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Culture - Page 570

  • Gillain le peintre

    Joseph Gillain (1914-1980) ? Moins connu que le dessinateur Jijé, « un des maîtres européens de la bande dessinée » (F. Matthys), son alter ego (J. G.) - l’inventeur de Blondin et Cirage, de Fantasio (le compagnon de Spirou), de Jerry Spring, entre autres -, Gillain est aussi peintre. Juste à côté de la Gare centrale, la Maison de la bande dessinée lui consacre une exposition, jusqu’au 17 octobre : des peintures et quelques sculptures, une soixantaine d’œuvres issues de collections privées. François Deneyer, directeur de la Maison, publie une monographie de l’artiste belge aux quelque cinq cents peintures et sculptures.

    Gillain Affiche Annie à la jupe rayée.jpg

    © Joseph Gillain - www.jijé.org

    Après quelques planches originales des années ’50, c’est une succession de paysages, de portraits, d’intérieurs. Gillain a peint partout, chez lui ou en voyage : La moisson à Overijse, La chambre jaune à Cassis, L’arbre mort ou Le mistral à Aix. Coins de Bruxelles ou de Paris. « Vie heureuse d’un homme au talent étourdissant, qu’ensoleillait l’amour de son épouse, de leurs cinq enfants et nombreux petits-enfants », écrit Francis Matthys (La Libre Belgique, 21 juin 2010).

     

    Les couleurs intenses sont au rendez-vous, les influences aussi, surtout du côté du fauvisme. Annie à la jupe rayée, assise une cigarette à la main devant une porte vitrée, fait penser à un Matisse : rideaux souples retenus par des embrasses,
    balustrade et feuillages derrière les vitres, bouquet dans un grand vase bleu sur un guéridon, tapis à motifs. La jeune femme porte un corsage blanc sur une jupe à
    rayures vives, le rouge de ses lèvres répond à celui des embrasses, en contraste avec le mur ocre. C’est pimpant, c’est gai. On retrouvera Annie, l’épouse du peintre, plus loin, sur un canapé rose, entre autres.
     

     

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    Vent d'orage dans le Connecticut (détail) © Joseph Gillain - www.jijé.org

     

    A quoi tient le charme de Juliette et sa poupée ? Derrière un gros bouquet rose et bleu posé sur un coin de table, la fillette regarde vers nous – vers le peintre – de ses grands yeux bruns. Jolie frimousse. A-t-elle pris la pose, bien sage sur sa chaise, pour figurer sur une toile comme la poupée représentée au mur près d’elle, coiffée d’un chapeau cloche ? La plupart des sculptures présentées un peu bas dans des vitrines sont des bustes d’enfants, une tête de Benoît Gillain en terre cuite esquisse un beau sourire.

     

    A plusieurs reprises, Joseph Gillain a campé son chevalet devant une maison noyée dans la verdure : Maison au pays basque – toits orangés, ciel et ombres bleues sous les arbres – une peinture légère à la Dufy. Vent d’orage sur le Connecticut est beaucoup plus mouvementé : l’herbe et les arbres y tourbillonnent ; d’un fauteuil blanc à l’avant-plan, le regard glisse sur une barrière en bois avant de découvrir le haut d’une maison enfouie dans la végétation. Ailleurs une table dressée près d’un arbre avec ses chaises en fer forgé (Repas dans le parc), un arrosoir bleu vif dans l’allée sinueuse d’un jardin entre des plates-bandes bien fleuries. 

    Gillain Affiche Fantasme sur canapé.jpg

    © Joseph Gillain - www.jijé.org

     

    F. Matthys, dont l’article enthousiaste m’a décidée à visiter cette exposition, a choisi Fantasme sur canapé pour l’illustrer, un des beaux nus aux cimaises de la Maison de la bande dessinée. Plusieurs d’entre eux sont curieusement intitulés « Nu privé », un autre, tout en rondeurs, Les sept collines de Rome ! Ce serait trop long de vous décrire ces citronniers du Mexique ou encore ce paysage ardennais sauvage, structuré comme un Raty mais dans de tout autres tons que le Liégeois, toute la gamme du  bleu foncé et du vert.

     

    Sans prétention mais avec un art très assuré, Gillain peint la beauté du monde et des êtres. De nombreuses photographies le montrent à l’œuvre. Je ne regrette pas de m’être déplacée spécialement pour cette rétrospective, sur la foi d’une critique d’art qui attendait depuis quelques semaines sur mon bureau. Les bédéphiles retrouveront Jijé au Centre belge de la bande dessinée qui propose jusqu’à la fin de l'année une grande exposition sur L’atelier de Franquin, Jijé, Morris et Will et même à Jambes où on lui rend aussi hommage. En outre, ils peuvent revoir ici, sur la petite mezzanine au fond de la salle, une vidéo (Bande à part avec Jijé) où Jijé-Gillain, installé dans sa camionnette au milieu des bois, répond aux questions sur son travail de dessinateur.
    En toute simplicité.

