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[...] Alors je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin. L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre, Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ; Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté, De tirer un soleil de mon cœur et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Quand vous entrez aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB), vous ne pouvez pas manquer d’admirer, dans l’immense forum, une peinture monumentale de Constant Montald. Il me semble qu’il s’agit de La Fontaine de l'inspiration, dont un détail figure sur la page d’accueil des MRBAB ou bien de La barque de l'Idéal qui figure sur cette photo des Journées du Patrimoine. Les MRBAB viennent de rouvrir leurs portes. On peut à nouveau visiter, dans un premier temps, les salles du Musée d’art ancien devenu « Old masters museum ».
Constant Montald, La fontaine de l'inspiration, 1907, huile sur toile, 535 x 525 (dimensions d'origine) ; 393 x 490 (sans châssis), Bruxelles, MRBAB
Une exposition Constant Montald (1862-1944) a été présentée en 1982 à la Médiatine du Château Malou (Woluwe-Saint-Lambert) : « Une vie, une œuvre, une amitié – Emile Verhaeren ». Montald et Verhaeren étaient de grands amis, deux couples amis même. En 1909, Verhaeren lui écrit : « Vous nous manquez. Non seulement pour les parties de cartes, mais pour le coude à coude journalier. Vous êtes les seuls êtres au monde avec lesquels nous pourrions vivre. Nous vous aimons bien. »
Catalogue de 1982 (illustré en N/B) : détail de Vasque aux ramiers, 1927
Quel plaisir de rouvrir ce petit catalogue qui me rappelle beaucoup de choses oubliées sur ce peintre qui préférait « le sentiment des choses à leur réalité » (Grégoire Le Roy) et a exposé ses œuvres, à la fin du XIXe siècle, au Salon d’art idéaliste, dans la voie de l’ésotérique Jean Delville. Ces adeptes de « la Beauté spirituelle, la Beauté plastique, la Beauté technique » avaient pour maîtres « Böcklin, Burne-Jones, Puvis de Chavannes entre autres ».
Constant Montald, Nymphes dansant, vers 1898, huile liant mat et détrempe sur toile, 95,5 x 135,5 cm, Bruxelles, MRBAB
Francine-Claire Legrand, à qui j’emprunte ces citations, distingue ainsi le symbolisme et l’idéalisme : le symbole est mystère, on le voit bien dans l’œuvre de Fernand Khnopff ; l’allégorie « est claire puisqu’elle doit être édifiante ». Montald recherche « le grand art », « serein et solennel » en peignant des œuvres à la fois décoratives et monumentales. Il veut représenter le Bonheur, l’Eden hors de ce monde, avec des couleurs fictives, « des ors intemporels », des nus parfois drapés – « un passeport pour des départs vers l’imaginaire ». Mais il a peint aussi des paysans, des scènes villageoises.
Constant Montald, Affiche pour l'Exposition triennale des Beaux-Arts de Gand, 1895
Fils d’un cordonnier gantois d’origine italienne (Montaldo), Constant Montald a d’abord travaillé comme peintre en bâtiment et suivi des cours du soir à l’Académie de Gand (peinture décorative). Il y obtient le premier prix à l’issue de ses études en 1885, puis le prix de Rome en 1886. Après son mariage en 1892, il expose de plus en plus souvent à Bruxelles où il s’installe en 1897.
Jean-Baptiste Baronian raconte « les paradoxes d’une amitié ». Constant Montald a rencontré Verhaeren en 1898 et peint de nombreux portraits du grand homme de lettres au tournant du XIXe et du XXe siècle. Leur amitié s’est trouvée renforcée par les liens entre Marthe Verhaeren-Massin et Gabrielle Montald-Canivet, femmes d’artistes et femmes artistes (lire dans Koregos la belle étude de Barbara Caspers). Verhaeren, symboliste et passionné, est beaucoup plus concret que Montald, tourné vers la mythologie gréco-romaine, inspiré par la Renaissance et le préraphaélisme, chantre de l’harmonie. Deux esthétiques différentes, mais « c’est un peu une seule éthique que poursuivent les deux hommes », écrit Baronian de ces deux créateurs séduits par le socialisme et l’espoir dans le progrès.
Constant Montald dans son jardin, photo 1930
Montald était « un personnage » : sa prestance, sa distinction, son allure vestimentaire, sa joie de vivre ont fait de lui un professeur très aimé à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, où il fut nommé en 1897. Parmi ses élèves, il y a eu Marie Howet, Paul Delvaux, Jean-Jacques Gailliard, Anto Carte… Il les encourageait à l’audace, à la persévérance, à la liberté dans la création même s’ils s’écartaient de ses propres préférences.
