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  • Drôle de zèbre

    Si vous aimez les couleurs et leur symbolique, des livres de l’historien Michel Pastoureau sont déjà à portée de main dans votre bibliothèque, comme Bleu – Histoire d’une couleur (2000) ou Les couleurs de notre temps (2003).
    Après Noir (2008), pas encore découvert, j’espère qu'un Rouge verra bientôt le jour. Des ouvrages passionnants, très bien illustrés de surcroît.

     

    Dans Rayures – Une histoire des rayures et des tissus rayés (1991 & 1995), Pastoureau s’intéresse à l’ordre et au désordre de la rayure dans les vêtements et le textile. Le tissu rayé que la mode contemporaine remet régulièrement à l’honneur – « Cet été, osez le chic des rayures » – a longtemps marqué l’exclusion ou la réprobation. Ainsi le zèbre, que sa robe a fait classer d’abord dans le bestiaire de Satan, ne doit sa réhabilitation qu’à Buffon, bien que son nom continue à désigner les drôles de types, voire les vilains cocos. 

    Bazille, La Toilette (1869).jpg

     

    Du Moyen Age à la Renaissance, la rayure scandalise. Lorsque Saint Louis ramène à Paris, en 1254, des frères de l’ordre du Mont-Carmel en Palestine, qui portent un manteau rayé, ceux-ci s’attirent les moqueries et le surnom injurieux de frères « barrés ». On les dit cupides, hypocrites, félons ; on leur reproche de trop fréquenter les béguines. Le pape finit par leur imposer un manteau uni en 1287.

     

    Même la représentation des figures bibliques participe de cette codification. Si Caïn, Dalila, Saül, Salomé, Caïphe, Judas portent les rayures des traîtres, le roi David porte un vêtement rayé dû à son statut ambivalent d’oriental et de musicien – « Musique, couleurs et rayures ont toujours partie liée. » Saint Joseph, personnage longtemps dévalorisé, est reconnaissable aux rayures de ses chausses, moins dégradantes que sur la robe entière, à cause de son statut ambigu.

     

    Pastoureau distingue trois structures des surfaces : l’uni, le semé et le rayé. Sorte d’uni densifié, le semé est valorisé – les rois de France portent un blason « d’azur semé de fleurs de lis d’or » – contrairement au tacheté. Au royaume des animaux, le tigre, le léopard, la truite, la pie, le serpent, la guêpe sont du côté du diable. Seul le cheval blanc à la robe unie convient au héros médiéval. Tout ce qui n’est pas « plain » relève de la transgression ou connote l’infériorité.

     

    Les rayures fréquentes dans les armoiries obéissent à un code différent et très complexe. Pastoureau, spécialiste de l’héraldique, détaille joliment le vocabulaire du blason : fascé, burelé, fascé-ployé, fascé-ondé, fascé-crénelé, fascé-dentelé, fascé-vivré, selon le nombre et la forme des raies. Dans ce chapitre, une belle miniature du Traité de fauconnerie de l’empereur Frédéric II (vers 1280) illustre la façon de représenter l’eau au Moyen Age, par des ondulations d’un vert peu saturé ;  le nageur, au corps immergé forcément rayé par l’onde, est à la fois dissimulé et mis en valeur.

     

    Du XVIe au XIXe siècle, l’usage plus large du textile pour le décor, l’ameublement, fait éclore la « bonne » rayure, le plus souvent « domestique ». Les serviteurs portent des vêtements rayés, les esclaves maures, les noirs aussi. D’où le gilet rayé du maître d’hôtel. La Révolution américaine fait souffler sur les tissus un vent de liberté et d’idées nouvelles : les rayures fines, verticales et claires sont désormais élégantes. La Révolution française lance la cocarde tricolore, le bonnet, le drapeau à trois bandes. Sans doute la mécanisation dans la fabrication des étoffes joue-t-elle aussi un rôle.

     

    Mais deux systèmes de valeurs coexistent : rayures infamantes du prisonnier ou du bagnard, rayures protectrices du pyjama qui éloignent le Malin. Aux XIXe et XXe siècles, tout le domaine de l’hygiène met à l’honneur le rayé. On ne portait auparavant que des sous-vêtements blancs ou écrus, on ne dormait que dans des draps blancs ou non teints. Le passage à la couleur se fait par le relais du pastel, « une couleur qui n’ose pas dire son nom » (Baudrillard), et de la rayure : celle-ci égaie le blanc et purifie la couleur. On la retrouve partout, dans la cuisine ou la salle de bain, sur les matelas, la vaisselle, le dentifrice.

