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  • Sommeil

    Pastoureau Carolus-Duran,_1861_-_L’homme_endormi.jpg« Le blanc est en Europe la couleur du sommeil. Non seulement depuis le Moyen Age draps et literie sont blancs, mais la somnolence passe pour plus profonde quand on s’assoupit sur un siège vêtu d’une chemise ou d’une robe blanche. Notre époque, qui dort dans des draps et des pyjamas de toutes couleurs, dort mal. »

    Michel Pastoureau, Blanc. Histoire d’une couleur (texte en légende de l’illustration)

    Carolus-Duran, L’Homme endormi, 1861,
    Lille, palais des Beaux-Arts

  • Histoire du Blanc

    Sixième et dernier album d’une belle série, Blanc. Histoire d’une couleur de Michel Pastoureau s’ouvre sur une citation d’un auteur anonyme du XVe siècle : « La couleur blanche est la première des couleurs (…). » Oui, rappelle l’auteur, le blanc est une véritable couleur, statut qui lui a été un temps contesté après qu’« en 1666 Isaac Newton découvrit le spectre » et « proposa au monde savant un nouvel ordre chromatique au sein duquel il n’y avait plus de place ni pour le blanc, ni pour le noir. »

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    Si cette conception n’est plus de mise, il reste une tendance à mettre le noir et blanc (N&B) d’un côté et les couleurs de l’autre dans certains domaines comme la photographie, le cinéma, l’édition. Le papier blanc servant de support à l’impression, on a pu le considérer « sans couleur », mais le blanc n’est pas incolore pour autant. Le noir et le blanc nous paraissent aujourd’hui opposés, ils ne l’ont pas toujours été – « le vrai contraire médiéval du blanc n’est pas tant le noir que le rouge. »

    Comme Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune, l’essai de Pastoureau est chronologique et se limite aux sociétés européennes : « La couleur concerne tout le monde et touche à tous les problèmes de la société. » Comme les précédents, cet album est très bien illustré – mieux vaut le découvrir en édition originale. Pour définir le blanc, on le caractérise le plus souvent comme « la couleur du lait, du lis, de la neige ».

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    Main dans la grotte Cosquer, Marseille
    (Dans l’art rupestre et pariétal, les mains blanches (« talc, craie, kaolin »)
    sont les plus nombreuses et les trois quarts sont des mains gauches.)

    Le blanc a toujours été présent dans la nature, même si l’on ignore depuis quand on range dans la même catégorie certaines fleurs, les pelages de certains animaux, des coquillages, des dents, des os, des nuages… Les autres couleurs y sont aussi, insiste Pastoureau, mais « ces colorations ne sont pas encore des couleurs à proprement parler, du moins pour l’historien. » Les couleurs sont une construction culturelle et non un phénomène naturel. En Europe, la première triade établie socialement regroupe le rouge, le blanc et le noir.

    Chez les Anciens, le blanc est la couleur des dieux et des cultes : cultes lunaires, vêtements des divinités célestes (Zeus se métamorphose en taureau blanc pour enlever Europe, en cygne blanc pour séduire Léda). Pastoureau rappelle que la Grèce antique n’était pas blanche, « image fausse » longtemps diffusée malgré les traces de polychromie signalées par les archéologues.

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    Kylix attique à figures noires, vers 540-530 aCn, Munich, Staatliche Antiquensammlungen
    (Dionysos, victime de pirates qui cherchent à le vendre, fait pousser des vignes sur le navire.
    Effrayés, les pirates se jettent à l'eau et sont transformés en dauphins.)

    On portait d’abord de la laine ou du lin dans leur teinte naturelle pour se vêtir de blanc. La laine des toges romaines étant blanchie à l’aide de sels ou de plantes qui les abîmait, on les saupoudrait de craie pour masquer les imperfections. Le vocabulaire latin distinguait les blancs d’après leur éclat, leur intensité : « albus » et « candidus » n’ont pas la même valeur, ni « ater » et « niger » pour le noir. Il a fallu du temps pour arriver à bien teindre en blanc.

    Du IVe au XIVe siècle, le « blanc biblique », surtout présent dans le Nouveau Testament, est la couleur du Christ, des anges, des pratiques liturgiques. Aux notions de « pureté, beauté, sagesse, pouvoir » s’ajoutent « gloire, victoire, jubilation, sainteté ». Pastoureau évoque la querelle, au XIIe siècle, entre moines de Cluny habillés de noir et moines cisterciens qui optent pour une étoffe de laine non teinte, plutôt grise, puis blanche, ce qui entraîne « un affrontement dogmatique et chromatique ».