Constant Montald, Jardin sous la neige, 1916, Peinture à la colle sur carton, 69,5 x 81 cm, Bruxelles, MRBAB
Dans sa technique, quelques constantes : une peinture mate – les fresques italiennes de la Renaissance « firent de lui un adepte inconditionnel des grandes peintures murales » – à la colle, des toiles de gros coton américain, « rude et solide », du carton souvent, bien qu’il soit peu résistant. Pour la peinture à l’huile, il préconise trois couleurs : « le rouge anglais, l’ocre jaune, parfois brun ou rouge, et l’outremer, irremplaçable » (Denise Thiel-Hennaux), sans oublier l’emploi de « l’or lumière » où il était maître.
Constant Montald, L'heure dorée, 1927, Gouache sur papier marouflé sur panneau
Je n’ai jamais visité la Villa Montald que le peintre s’était fait construire à Woluwe-Saint-Lambert et dont le jardin, soigné par Gabrielle, admiré de tous, a reçu de nombreuses personnalités diverses et beaucoup d’artistes : Verhaeren bien sûr (lui recevait les Montald au Caillou-qui-bique où Montald a fait tant de portraits du poète), le sculpteur Charles Van der Stappen, le graveur Charles Bernier, George Minne, Stefan Zweig, entre autres. Montald, qui jouait de plusieurs instruments (sa femme du piano), organisait chaque mois des séances musicales.
Une vidéo de cinq minutes sur Constant Montald (Inès Vigo, YouTube, 2017, ci-dessus) vous permettra de découvrir en musique l’univers de ce peintre des jardins paradisiaques, des arbres et des fleurs, des éphèbes et des nymphes, et peut-être de tomber sous le charme.
« Croquette, dit-il. Je te présente Cayenne. Cayenne lui jette un coup d’œil en douce entre deux mèches de cheveux. Elle se gratte le tibia avec son talon calleux. Turtle la détaille de la tête aux pieds. – T’es qui ? La gamine détourne les yeux, nerveuse. – C’est Cayenne, répète Martin. – Elle sort d’où ? – Elle vient de Yakima. Turtle fait craquer ses articulations. Ce n’est pas ce qu’elle voulait dire. – C’est une ville dans l’Etat de Washington, ajoute Martin. – Casse-toi, dit Turtle à la gamine, qui hésite. Casse-toi d’ici, putain. Cayenne lui adresse un horrible petit regard noir, puis elle part en courant vers la fenêtre coulissante et s’engouffre dans la maison. – Elle sort d’où, celle-là ? – On va prendre soin d’elle pendant quelque temps. – Pourquoi ? – Viens ici, fait Martin. Turtle s’approche de lui, il passe un bras autour d’elle, pose son visage contre son cou et respire son odeur. – Bon sang, ton odeur, dit-il. Tu es contente que je sois rentré ? – Oui, Papa, je suis contente. – Tu es toujours ma petite fille ? demande-t-il. Elle lève les yeux vers lui et il lui adresse un sourire en coin. – Regardez-moi ce foutu visage magnifique. Tu es contente, pas vrai ? Elle le scrute. Il y a quelque chose en elle d’aussi dur que les galets de l’océan, et elle pense, Il existe une part de moi-même que tu n’atteindras jamais, jamais. »
En contraste total avec Le lys dans la vallée, My Absolute Darling de Gabriel Tallent est un roman choc (2018, traduit de l’américain par Laura Derajinski, 2019). Amour incestueux contre amour platonique, marginalité contre convenances sociales, violence contre douceur, vie sauvage contre campagne civilisée... On pourrait allonger la liste des contraires et pourtant, il y a chez Tallent comme chez Balzac une volonté de dire vrai, de montrer et de faire ressentir les choses telles qu’elles sont.
François Busnel a rencontré ce jeune romancier américain en Californie, je vous recommande la vidéo de cet entretien (ci-dessus) pour faire connaissance avec Gabriel Tallent dont il a préfacé le roman : « Il y a des romans comme ça. Atroces et magnifiques. Dangereux. Dévastateurs. Qui vous nouent l’estomac dès les premières pages et vous poursuivent durant des années. Turtle, alias Croquette, alias My Absolute Darling, a quatorze ans et manie les armes à feu en virtuose de la gâchette. Sous sa carapace, la tortue est une boule de nerfs. Lorsque son père abuse d’elle, elle ne dit rien, ne se révolte pas. Elle endure. »
Julia Alveston, de son véritable nom, n’est pas à l’aise à l’école, en particulier avec les exercices de vocabulaire. Martin, son père, tient à l’accompagner tous les matins jusqu’à l’arrêt du bus scolaire, même si elle lui rappelle chaque fois qu’il n’est pas « obligé ». Un signe parmi d’autres du contrôle absolu qu’il veut garder sur elle et, indice de son mépris des femmes, occasion de raillerie rituelle envers la conductrice du bus, « cette gouine » en salopette et chemise de bûcheron.