     

    Pour le vêtement, les codes sont très élaborés : la chemise finement rayée d’un ton pâle, de bon goût, s’oppose aux rayures larges et voyantes, considérées comme vulgaires.  De même le tissu rayé se porte plutôt au masculin et le semé plutôt au féminin. Pastoureau s’intéresse à tout, de l’attirance très ancienne des peintres pour les rayures qui attirent l’œil jusqu’au pull marin de Picasso et aux bandes régulières de Buren. Et aussi aux tricots bleus et blancs des matelots, aux costumes de bain, et puis, bien sûr, à la tenue rayée – dynamique – du sportif, « l’histrion des temps modernes ».

     

    La rayure n’existe pas dans la nature, elle est une marque culturelle. Visuellement, elle pose problème par son ambivalence : elle se voit mais gêne aussi. « Trop de rayures, conclut Pastoureau, finit par rendre fou. »

     

    Illustration: Frédéric Bazille, "La Toilette" (1869)

    Pour un commentaire sonore, passer par

    http://museefabre.montpellier-agglo.com/index.php/etudier/recherche_d_oeuvres

  • Vert étrange

    « Les matins d’automne, la vallée se couvre de fleurs vert foncé, minuscules comme des gouttes de rosée. Ce sont sans doute les plus éphémères des fleurs. Elles ne vivent que quelques heures. Vers sept heures ou sept heures et demie, le soleil d’automne sèche les herbes, les boutons commencent à s’ouvrir. Vers huit heures, les fleurs s’épanouissent, elles vivent quelques instants la plénitude de leur extraordinaire beauté. Elles fleurissent en grappes, dansent comme des milliers et des milliers de gouttelettes vertes sur les feuillages épais, d’une blancheur de marbre, illuminés par des reflets d’argent velouté. Vers dix heures ou dix heures et demie, les pétales graciles se fanent, se fripent, s’enroulent. A midi juste, les cinq pétales froissés, ratatinés, se tassent en un point noir. Aucun peintre n’a encore réussi à rendre le vert étrange de cette fleur, aucun poète n’a encore su décrire sa beauté chimérique. »

    Duong Thu Huong, Terre des oublis (traduit du vietnamien par Phan Huy Duong)

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  • Miên et ses maris

    Première incursion dans la littérature vietnamienne avec Terre des oublis, de Duong Thu Huong (2005). Sa défense de la démocratie lui a valu d’être exclue du parti communiste en 1990 et de vivre en résidence surveillée à Hanoi, interdite de publication. Elle envoie alors ses manuscrits à Paris, où elle vit depuis 2006. Le roman s’ouvre, comme la plupart des chapitres, sur une évocation très sensible du paysage : « Une pluie étrange s’abat sur la terre en plein mois de juin. D’un seul élan, l’eau se déverse à torrents du ciel, la vapeur s’élève des rochers grillés par le soleil. L’eau glacée et la vapeur se mêlent en un brouillard poussiéreux, aveuglant. » 

     

    Miên, partie à la récolte du miel avec d’autres femmes, s’est abritée dans une grotte. Quelque chose l’oppresse depuis le matin, elle est inquiète pour son fils que garde la tante Huyên et pour son mari, Hoan, parti en bateau pour ses affaires. Vu le temps, la journée est perdue, de toute manière. Au Hameau de la Montagne, devant sa maison sur la colline, entourée d’orangers et de pamplemoussiers, un attroupement inhabituel : un homme l’appelle, de l’intérieur, dont elle ne reconnaît pas la voix. C’est celle de Bôn, son premier mari, qu’elle n’a plus vu depuis quatorze ans, déclaré mort à la guerre. Deux ans après l’avis de décès, Miên a épousé Hoan, un riche propriétaire terrien, dont elle a eu un enfant, le petit Hanh.

     

    « En ce temps-là, les jeunes soldats se mariaient précipitamment, juste avant de partir au front. Ils consumaient hâtivement leurs amours comme les éphémères se jettent en tournoyant dans les flammes. » Bôn mesure, à voir le luxe dans lequel vit Miên, la différence entre sa bicoque et cette vaste demeure au milieu d’une plantation. Les villageois, toujours curieux de ce qui se passe chez les autres et
    envieux de la réussite d’autrui, se rangent d’emblée du côté de Bôn, qui a souffert pour son pays. Miên avait dix-sept ans quand ils se sont mariés, elle sait où est son devoir, impossible de s'y dérober, mais demande une semaine à Bôn, le temps de revoir Hoan qui va bientôt rentrer.

