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une serre sur l'east river

  • La seule façon

    « Oh ? Garven ne professe pas une religion, reprend Elsa ; ce n’est pas un prêtre.

    - La religion ne change rien à l’affaire, réplique la princesse. Il ne faut jamais se laisser diriger par un seul homme. Par un grand nombre d’hommes et de femmes, oui, en les observant et en les écoutant, et finalement en délibérant avec soi-même. C’est la seule façon. C’est la vie qui doit être notre directeur spirituel. »

     

    Muriel Spark, Une serre sur l’East River 

    Spark - Le Serpent à Plumes.png
  • Spark l'inventive

    Vous connaissez ces coïncidences : on ouvre le journal, un livre, et hop, une passerelle apparaît entre choses vues, lues, entendues. C’est un des plaisirs qui augmentent avec l’âge, ces liens de plus en plus nombreux qui croissent au jardin de notre mémoire. Une serre sur l’East River de Muriel Spark (The Hothouse by the East River, 1973, traduit de l’anglais par Philippe Mikriammos ) commence ainsi : « Si seulement c’était vrai que tout est bien qui finit bien, si seulement c’était vrai. »

     

     

    Un magasin de chaussures à New York, essayages. Le vendeur regarde les chaussures, la dame observe l’homme. Quand son mari, Paul, rentre chez eux, elle lui annonce une nouvelle incroyable, tournée vers la fenêtre en contemplant l’East River : Helmut Kiel, « un des prisonniers de guerre en Angleterre », vend des chaussures sur Madison Avenue, elle l’a reconnu. « Elle lui dit tout ce qui lui passe par la tête à cette heure du soir ; à lui de découvrir si ce qu’elle raconte est vrai ou si elle l’a imaginé. Mais est-ce voulu ou bien n’y peut-elle rien ? Où le vrai, où le faux ? »

     

    Elsa est le sujet de conversation le plus fréquent entre Paul et Pierre, leur fils, pour qui sa mère est loin d’être une idiote. Tous deux sont convaincus qu’elle doit poursuivre son analyse auprès de Garven, pour éviter un nouveau séjour en clinique. Elsa, la femme élégante et fortunée qu’il a épousée, est si étrange parfois – folle ? Garven (le psychiatre demande à ses patients de l’appeler par son prénom) est pris au dépourvu quand Elsa déclare « A Carthage je m’en fus » ; elle se réjouit d’être une fois de plus parvenue à lui faire perdre son sang-froid. Paul est agacé, il se rend sur Madison Avenue pour vérifier, lui aussi y reconnaît Kiel, ce n’était pas l’imagination d’Elsa.

     

    Paul s’énerve de voir sa femme toujours assise à la même fenêtre. « La fenêtre en saillie, accrochée quatorze étages au-dessus de tout, passe pour un signe de luxe. Ces grandes fenêtres occupent un tiers du mur oriental qui surplombe le fleuve, ainsi que la totalité du mur septentrional de l’autre côté de la rue, et le coin attenant du mur occidental d’où l’on voit toute la rue et les avenues qui se croisent, diminuant peu à peu jusqu’à l’immeuble de la Pan Am. » Mais Elsa préfère regarder le fleuve et ses couleurs changeantes.

     

    La singularité d’Elsa Hazlett apparaît dans la lumière : « Elsa projette une ombre dans le mauvais sens », un autre sens que les autres. Paul ne dort plus dans le même lit que « la schizophrène ». « Nul homme ne peut dormir avec une femme dont l’ombre tombe à l’envers et qui reçoit de la lumière – de la lumière ou autre chose – venue d’ailleurs. » Leurs enfants, Pierre et Katarina, s’en sont rendu compte, eux aussi, mais Garven ? Dans l’immédiat, leur problème, c’est ce Kiel, arrêté après la guerre et décédé, d’après les registres de la prison de Hambourg. Vivant, avec de nouveaux papiers, il représente une menace.

     

    Paul et Elsa, quand ils étaient jeunes, travaillaient en Angleterre pendant la guerre. C’est là qu’ils se sont fiancés. Kiel était un agent double. Eux agissaient au Complexe, un avant-poste des services secrets britanniques, à la campagne. Paul avait été informé un jour par un officier de la Sécurité d’une liaison suspectée entre Kiel et Elsa. « A l’été 44, est-il en train d’expliquer à son fils, la vie était plus animée que maintenant. Les heures du jour duraient plus longtemps. On vivait passionnément et dangereusement. Il y avait une guerre. » Pierre ne prend son père au sérieux que quand il remarque un homme dans la rue qui, tous les soirs, surveille l’entrée de son immeuble. Maintenant que Kiel obsède Paul, Elsa l’accuse à son tour d’imaginer : cet homme est trop jeune pour être ce Kiel même s’il lui ressemble, c’est son fils, peut-être.

     

    Il y a trois ans, quand ses enfants lui reprochaient de n’être plus aussi « douce et patiente », Elsa leur avait reproché de manquer de compréhension : « A votre tour d’être doux et patients ». Katarina lui écrit encore pour demander de l’argent. La seule à rester l’alliée d’Elsa sans réserve, c’est l’énorme princesse Xavier, « Poppy », qui se plaint toujours de la chaleur que leur système de chauffage central ne permet plus de réduire dans l’appartement.

     

    Angleterre, 1944. New York, années septante. Muriel Spark oscille d’un temps à l’autre, insinue de nouveaux éléments pour donner du grain à moudre aux lecteurs. Raconte l’histoire d’Helmut Kiel. Transforme Garven, le psychiatre, en maître d’hôtel des Hazlett – il veut étudier de plus près le cas Elsa, en faire un livre. Paul trouve cette situation insupportable. Il se réfugie chez son fils, qui monte au théâtre un Peter Pan joué uniquement par des acteurs sexagénaires, et qui a besoin d’argent - l’argent d’Elsa, l’argent suisse. Et voilà Elsa à Zurich avec le vendeur de chaussures, qui s’appelle en réalité Müller. Mais elle rentrera pour assister à la première, ce qui promet.

     

    Une serre sur l’East River s’affranchit de la logique pour nous conduire on ne sait où, drame ou pirouette. Déconseillé aux cartésiens. Recommandé aux amateurs de fantaisie, pour le plaisir des situations absurdes et des répliques.