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  • Offrande

    « Ce jour-là, en effet, le frêle arbuste était résolu à adresser la parole à l’arc-en-ciel, quand bien même il ne lui dirait qu’un mot. Oui, il avait un message à lui transmettre, un seul. Il voulait faire l’offrande à l’arc-en-ciel si beau et si lointain du sentiment qui l’animait, plus intense et plus mélancolique que les feux bleutés qui embrasent le ciel nocturne. »

    Kenji  Miyazawa, La vigne sauvage et l’arc-en-ciel in Le bureau des chats

    Arc-en-ciel tutoyé par une grue.JPG
  • Ecrire court

    Ils n’ont pas attendu l’injonction des professionnels de l’écriture – écrire court –, ces écrivains qui ont choisi la nouvelle ou le conte comme genre de prédilection. Certains s’y sont magistralement exprimés, comme Maupassant ou Tchekhov, d’autres s’y essaient de temps à autre. Kenji Miyazawa (1896-1933), comparé en quatrième de couverture avec Andersen, montre avec Le bureau des chats (1997) son art de conteur inspiré par les animaux, les plantes, les étoiles même. Agronome de formation, ce Japonais a abandonné l’enseignement pour écrire des histoires qui s’adressent à tous. Il ne sera connu du grand public qu’après sa mort.

    A califourchon, une photo de Christinedb.jpg
    "A califourchon", une des très belles photos que Christine partage
    jour après jour sur son site  http://images.christinedb.fr/

    Les jumeaux du ciel, premier texte du recueil, raconte les aventures de deux minuscules planètes, « les petits palais de cristal habités par Chun et Pô, les frères jumeaux ». Toutes les nuits, ils accompagnent à la flûte la ronde des étoiles. Un jour, au lever du soleil, Chun propose à son frère d’aller du côté de la Fontaine de la plaine de l’ouest, où leurs jeux seront interrompus par l’arrivée du Corbeau, suivi du Scorpion. Ces derniers ne se supportent pas, la dispute éclate : le Corbeau fond sur le Scorpion qui lui enfonce dans la poitrine son dard empoisonné. Chun et Pô ont fort à faire pour aspirer le venin chez l’un, nettoyer la blessure chez l’autre. Le Corbeau réussit à s’envoler, mais le Scorpion traîne la queue et a besoin des jumeaux pour le raccompagner. Ceux-ci craignent de ne pas rentrer à temps pour la tombée de la nuit. Un Eclair bleu aux ordres du Roi vient les sauver de ce mauvais pas.

    Un soir de ciel nuageux, une comète, la Baleine du Ciel, leur propose un voyage auquel, certifie-t-elle, le Roi consent puisqu’ils n’ont pas à jouer de la flûte quand les nuages sont de la partie. « Les deux enfants saisirent avec vigueur la queue de la Comète. Celle-ci annonça en répandant dans l’air un jet de lumière bleutée : Cette fois, c’est le départ. Gi-gi-gi fû, gi-gi fû ! » Ravie de leur avoir joué un bon tour, la comète disparaît aussi vite et les voilà qui tombent à la renverse « dans le vide bleu-noir », traversent un nuage et s’enfoncent dans les eaux profondes de la mer.
    Ils auront beau dire aux étoiles de mer qu’ils sont, eux, de vraies étoiles, elles ne les croiront pas. Comment arriveront-ils à jouer de la flûte comme il se doit quand la nuit se lèvera ?

    L’univers poétique de Miyazawa, qu’il mette en scène araignée, limace et blaireau, vigne sauvage et arc-en-ciel ou encore faucon de nuit, combine une fine observation de la nature et, à la manière d’un fabuliste, une description des comportements humains ou sociaux. Le bien et le mal se trouvent partout, les naïfs sont pris au piège, les fourbes ricanent, mais tout rentre finalement dans l’ordre, c’est la loi du merveilleux. La langue du conteur est appréciée au Japon pour sa musicalité et sa créativité, il a inventé une multitude de noms de personnes, de lieux et surtout de magnifiques onomatopées. Non sans humour.