     

    De jeunes volontaires communistes aident le soldat à retaper sa maison. Bôn a honte de sa sœur avec qui il cohabite, d’une sexualité débridée depuis l’adolescence, deux fois veuve, et qui élève ses enfants dans la crasse. Pour plus d’intimité, il fait construire une cloison de briques pour mieux séparer sa chambre. Sur la route qui le ramène
    chez lui, Hoan, prévenu dès son arrivée au port, pense à ses parents, un instituteur et une commerçante qui l’ont forgé selon leurs valeurs : « intelligent, travailleur, bon, généreux, parfois naïf face à la vie ». Tombé très jeune dans le piège d’un mariage d’intérêt – la gérante d’une boutique l’avait attiré chez elle pour le faire boire et céder aux avances de sa fille enceinte à la recherche d’un mari –, il avait dénoncé leur union truquée dès le jour des noces et divorcé après neuf ans de vie séparée. Puis il avait rencontré Miên, son bonheur. Et voici que la fatalité les sépare. Miên essaie chacune des chemises de soie qu’il lui a rapportées, mais décide de ne rien emporter, à part des vêtements sombres. Pendant leurs derniers jours ensemble, aucune visite. « Et tout le monde traite le jeune couple comme des condamnés à mort attendant l’exécution. » Miên laisse tout ce qu’elle possède de précieux pour leur fils. Hoan l’assure que la maison sera toujours à elle et la force à accepter de l’argent. Mais elle refuse d’emporter les clés.

     

    Chez Bôn, Miên remet de l’ordre, traque la saleté et envoie Bôn chez tante Huyên pour lui demander quelques bols et de la vaisselle correcte. Tandis qu’elle découvre le jardin en friche où plus rien ne pousse, Bôn attend impatiemment la nuit, obsédé par son désir. Quand il se jette sur elle, Miên reste froide comme une statue – « La beauté éblouissante de Miên sera comme un gouffre sans fond où il s’engloutira sans espoir de retour » – et le voilà impuissant, pour la première fois de sa vie, nuit après nuit. Son ami Xa le Borgne devine la situation et prévient Bôn : sa femme ne pourra pas vivre avec lui jusqu’à sa mort uniquement par devoir. Il lui conseille de se faire soigner la bouche – il empeste –, d’aller travailler à la plantation d’Etat, à cent kilomètres de là, et d’y refaire sa vie avec une femme revenue de la guerre. Mais Bôn s’entête. Seul l’argent de Miên leur permet de vivre décemment. Hoan, lui, est retourné en ville dans la maison de son père, que sa sœur avait divisée en deux. Il est doué pour les affaires et fait prospérer le commerce familial. Une fois par semaine, il
    se rend au Hameau de la Montagne pour voir son fils.

     

    Duong Thu Huong éclaire régulièrement le récit des malheurs de Miên et de ses deux maris par le monologue intérieur des trois protagonistes, en italiques. On comprend vite que leur situation est invivable. Liés par un amour invincible, Miên, soumise à l’opinion publique, et Hoan, respectueux du choix de Miên, attendent que Bôn en prenne lui-même conscience. Lui, malgré sa santé chancelante, ne veut pas abandonner son rêve de vivre comme avant. Il prend des remèdes pour la virilité, s’obstine à vouloir mettre sa femme enceinte pour se la lier définitivement. Le temps fera son œuvre, lentement, cruellement, jusqu’à délier un peu les peurs qui les étouffent.

     

    Terre des oublis montre leur vie au présent, saison après saison, et plonge aussi dans les souvenirs de chacun. Les scènes de guerre qui hantent Bôn sont terrifiantes. La romancière les décrit crûment, comme elle le fait pour la violence sexuelle, en
    contraste avec le lyrisme des moments de tendresse ou de fusion avec la nature, dans un style alliant force et finesse. Il vaut le voyage, ce parcours au cœur des souffrances d’un peuple et de ce trio aux prises avec la fatalité, amplifiée par les préjugés.

  • Le fou

    « Pauvre naïf ! Où avait-il la tête ? Aurait-il perdu de vue qu’à la cour du royaume des salauds, l’esquiveur n’y était que le fou ? »

    In Koli Jean Bofane, Mathématiques congolaises

    Bofane, Mathématiques congolaises (détail de la couverture).jpg

    Ó Cheri Samba, Le Commun des politiciens
    (détail, couverture de Mathématiques Congolaises, Actes Sud)

  • Célio Mathématik

    Parmi la bande qui fréquente le « ligablo » de Vieux Isemanga, un étal de marchandises sur un trottoir de Kinshasa, le jeune Célio Matemona, un orphelin, le héros de Mathématiques congolaises (2008), un roman signé In Koli Jean Bofane, doit à sa passion des nombres le surnom de Célio Mathématik et pas mal de moqueries. « Les nombres étaient son univers, les conjectures étaient son monde et cela allait bien au-delà de ce que tous pouvaient appréhender. »

