laval, photo Francely Rocher (Wikimedia commons images)

     

    VII. Pylones et câbles raconte un tout autre voyage, en voiture et à pied avec un installateur de pylônes pour suivre l’itinéraire d’une des lignes à haute tension les plus importantes du Royaume Uni. 542 pylônes, 175 km. Le compagnon d’Alain de Botton lui montre son encyclopédie de poche des pylônes, de toute taille et de toute forme. Il lui explique « l’effet de couronne », ce bruit intense sous la ligne, la composition du câble, nonante et un brins d’aluminium tordus comme une corde.
    En le voyant noter des équations qui calculent la force gravitationnelle exercée sur le câble, Botton envie les ingénieurs pour leur langage concis et international, rêve d’un pareil code applicable aux sentiments. Comme les moulins à vent ont été magnifiés par les peintres paysagistes hollandais, il faudrait que les pylônes à haute tension et leurs câbles soient appréciés à leur juste valeur, et qu’on ne les efface plus des paysages de cartes postales.

     

    Le chapitre sur la comptabilité a pour décor un de ces nouveaux immeubles de verre
    le long de la Tamise, avec leur hall où « l’attente semble être la plus ancienne activité humaine ». Dans une entreprise de cinq mille employés, Botton a l’occasion d’observer les comportements durant une journée de travail. Réveil à cinquante kilomètres de Londres. Dans le train, lecture du journal – « Lire le journal, c’est porter un coquillage à son oreille et être assourdi par le brouhaha de l’humanité ». Au bureau, chacun joue son rôle. « Qu’il est rassurant d’être cantonné dans un certain rôle par l’idée que les autres se font de soi, au lieu d’être contraint de songer, dans la solitude du petit matin, à tout ce qu’on aurait pu être et ne sera jamais… » Le bien-être mental des employés est devenu une préoccupation majeure des patrons.

     

    Tout autre est l’univers des inventeurs, des petits entrepreneurs. A leur salon annuel, Botton a rendez-vous avec un Iranien inventeur de « chaussures qui marchent sur l’eau », mais celui-ci est retenu à l’aéroport où on le traite comme suspect de terrorisme. Un compatriote inventeur d’une protection anti-collision vient à sa place. Admiratif de l’esprit d’entreprise, de toutes ces personnes convaincues du potentiel
    de leur innovation, l’essayiste est douché par les statistiques qu'on lui communique : 99,9 % de ces candidats échouent, preuve que « nous préférons finalement l’excitation et le désastre à l’ennui et à la sécurité ». Mais il suffit d’un « Sir Bob » à la réussite stupéfiante pour ressentir devant ces héros de la réussite commerciale une envie mêlée d’un sentiment d’insuffisance.

    Le dernier chapitre intitulé Aviation découle d’une commande par un journal slovène d’un article sur le Salon du Bourget. Du représentant solitaire de l’Arabie Saoudite assis au milieu d’un stand luxueux mais vide aux jeunes et timides responsables du marketing d’un nouveau jet japonais, Alain de Botton observe les choses et les gens, inlassable curieux de notre monde, philosophe intéressé par nos grandeurs et nos petitesses. Pour conclure Splendeurs et misères du travail, l’auteur, aux accents parfois mélancoliques, observe que finalement, l’importance exagérée que les mortels donnent à ce qu’ils font, « loin d’être une erreur intellectuelle, est en réalité la vie elle-même coulant en nous ».

  • Cruelle idéologie

    « Je quittai Symons plus conscient de la cruauté irréfléchie qui se cache dans la magnanime affirmation bourgeoise que chacun peut parvenir au bonheur par le travail et l’amour. Ce n’est pas que ces deux choses soient invariablement incapables de procurer ledit bonheur, seulement qu’elles ne le font presque jamais. Et lorsqu’une exception est présentée comme une règle, nos infortunes individuelles, au lieu de nous sembler des aspects quasi inévitables de l’existence, pèsent sur nous comme des malédictions particulières. En niant la place naturelle réservée au désir et à l’erreur dans la destinée humaine, l’idéologie bourgeoise nous refuse la possibilité d’une consolation collective pour nos mariages maussades et nos ambitions non exploitées, et nous condamne à des sentiments solitaires de honte et de persécution dus à notre inaptitude obstinée
    à devenir ce que nous sommes. »

     

    Alain de Botton, Splendeurs et misères du travail (IV. Orientation professionnelle)

     

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