Anna, la jeune prof de Turtle, lui propose son aide, mais l’adolescente répond que son « papa » l’aide à réviser et la repousse. « Misogynie, repli sur soi et méfiance. Voilà trois gros signaux d’alerte », explique Anna chez le proviseur, elle voudrait que Turtle voie un psy, soupçonne la maltraitance. Convoqué, Martin rejette toutes leurs propositions et leur oppose un discours de survivaliste : dans ce monde qui va s’autodétruire, leur inquiétude pour sa fille lui semble inappropriée – Julia, interrogée devant lui, n’a plus qu’à les rassurer et à promettre de faire plus d’efforts.
Aussitôt dans le pick-up, l’insulte fuse : « pauvre petite moule illettrée » ! Martin lit beaucoup de son côté, il tient à ce que sa fille « joue le jeu » à l’école. Même si d’autres enjeux lui paraissent plus graves, il ne faut pas qu’on les sépare : elle est sa raison de vivre – « C’est ma fille, c’est pour elle que j’existe. » Le soir même, il vient la chercher dans sa chambre, elle se laisse faire, elle ne dit rien.
Papy, le père détesté de Martin, vit dans un mobile home avec sa chienne Rosy. Quand Turtle vient le voir, il lui propose une petite partie de cartes et joue tout en observant le fusil de chasse qu’elle a posé sur la table, admiratif de son état de propreté parfait. Turtle l’entretient elle-même, obsessionnellement. Aussi il lui offre son vieux couteau Bowie qu’il porte toujours à la ceinture, dont il ne se sert plus – il sait qu’elle en prendra soin et lui montre comment l’aiguiser.
Martin vient la chercher, fâché de voir son père boire trop devant sa fille, « un vrai fils de pute ». A la maison, il veut qu’elle lui donne le couteau de son grand-père et l’abîme en le lançant contre la porte. Quand il la sent mécontente de voir la lame si bien entretenue depuis des années à présent ébréchée, il veut la réparer avec son affûteuse – « Tu l’as bousillé », proteste Turtle, tandis que son père prétend en avoir fait un couteau « fait pour égorger », qui ouvrira « la chair comme du beurre ». Ce ne sont que les préliminaires d’une scène atroce.
Gabriel Tallent veut « essayer de parler honnêtement » de la douleur, pour montrer à quel point elle est intolérable. J’avoue avoir survolé certaines pages, trop dures à lire. La situation de Turtle est abominable, son silence et sa soumission sont insupportables. Le roman raconte « le combat d’une jeune fille pour préserver son âme » (G. T.). Martin l’éduque pour se défendre dans un monde sauvage, elle doit trouver comment survivre aux abus sexuels, à l’amour-haine d’un père, comment affirmer sa dignité et son innocence.
Elle rencontrera plusieurs personnes bienveillantes qui se soucient de l’arracher à son emprise, mais elle veut s’en sortir seule, par elle-même, et choisir ce qu’elle veut devenir. Sa solitude est si « humaine », dit le romancier, que nous devrions tous éprouver de la compassion pour cette jeune fille qui aime son père comme son meilleur ennemi. Intelligent, érudit, trop « aimant », il n’est pas présenté comme un monstre, et pourtant c’est contre lui qu’elle devra se dresser.
Son grand-père lui a appris qu’il ne suffit pas de nommer, il faut « observer pour comprendre » et tant pis si elle ressemble « à une fille élevée par les loups ». Dans le danger, elle se dira : « Tu vas avoir confiance en ta propre discipline, en ton propre courage, et tu n’y renonceras jamais et tu ne les abandonneras jamais, et tu seras plus forte, inébranlable et impitoyable […] ». My Absolute Darling est « le récit d’une émancipation » (F. B.) sans rien d’autobiographique à part les difficultés scolaires et la relation avec la nature, selon Gabriel Tallent, élevé par deux femmes, qui n’a quasi pas connu son père. Ce premier roman sous haute tension est bouleversant. Il m’a rappelé une autre héroïne inoubliable, aussi dans un premier roman : Ellen Foster (1987) de Kaye Gibbons.
« Nous allâmes par le plus beau temps vers les vignes, et nous y restâmes une demi-journée. Comme nous nous disputions à trouver les plus belles grappes, à qui remplirait plus vite son panier ! C’était des allées et venues des ceps à la mère, il ne se cueillait pas une grappe qu’on ne la lui montrât. Elle se mit à rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après sa fille, avec mon panier, je lui dis comme Madeleine : - Et les miens, maman ? Elle me répondit : - Cher enfant, ne t’échauffe pas trop ! Puis me passant la main tour à tour sur le cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joue en ajoutant : - Tu es en nage ! Ce fut la seule fois que j’entendis cette caresse de la voix, le tu des amants. Je regardai les jolies haies couvertes de fruits rouges, de sinelles et de mûrons ; j’écoutai les cris des enfants, je contemplai la troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de hottes !... Ah ! je gravai tout dans ma mémoire, tout jusqu’au jeune amandier sous lequel elle se tenait, fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. »