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    Ami de Baestro, le fils de Mère Bokeke, et de Gaucher, son neveu, Célio ne les voit pas partir d’un bon œil quand un militaire en civil, l’adjudant Bamba, vient leur demander de participer comme figurants à un meeting politique, contre rétribution, le double de la dernière fois. Hésitants, mais tenaillés par la Faim qui rôde quand on n’a pas le sou, ils montent dans un camion qui cueille des gens un peu partout, cent cinquante environ. Après avoir fait descendre les femmes au carrefour de Matonge,
    on débarque les hommes en face de la villa de Makanda, le chef d’un parti d’opposition, le Parti de la Nouvelle Démocratie. Là, les garçons se prêtent comme les autres aux chants pacifiques et aux slogans. Mais soudain il y a des tirs, c’est la débandade. Baestro est blessé au flanc d’un coup de baïonnette. Emmené à l’hôpital, il doit s’y cacher dans une armoire avec Gaucher pour échapper aux hommes du
    PND qui les poursuivent.
    Baestro meurt. Quant à Makanda, ce massacre de Limete le satisfait plutôt, il donne plus de visibilité à son parti – en réalité, de faux opposants financés par le gouvernement pour créer un semblant de démocratie.

    Célio, qui passe ses nuits au « Maquis », un hangar désaffecté divisé en chambrettes, passe pour « l’intellectuel du coin » et sert plus ou moins d’écrivain public. Par manque de moyens, il n’est pas allé au-delà de la première candidature, mais a poursuivi ses études clandestinement et a nourri sa légende. « Il était comme des millions de Kinois persuadés que l’avenir leur appartenait. » Mais la Faim tenaille le peuple, qui se contente pour survivre d’un repas pris le soir, souvent un jour sur deux. Jusqu’à présent, Célio se contente de démarcher pour sa petite ONG personnelle au service de la Congrégation du Père Lolos, qui l’avait pris sous son aile à l’orphelinat. Quand le Directeur Général de l’Information, Tshilombo, se rend personnellement chez Mère Bokeke pour la consoler de la perte de son fils avec la promesse de funérailles nationales et de l’argent, tout en lui demandant de ne pas répondre aux journalistes qui l’interrogeraient et en se renseignant sur celui qui accompagnait Baestro au meeting, il remarque ce jeune homme d’allure différente qui n’hésite pas à citer en sa présence Le Prince de Machiavel.

    L’adjudant Bamba est chargé par Tshilombo d’éliminer le témoin gênant, qu’il enlève après une filature bien menée. La cinquantaine, l’homme de tous les combats est pourtant mal à l’aise à l’idée de tuer ce gamin et décide de lui laisser la vie sauve à condition qu’il disparaisse. Terrorisé, Gaucher a compris qu’il ne rentrera plus chez lui et s’en va chez un oncle en périphérie, il y reprendra son vrai nom, Donatien, modernisé en Dona. Quant à Célio, Tshilombo le remarque à nouveau un jour sur la terrasse de l’Hôtel Continental, où il l’entend discourir intelligemment en compagnie d’un juriste. Il décide de l’engager dans ses services.

    C’est ainsi que Célio Mathematik entre au service de l’information. En costume italien et chaussures neuves, il récolte un franc succès chez le Vieux Isemanga où il offre la tournée générale. Il n’est plus un de ces millions de piétons qui marchent vers le centre de la ville, « cette reine insatiable et cruelle qui se nourrissait chaque jour de leurs rêves et de leurs espoirs ». Décidé à saisir cette « opportunité », il fait de son mieux et  suggère à Tshilombo de lancer une rumeur qui éclabousse toute l’opposition et rende du crédit à la présidence. A la Radio Télévision Nationale, il devient l’interlocuteur privilégié de la superbe Nana Bakkali, directrice de la publicité. Son plan réussit : le voilà nommé « conseiller principal » de Tshilombo, avec
    appartement de fonction, voiture et gardes du corps.

    Bofane met en scène dans Mathématiques congolaises les errements politiques d’un pays aux prises avec la violence, la corruption, la propagande. La vie quotidienne des habitants de Kinshasa y est montrée avec réalisme, des mille et un trucs pour faire bouillir la marmite aux mille et une nuances de la palabre africaine. Sorcellerie, comédies conjugales, colère latente et manipulation de l’opinion, art de la sape, tout cela prend forme autour de trois personnages marquants : Bamba, l’adjudant fatigué de la vie qu’il mène, Tshilombo ou l’ivresse du pouvoir, Célio à la croisée des chemins. En suivant la trajectoire intéressante mais risquée de celui que certains considèrent comme un « esquiveur » (comédien, plus ou moins opportuniste), nous arriverons à la veille d'élections libres en République démocratique du Congo. Si le héros puise ses idées dans l’Abrégé de mathématique à l’usage du second cycle de Kabeya Mutombo, il n’oublie pas l’avertissement du Père Lolos : « Ne crois pas que tu ressortiras intact de cette expérience, Célio. »