  • Oeil-de-boeuf

    Au bonheur des passants : la grille originale d’un œil-de-bœuf, aperçue en attendant le bus (en route pour le Mont des Arts).

     

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    « Quiconque a fait le premier pas peut apercevoir sur sa route des choses délicieuses, sans perdre une minute de son temps. Discerner ainsi ce qui nous entoure n’a rien de fatigant ; au contraire, cela revigore et rafraîchit le regard, mais aussi tout le reste. »

     

    Hermann Hesse, Propos sur les joies modestes de l’existence (L'art de l’oisiveté)

  • Au Mont des Arts

    A Bruxelles, le Mont des Arts relie le quartier de la Grand-Place à la Place Royale, le « bas » et le « haut » de la ville (comme on dit chez nous), un axe fort fréquenté, notamment par les touristes et par les visiteurs des musées (Musées Royaux des Beaux-Arts et MIM, entre autres). Rue en pente ou escaliers, vous avez le choix.

    Mont des arts (Vue vers la place Royale).JPG

    Bordée par la Bibliothèque royale de Belgique, cette terrasse urbaine s’est dotée en 2009 vers le haut d’un nouvel accès au Palais des Congrès sous la forme d’un grand cube de verre baptisé le Square (anglicisme destiné au public international et qui évite l’indispensable traduction dans une capitale bilingue). Certains se souviennent de l’époque où ce Palais des Congrès accueillait le Festival du cinéma de Bruxelles ou sa Foire du Livre, autant d’occasions d’admirer à l'intérieur la grande fresque de Delvaux ou encore celle de Magritte.

    Mont des arts (Place de l'Albertine).JPG

    Samedi d’août ensoleillé, j’en profite pour prendre quelques photos, en commençant par les troncs d’arbres couchés çà et là depuis le début du mois, une installation éphémère pour promouvoir le Mont des Arts. Aux uns, ces grumes servent de banc, aux autres de support pour un cliché souvenir sous la statue de la reine Elisabeth (place de l’Albertine) en face de la statue équestre du roi Albert Ier. Les jardins, conçus comme un « tremplin visuel » par le paysagiste René Pechère, ont été replantés, les parterres fleuris protégés par de basses haies de buis, entre deux allées de platanes.

    Mont des arts (Loup d'Aebly).JPG

    De nouvelles sculptures font le bonheur des passants, comme ce grand Loup de pierre bleue (Albert Aebly) dont les enfants raffolent – les parents n’hésitent pas à les installer dessus à califourchon, le temps d’une photo – ou, près du Square, un joyeux trio d’enfants accompagnés d’un chevreau, un beau bronze d’Eugène Canneel.

    Mont des arts (Enfants et chevreau d'Eugène Canneel).JPG

    Sous les arcades qui longent la rue, le café-brasserie ne désemplit pas, et cela semble aussi le cas du restaurant voisin avec sa grande terrasse avec vue sur les jardins. Il ne manque plus que quelques occupants aux vitrines du bas pour compléter cette rénovation.

    Mont des arts (L'horloge).JPG

    Si vous descendez le Mont des Arts, vous n’y passez pas, si l’heure est près de changer, sans guetter le carillon de l’horloge aux rayons de soleil : un petit personnage en bronze (ce jacquemart est un « bourgeois de Bruxelles ») juché tout en haut de l’arcade sonne les heures. Les personnages des douze niches s’y animent au son du carillon, pour le plaisir des flâneurs.

    Mont des arts (Porte du bâtiment Dynastie).JPG

    C’est un des agréments de la vie en ville, quand on a le temps de s’y promener le nez en l’air : quelque chose est là depuis toujours, depuis longtemps, disons, et vous ne l’avez jamais vu : pour moi, ce furent les imposantes portes de bronze du bâtiment Dynastie qui jouxte l’horloge. Entre les deux grands personnages en bas relief porteurs l’un, de tables de la loi (la Constitution ?), l’autre, d’une couronne royale, figure notre devise nationale belge : « Eendracht maakt macht – L’union fait la force ». Faisons un voeu...

     
  • L'été

    « Sur les têtes qui crient dans le magasin, la faim a des oreilles transparentes, des coudes durs, des dents cariées pour mordre et des dents saines pour crier.
    Il y a du pain frais dans le magasin. On ne compte plus les coudes dans le magasin, mais le pain est compté.