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    © Sandro Botticelli, Annonciation, 1489-1490, New York, The Metropolitan Museum of Art

    Outre le bestiaire blanc du Moyen Age (l’agneau, le cygne, la colombe et la licorne), le blanc apparaît comme une couleur plus féminine que masculine, pas seulement pour la blancheur du teint, critère de beauté, mais aussi dans les prénoms : Blanche, Blandine, Marguerite et ses variantes. A partir du XVIe siècle, le luxe des vêtements « vraiment blancs et non plus blanchâtres » devient l’apanage des rois, des princes, de l’aristocratie.

    Spécialiste de l’héraldique, Michel Pastoureau y étudie aussi la place du blanc et ses associations avec d’autres couleurs. Il relate la symbolique du blanc liée à la naissance, à la mort (jusqu’à la fin du XVIIe siècle, quand le noir lui succède), à la Résurrection. Il passe en revue le blanc vestimentaire (fraise, dentelle, chemise), le blanc politique (monarchique), le nouveau couple noir & blanc de l’imprimerie.

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    © Marco Giacomelli, Jeunes prêtres dansant sur la neige, photographie, 1961

    « La couleur de la modernité » (XIXe – XXIe s.), aborde le blanc dans la peinture, la photographie, l’hygiène, la mode, le sport, le design, le langage (en particulier les expressions)… Si on a lu les précédents ouvrages de Michel Pastoureau, on retrouve dans Blanc des éléments déjà évoqués dans la série « Histoire d’une couleur », mais chacune des couleurs y amène son propre cortège d’exemples, de faits, de symboles. Ce que j’aime beaucoup dans sa façon de raconter l’histoire, ce sont toutes les observations concrètes des choses et des personnes qui la rendent particulièrement vivante.

  • Une paire

    dans les montagnes des pays-bas,roman,littérature néerlandaise,conte,pays-bas,nord,sud,espagne,cirque,culture,nooteboom« Le silence se fait, et c’est un silence qu’ils connaissent bien, celui d’un public qui entrevoit soudain sa piteuse insuffisance. Ils sont trop beaux et n’ont que quelques minutes pour se le faire pardonner, des minutes qui font toute la différence entre l’amour et la haine. De surcroît, ils forment un couple, « une paire », een paar. J’ai toujours aimé ce mot néerlandais, le terme espagnol est trop long. Pareja : prononcé avec la dureté souhaitée, il évoque bien un lien, mais pas avec cette force absolue d’étau contenue dans le mot paar. Cette « paire » est la plus petite association humaine existante, et en tant que telle insupportable puisqu’elle exclut tous les autres. »

    Cees Nooteboom, Dans les montagnes des Pays-Bas

  • Nooteboom en conteur

    Il y a longtemps que je n’avais plus rien lu de Cees Nooteboom, cet écrivain néerlandais dont le nom évoque un arbre à peu de chose près (notenboom, noyer) – ce serait un arbre fruitier et qui marche : Nooteboom aime le mouvement. En plus de ses voyages, cet Européen vit aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Espagne selon les saisons.

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    Dans les montagnes des Pays-Bas (In Nederland puis In de bergen van Nederland, 1984, traduit du néerlandais par Philippe Noble) est un conte où il envoie un couple d’artistes du cirque, Kai et Lucia, dans une région imaginaire, les Pays-Bas du Sud. Le narrateur est un « inspecteur des ponts et chaussées de la province de Saragosse », Alfonso Tiburón de Mendoza. Etudiant à Delft, il s’est initié « au génie civil routier et hydraulique » : « et je crois préférable de dire tout de suite que les Pays-Bas du Nord m’ont toujours fait peur ».

    Ce n’est qu’en en rentrant chez lui, à la vue des monts qui séparent ce Nord du Sud où la vie est « moins policée, moins canalisée », qu’il se sent revivre. « Les gens du Sud étaient plus rudes, mais aussi plus libres, à l’image de leurs paysages, plus hardis et plus solitaires. » On comprend déjà que le conteur ne se privera pas de commentaires, de digressions en racontant « une bien curieuse affaire », ni de clins d’œil en tous genres. « Il existe un point commun entre l’art du récit et la construction des routes : il faut bien arriver quelque part. »

    « J’ai la soixantaine, je suis plutôt corpulent, et généralement de bonne humeur. Ma seule excentricité, si j’excepte l’écriture, est de toujours porter du bleu, mais le détail a peu d’intérêt, je ne le vois que trop. Je ne parlerai donc plus de moi. Je lis un paysage comme un livre, voilà tout ce que je voulais dire. » Son histoire sera donc « sinueuse comme la plupart des chemins d’Aragon », avec des côtes et des descentes.