    Sous-titrée « Fantaisie autour d’une petite mairie », la nouvelle éponyme a pour décor le Sixième Bureau des chats, « dont la principale activité consistait à effectuer des recherches sur l’histoire de ces félins ainsi que sur la géographie. » Le matou noir chef de bureau se fait aider par quatre secrétaires dont le quatrième, Kama, est un chat bistre au  museau et aux oreilles « noirs de suie ». Cette sorte de chats « qui ont plutôt l’air de blaireaux » est détestée par les autres chats, et Kama l’est encore plus par ses collègues à cause de son efficacité et de sa rapidité à apporter les bonnes réponses. Quand il s’agit d’informer un chat de luxe qui se rend dans la région de Behring à la chasse aux souris de glacier – il veut savoir qui sont là-bas les personnages importants – Kama a vite fait de consulter ses registres, à la grande satisfaction de son supérieur : « Le chef, Tobaski, a une haute réputation de moralité. L’éclat de ses yeux est éblouissant, mais il a tendance à dire les choses avec un léger retard. Genzoski, personnage fortuné, a tendance à dire les choses avec un léger retard mais l’éclat de ses yeux est éblouissant. » C’en est trop pour les trois autres secrétaires, qui préparent leur vengeance.

    Je dédie ce billet aux habitants de Louvain-la-Neuve, cité universitaire qui n’a plus de véritable bureau de poste depuis le premier septembre, en espérant qu’il se trouvera un responsable – plus soucieux du service public que le Lion d’une entreprise de plus en plus privée – pour jouer le deus ex machina, à la manière du délicat Kenji Miyazawa.

  • Maude

    « Elle était toujours la même, un peu folle, mais amusante, énergique. Une survivante d’un temps révolu, et pourtant si vivante qu’on pouvait douter que
    ce temps fût vraiment terminé, imaginer que quelque part, loin de cette masure et de cette ville grise, de l’autre côté de l’horizon, à
    Mostaganem par exemple, les hommes et les femmes continuaient une histoire ancienne, s’amusaient au
    son du cake-walk et de la polka, recommençaient sans cesse la même fête, levaient le rideau rouge sur la première du
    Boléro ! Elle n’était coupable de rien, songeait Ethel. Il y avait une sorte d’innocence en elle, un appétit de vivre qui l’absolvait de ses excentricités et de ses erreurs passées. »

     

    Le Clézio, Ritournelle de la faim 

    Serov, Portrait d'Ida Rubenstein - sur Wikimedia Commons.jpg
    Serov, Portrait d'Ida Rubinstein

  • Ethel par Le Clézio

    J.M.G. Le Clézio, né à Nice en 1940, a reçu le prix Nobel de littérature en 2008, l’année où paraît Ritournelle de la faim, un roman inspiré par l’histoire de sa mère. L’auteur ouvre le récit sur sa propre expérience de la faim, associée aux goûts nouveaux découverts à la fin de la guerre, quand les Américains lancent à la volée chewing-gum, chocolat, pain blanc surtout, « à la mie aussi blanche que le papier » sur lequel il écrit – « Et à l’écrire, je sens l’eau à ma bouche, comme si le temps n’était pas passé et que j’étais directement relié à ma petite enfance. » 

    Pavillon de l'Inde française à l'exposition coloniale de 1931 sur Wikimedia Commons.jpg

     

    L’histoire d’Ethel se raconte en trois temps : La maison mauve, La chute, Le silence. Ethel a dix ans lorsqu’elle visite avec son grand-oncle l’Exposition coloniale. Celui-ci est pressé de lui montrer le pavillon de l’Inde française, une maison « très simple, en bois clair, entourée d’une véranda à colonnes. » Au centre, un patio, avec un bassin circulaire. Monsieur Soliman l’a achetée pour l’installer sur son terrain planté d’arbres exotiques. Ethel, émerveillée par la couleur « légère, irréelle comme une fumée, couleur d’hortensia, couleur de crépuscule au-dessus de la mer » diffusée par des barres électriques dans des niches de bois, la baptise « la Maison mauve », sans savoir encore que son grand-oncle la lui destine.

     

    L’oncle Soliman tombe malade. Avec sa nouvelle amie Xénia dont elle a fait la connaissance à la rentrée des classes – Ethel admire ses yeux bleu pâle, son regard lointain (sa mère a fui la Russie après la Révolution) –, elle se rend au terrain de la rue de l’Armorique pour lui montrer les planches de la maison protégées sous une bâche, un peu mal à l’aise en devinant la pauvreté des Chavirov (la mère de Xénia, comtesse, travaille dans un atelier de couture). Ethel décide d’apprendre le russe, Xénia se moque d’elle et clame son désir de faire table rase du passé pour « changer de vie ».

     

    Le Clézio interrompt à plusieurs reprises la narration pour nous faire entendre les « conversations de salon » chez les parents d’Ethel, Alexandre et Justine Brun, qui reçoivent tous les dimanches. Les souvenirs de l’Ile Maurice font résonner des noms de lieux qui excluent les non-Mauriciens. Quand Ethel demande à Monsieur Soliman pourquoi il a quitté son île, celui-ci répond : « Petit pays, petites gens ». Parmi les invités de son père, elle fuit un financier aux mains frôleuses pour se réfugier auprès de Laurent Feld, un Anglais qu’elle aime comme un grand frère. Alexandre Brun aime partager ses marottes : le Grand Soir des anarchistes, les avions, les dirigeables. On parle beaucoup aussi de l’actualité, de la Révolution russe, du prix de la vie, d’Hitler. Les « instants musicaux » font partie du rituel dominical : Ethel au piano, son père à la flûte ou au chant. Parfois on écoute la belle Maude (la maîtresse de son père,
    devine Ethel).

     

    La mort de Monsieur Soliman en 1934 coupe court aux rêves. Son père l’emmène chez le notaire, elle ne comprend pas immédiatement qu’il s’approprie tout l’héritage, ce dont son grand-oncle avait voulu la préserver, connaissant ses imprudentes foucades. C’est le début de « La Chute ». Ethel en prendra conscience trop tard, le jour où Xénia lui parle avec un certain mépris du chantier de la rue de l’Armorique, où l’on a creusé un énorme trou pour bâtir un immeuble de rapport. Feignant d’être au courant, Ethel s’informe alors de tous les aspects de la construction, voit l’architecte, vérifie les comptes. « Il fallait quitter l’enfance, devenir adulte. Commencer à vivre. » Les projets fumeux d’Alexandre sont en train de les ruiner. Ethel conclut un arrangement avec le notaire pour vendre tout ce qui peut l’être, régler les dettes, sauvegarder l’appartement parisien.

     

    Puis la guerre éclate. En 1942, les Brun se réfugient à Nice et y découvrent le dénuement. « On mourait petit à petit, de ne pas manger, de ne pas respirer, de ne pas être libre, de ne pas rêver. » Même la mer, qu’Ethel aime tant, devient « juste un trait bleu dans le lointain, entre les palmes, par-dessus les toits rouges ». Dans le sous-sol de la Villa Sivodnia, Ethel retrouve Maude vieillie, affamée, mais tenant le coup par la force de son imaginaire, même si elle doit ramasser les restes du marché ou chanter de cour en cour pour se nourrir. A ses parents, elle n’a plus grand-chose à dire : Alexandre, malade, ne quitte plus son fauteuil, Justine ne songe qu’à lui. Ethel renonce aux questions qu’elle pensait leur poser un jour sur leur passé, découvre qu’elle ne les aime pas, mais qu’elle a pour eux une « faiblesse ».
    A la fin de la guerre revient Laurent Feld, qui n’a cessé de lui écrire des lettres et des poèmes. Dans Paris qui renaît, Ethel va découvrir sa guerre à lui et entrer dans une autre vie.

    Roman un peu disparate, Ritournelle de la faim ne tient pas toujours la note. Tableau d’une société en perdition, d’une époque, d’une famille, c’est quand il explore les sentiments d’Ethel qu’il prend le plus de force, bien que les attaches profondes de la jeune fille, comme ses rêves, semblent parfois muselées. Peut-être, après tout, par la colère.

  • Ames sensibles

    « Cependant, je songe soudain que c’est sans doute en cela que réside, au-delà de toute emphase, la vocation profonde et limitée de la littérature : constituer
    au fil du temps une société idéale d’
    âmes sensibles (selon l’expression de Stendhal), lesquelles, jusqu’au cœur des plus éprouvantes circonstances et des pires tribulations – réelles ou imaginaires -, prennent le temps de consigner sur des carnets leurs émois, leurs observations et leurs pensées, afin de les communiquer à d’autres – fraternelles et compréhensives dans les lointains
    de l’espace et du temps – au sein de ce monde perpétuellement ravagé par l’activisme renaissant des médiocres et des brutaux. »

    Denis Grozdanovitch, Petite confrérie d’âmes sensibles in Petit traité de désinvolture

    Wouters Rik, Femme écrivant.jpg