    Chat dans l'herbe.JPG

    A l’endroit où la poussière vole le plus haut, la rue est étroite, les immeubles
    sont penchés et serrés. L’herbe s’épaissit au bord des chemins et quand elle fleurit, elle devient insolente et criarde, toujours déchiquetée par le vent. Plus
    les fleurs sont insolentes, plus la pauvreté est grande. Alors l’été se moissonne lui-même, confond les vêtements déchirés et la balle des céréales. Pour faire briller les vitres, les yeux qui sont devant et derrière comptent autant que les graines volantes pour l’herbe. »

    Herta Müller, Le renard était déjà le chasseur

  • Etrange Herta Müller

    Le prix Nobel de littérature accordé en 2009 à Herta Müller, originaire de Roumanie et réfugiée en Allemagne en 1988 (elle avait alors 35 ans), pour avoir « avec la densité de la poésie et l’objectivité de la prose, dessiné les paysages de l’abandon », m’a donné envie de la découvrir. Le renard était déjà le chasseur (traduit de l’allemand) est un titre énigmatique qui correspond bien à l’atmosphère du roman. Cela commence avec l’observation d’une mouche transportée par une fourmi. Adina, une institutrice, est allongée sur le toit de son immeuble près de son amie Clara, occupée à se coudre un chemisier pour l’été. Les peupliers autour d’elles « ne bruissent pas, ils murmurent. »

     

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    Dès le premier chapitre, Le chemin du ver dans la pomme, - tous les chapitres portent un titre -, le récit colle aux choses (une aiguille, des ciseaux, une pomme, des tapis battus…) et aux lieux : un atelier de couturière, celui du ferblantier, le salon du coiffeur qui évalue la durée de vie de ses clients au poids des cheveux qu’il leur a déjà coupés. Herta Müller compose surtout des phrases basiques (sujet, verbe, complément) où les images surgissent à l’improviste : « Quand il n’y a pas d’électricité dans la ville, les lampes de poche font partie des mains, tels des doigts. »

     

    Chaque jour, la photo du dictateur dans le journal, avec sa boucle sur le front, regarde les Roumains qui le lisent, dans les quartiers populaires comme dans les « rues silencieuses du pouvoir » réservées aux membres du Parti et de la Police, les seules
    à être éclairées. Par une collègue dont la mère est domestique chez un officier, Adina connaît un peu ce qui se passe là-bas. « Dans le souffle de la peur, on finit par avoir l’oreille fine. » Au café près de la rivière, Paul, son ex, lit le journal pendant qu’elle découvre l’invitation de Liviu : leur ami qui a quitté la ville deux ans plus tôt pour enseigner dans un petit village du Sud va se marier avec une institutrice du coin.

     

    Mais la mort s’invite dans le quartier. Le ferblantier est retrouvé pendu, un ivrogne s’effondre dans une cabine téléphonique. Adina emmène ses élèves aux champs pour la cueillette des tomates. De son côté, dans un magasin, Clara est abordée par un homme avec une cravate à pois rouges et bleus qui la complimente sur sa robe et se présente : Pavel, avocat. Au cœur de l’été passe un cortège funèbre. « Un mort que l’on pleure beaucoup devient un arbre, dit un passant, et un mort que personne ne pleure devient une pierre. »

     

    L’oppression perceptible dans le tranchant des difficultés quotidiennes se fait explicite quand le directeur d’Adina la convoque pour l’avoir appelé « Monsieur le directeur » au lieu de « Camarade directeur » puis porte la main à son corsage. A l’usine aussi, les femmes subissent constamment les avances de l’intendant Grigore, dont les enfants sont légion. Au village de Liviu, ceux qui veulent traverser le Danube à la nage sont abattus d’un coup de fusil. Adina attend en vain une lettre de son amoureux, Ilie, soldat sur le front. Un concert où Paul se produit sur scène avec un groupe, est interrompu, le public chassé à coups de matraques, le chanteur Abi arrêté et interrogé sur le sens de la chanson « Visage sans visage », écrite par Paul.

     

    Le danger fait d’autant plus peur quand il s’insinue : Adina découvre un soir que la queue se détache de la fourrure du renard au pied de son lit, plus tard qu’on lui a coupé une patte… On s’est introduit chez elle. Adina n’avait pas dix ans quand elle s’était rendue avec sa mère au village voisin pour acheter un renard. « Le chasseur posa le renard sur la table et lui lissa les poils. Il dit : on ne tire pas sur les renards, les renards tombent dans le piège. Ses cheveux, sa barbe et les poils de ses mains étaient rouges comme ceux du renard, ses joues aussi. A l’époque, le renard était déjà le chasseur. » Clara devient la maîtresse de Pavel sans savoir au début le genre d’homme qu’il est, lui qui torture pendant les interrogatoires. Adina la repousse quand elle apprend qu’elle sort avec un homme de la securitate. Plus tard, Clara les avertira, elle et Paul, d'une liste portant leurs noms, et  leur conseillera de s’enfuir, de se cacher.

    Comment rendre compte de ce récit où les faits importent moins que l’atmosphère, les personnages moins que les situations ? La prose d’Herta Müller est pleine de leitmotivs, de détails grossis comme à la loupe, de mots en capitales, de gestes lourds de sens. La nature, le travail, la conversation, tout peut soudain s’y transformer en menace. Les hommes y subissent la loi de leurs supérieurs ; les femmes, la loi des hommes, à moins qu’elles ne se vengent ; les hommes et les femmes la loi de la peur – jusqu’à ce jour inattendu où la télévision montre la fin des Ceaucescu, réveillant le chant interdit qui se répand comme une clameur : « Réveille-toi Roumain de ton sommeil éternel »…