    Le sujet du conte, « beauté parfaite et bonheur parfait », requiert deux héros « parfaitement heureux ». Lucia a les cheveux blond doré et les yeux bleu clair, des lèvres « rouges comme cerise », des dents « blanches comme neige », un corps parfaitement proportionné. Kai est son complément idéal, musclé non comme un culturiste mais à l’antique, avec des yeux d’une couleur « plutôt rebelle à la description qui tient à la fois de l’ardoise et de l’eau des mers septentrionale, dure et pourtant liquide et brillante », des cheveux noirs.

    « Enfants de la balle », ils ne connaissent du monde que le cirque et présentent un numéro d’illusionnistes, raconte le narrateur, avant de décrire la classe d’école silencieuse où il écrit à Saragosse en plein mois d’août et de nous parler de ses lectures – peu d’ouvrages de fiction, « toujours de la poésie à portée de main », de la philosophie, des journaux intimes. « « Tu te rappelles où tu en étais ? » me demanderait ma femme si elle était là, car j’ai tendance à divaguer et pérorer. » Et de sonder le mot « illusionniste » dans le dictionnaire…

    Lucia, les yeux bandés, répond aux questions de Kai posté devant telle ou telle personne du public : nom ? âge ? signes particuliers ? La conformité des réponses avec les données du passeport ne manquait pas « d’enflammer le public ». Mais le cirque, à l’époque de l’électronique, souffre de « récession ». Leur impresario, ne leur voyant plus d’avenir dans le Nord, leur propose d’aller travailler dans le Sud, sous des chapiteaux ou dans des théâtres.

    « Camino, carretera, weg, route, rue, chaussée. J’ai toujours été intrigué par le fait qu’en néerlandais le mot weg, « route », signifie également « absent ». En espagnol, el camino désigne non seulement la route, mais aussi le voyage. »  Voici Lucia et Kai au poste-frontière entre Nord et Sud, lieu de leurs premiers ennuis. Passé le col, un problème de voiture les bloque sur la route déserte. Quand apparaît « une grosse Tatra noire », elle ne s’arrête pas ; ils y ont juste distingué « le profil blanc, froid, finement ciselé d’une femme ». Ce sera un autre personnage clé du conte.

    Il est souvent question des corps et de leurs possibilités dans ce roman, en même temps que de la rêverie d’un conteur qui s’arrête sur les mots, les déformations du réel, même quand ses héros sont en mauvaise posture. Le voilà qui s’adresse à nous pour observer ce « drôle d’objet », un livre, et le vide qui l’entoure : « Au voisinage de la couverture ou de la reliure, comme on voudra, se tiennent les pensées de l’auteur, celles qui lui sont venues en écrivant et qu’il n’a pas autorisées à pénétrer dans son livre. »

    Dans les montagnes des Pays-Bas vous divertira si vous n’êtes pas seulement curieux du conte, mais aussi de ce qui se passe dans la tête du conteur. Cees Nooteboom, romancier, nouvelliste, poète, essayiste, et avant tout « un spécialiste du récit de voyage » (La Libre), laisse libre cours à son imagination, revisite la culture européenne et initie le lecteur à sa géographie magique (d’après la quatrième de couverture). Un roman fantasque tout de même fort léger par rapport à son inoubliable Rituels.

  • On se croira

    Lafon Quand tu écouteras.jpeg« Mes camarades de classe avaient raison : écrire est un mélange de n’importe quoi, en périphérie du réel, loin de la vérité, car elle n’existe pas. Et ces précieux n’importe quoi nous lient les uns aux autres, écrivains aux lecteurs, comme un serment, un contrat dont on ne respecterait qu’un terme : on se croira.
    Nous sommes les enfants des romans que nous avons aimés, ils se déposent au creux de nos peines, de nos manques, ils contiennent tout ce qui se dérobe à nous, qui passe sans qu’on ait pu le comprendre, nous sommes faits d’histoires qui ne nous appartiennent pas, elles nous irriguent et nous hantent, nous qui « marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie, notre affliction » (Diderot). »

    Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson