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  • Zuckerman & frère

    On retrouve Nathan Zuckerman, le double de fiction de Philip Roth (1933-2018), dans son roman La Contrevie (1986, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, 2004). « Fabriquer de la fausse biographie, de la fausse histoire, confectionner une existence à demi imaginaire à partir de la vraie pièce de théâtre qu’est ma vie, c’est ma vie. Il faut bien qu’il y ait un certain plaisir à faire ce métier, et c’est là-dedans qu’il se trouve. Aller déguisé. Jouer un personnage. Se faire passer pour ce que l’on n’est pas. » (L’art de la fiction) Le lecteur aussi y prend plaisir, tant il lui en fait voir de toutes les couleurs (à Zuckerman & au lecteur).

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    D’abord il s’agit d’Henry, le frère de Nathan, un dentiste, qui souffre d’un problème cardiaque. Le traitement lui permet de vivre normalement, excepté les troubles de l’érection qui ne lui permettent plus de rapports satisfaisants ni avec Carol, sa femme, ni avec son assistante. Le médecin déconseille l’opération, risquée, mais Henry ne supporte pas, à trente-neuf ans, de vivre sans sexe.

    Sans transition, voici Zuckerman dans le New Jersey, avouant à sa belle-sœur qu’il n’est pas arrivé à composer d’éloge funèbre. Il a passé la nuit à écrire non le discours attendu mais ce que lui a raconté Henry : d’abord sa liaison avec Maria, une patiente qu’il aimait vraiment, puis avec son assistante. Nathan l’avait enguirlandé d’envisager l’opération : Henry et Carol ont trois enfants. Devant le cercueil, il se rappelle « le gosse de dix ans, en pyjama de flanelle », qui était sorti une nuit et avait marché pieds nus jusqu’au carrefour, où heureusement un ami de la famille avait aperçu le « petit somnambule ».

    Zuckerman est surpris, lorsque Carol prend la parole à la cérémonie, de l’entendre dire, pour que tout le monde le sache et peut-être pour atténuer « la violence de ce coup terrible », qu’Henry aurait très bien pu vivre sans se faire opérer, mais qu’il n’avait pas accepté le traitement qui « l’avait radicalement affecté dans sa virilité » : il voulait « retrouver la plénitude et la richesse » de leur relation de couple. » Il en était mort.

    La veille au soir, Nathan avait relu ses notes sur son frère. Carol ne se doute pas des confidences que son mari lui avait faites sur Maria, sa patiente devenue comme « son autre épouse », finalement rentrée dans sa famille à Bâle, puis sur Wendy, une « jeune blonde menue » de vingt-deux ans, devenue son assistante et sa maîtresse – elle avait insisté sur l’importance de la bouche à Henry dès son entretien d’embauche...

    Au chapitre 2, « La Judée », Zuckerman arrive en Israël où il n’est venu qu’une fois, en 1960, pour un débat sur « le Juif dans la littérature ». Dix-huit ans plus tard, il prend contact à son arrivée avec Shuki, qui avait été l’attaché de presse de Ben Gourion et le lui avait fait rencontrer. Nathan se souvient surtout du père de Shuki, alors encore ouvrier soudeur à Haïfa, stupéfait qu’il ne veuille pas rester en Israël, et de leur discussion passionnée.

    On est surpris de lire ensuite que, huit mois après un pontage réussi, Henry Zuckerman avait encore « des crises de désespoir terrible », une dépression en lien avec l’opération – le médecin les avait mis en garde, Carol et lui. Parti faire de la plongée avec des amis à Eilat, sur la côte, des vacances « thérapeutiques », Henry était resté en Israël au lieu de continuer jusqu’en Crête avec eux. A Jérusalem, « il avait connu l’expérience qui avait changé sa vie. » Cinq mois plus tard, « il n’était toujours pas rentré. »

    Nathan ne vit plus à New York mais à Londres, marié à une Anglaise, Maria, divorcée de son ex-mari trop indifférent à leur petite Phoebe, dès sa naissance. Inquiet du sentiment anti-israélien des amis anglais de Maria, Nathan s’est laissé rassurer par sa réaction – « C’est des conneries » – et par sa virulence à les contredire. Il est en Israël pour découvrir ce que fait son frère dans une colonie à Agor, dans les montagnes de Judée, où il a suivi Mordecai Lippman, son « héros » sioniste (que Shuki considère comme un abruti quasi fasciste).

    Les impressions de Zuckerman au Mur des Lamentations ne manquent pas d’intérêt. Il y rencontre un jeune Américain qui se dit « son plus fervent admirateur ». Quant à Henry, désormais Hanoch, il le retrouve à l’école hébraïque de la colonie d’Agor. On interroge le frère écrivain sur ses impressions, sur le sionisme ; il répond à tous sans détours, discute avec Lippman, dit son désaccord total avec le choix de la force pour contrer les pierres jetées aux Juifs par les Arabes. Henry ne comprend pas que son frère aîné doute de son bonheur d’être là, avec des gens qui « font l’Histoire ».

    On découvre ensuite le rocambolesque retour en avion de Nathan Zuckerman, sans son frère convaincu de construire là-bas « une contre-vie ». Comment la maladie du cœur le touche à son tour et le met devant le même choix entre impuissance ou opération. Comment on découvre le vrai et le faux de tout ce qui nous a été raconté précédemment. Mais ne « divulgâchons » pas.

    Les vives discussions au sujet des Juifs et d’Israël dans La Contrevie n’encouragent pas à l’optimisme. Elles sont d’autant plus percutantes à lire en cette année « d’horreur au Proche-Orient » (voir l’analyse de Mona Chollet sur son blog). L’auteur donne la parole à toutes les parties et son héros exprime un point de vue radicalement critique. Philip Roth fait preuve encore une fois dans ce roman tragi-comique d’une verve phénoménale. Comme l’écrit Michel Braudeau dans Le Monde, « L’écrivain se porte à lui-même la contradiction. Un cabinet de magie digne de Nabokov. »

  • Petite dame nue

    Bruxelles, La Cambre, 1947

    alechinsky,pinceau voyageur,exposition,villa empain,bruxelles,peinture,art,écriture,gravure,calligraphie,orient,peintre belge,culture« Séance de modèle vivant. Il y avait une petite dame nue que nous devions dessiner. J’aimais bien travailler à l’encre de Chine avec un pinceau. Le professeur : « Ici, pas de pinceau, mais un crayon bien taillé. Une seule ligne sans lever la mine du papier. » J’acceptai d’obéir. Il m’en a fallu du temps, pour retrouver ce qu’il venait de me faire perdre. »

    Pierre Alechinsky

    © Pierre Alechinsky, A La Cambre, 1946,
    encre sur papier, collection privée 

    2024

    alechinsky,pinceau voyageur,exposition,villa empain,bruxelles,peinture,art,écriture,gravure,calligraphie,orient,peintre belge,culture« J’étends le papier au sol et il m’attend. Les couleurs emplissent nombre de bols identiques. J’en connais le poids. Ma main droite les tient à tour de rôle. Chez moi, c’est la gauche, ma meilleure main, qui tient le pinceau.
    – Quel pinceau ?
    – Un pinceau japonais. Neuf centimètres de poils de chèvre montés sur dix-neuf centimètres de bambou premier choix. Ainsi passons-nous, pinceau et moi, indifféremment du dessin à la peinture et de la lithographie à l’eau-forte. »

    Pierre Alechinsky

    © Pierre Alechinsky, Matériel minimum, 1988,
    encre sur papier du XIXe siècle, collection privée

    Alechinsky, pinceau voyageur, Villa Empain, Bruxelles > 16.03.2025

  • Pinceau voyageur

    Alechinsky, pinceau voyageur, à la Villa Empain, rassemble une centaine d’œuvres, de 1947 à 2024. Les peintures exposées datent d’avant, pendant et après Cobra, jusqu’à aujourd’hui. Je suis toujours heureuse de retrouver cet artiste belge peintre et graveur qui vient de fêter ses 97 ans ; il arrive chaque fois à me surprendre – ses œuvres ne permettent pas de tout saisir d’un seul regard, il faut prendre le temps de les regarder, laisser l’œil s’y promener.

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    © Pierre Alechinsky, Vocabulaire, 1986, 
    Acrylique et estampage sur papier marouflé sur 8 toiles (Photo Silvia Cappellari)

    Surprise de trouver cette fois le grand hall vide – excepté, au bout, sous la verrière, l’étonnant clavecin décoré par Pierre Alechinsky –, j’y ai remarqué de nouveaux éléments décoratifs : un grand vase sur une armoire étonnante, à droite, et à gauche de superbes luminaires de part et d’autre du café de la villa.

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    Attiré par l’Orient, Alechinsky se passionne pour la calligraphie au Japon en 1955.  A New York en 1965, influencé par le peintre Walasse Ting (d’origine chinoise), il passe de la peinture à l’huile vers l’acrylique sur papier posé à plat sur le sol, pour peindre penché en avant, « un pinceau dans la main gauche ; un bol de couleur ou d’encre dans la main droite » (Guide du visiteur). En 1988, en Chine, il réalise des estampages selon cette technique chinoise ancestrale.

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    © Pierre Alechinsky, Alvéoles, 1972, acrylique sur papier marouflé sur toile, collection privée
    (dimensions non indiquées sur les cartels)

    Au grand salon, face aux fenêtres, Alvéoles défie les visiteurs : drôles de têtes, drôles de bêtes, un volcan, un nu féminin et un éléphant vert, un serpent, des yeux partout – il y a de quoi inventer des histoires. Dans l’autre salon, l’immense et magnifique Vocabulaire en bleu et crème (ill. 1), huit grands panneaux de 280 x 80 cm réunis, offre case par case les motifs de l’univers du peintre. Je pensais les connaître (ils figurent dans le catalogue d’Ostende, 2000) et, incroyable, j’y vois pour la première fois un lecteur ! A moins que ce soit un dessinateur devant sa feuille ?

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    © Pierre Alechinsky, Vocabulaire, 1986, détail

    De 1980 à 2004, Alechinsky a travaillé avec le céramiste Hans Spinner à Grasse. « Rapidement, plaques de lave carrées ou circulaires accueillent dans la même fluidité que le papier, la pierre lithographique ou la plaque de gravure, volcans ou chutes d’eau, Gilles de Binche, ondulations des vagues ou astres en mouvement. » (Daniel Abadie in Guide du Visiteur) Dans l’escalier, des laves émaillées ont été accrochées sur les côtés. Deux belles laves rondes se font face sur les coursives à l’étage.

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    Vue de l'escalier : douze laves émaillées d'Alechinsky
    de part et d'autre de Lumière née de la lumière de Bang Hai Ja
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    © Pierre Alechinsky, Sauve qui peut, 2001,
    lave émaillée chez Hans Spinner, collection privée

    Dans la première chambre, ses débuts : une petite encre que je montrerai prochainement ; une grande encre sur toile, Mes pays ; en vitrine, une revue japonaise de calligraphie, une eau-forte, Les ombres sur la plage ; des œuvres des années 1950, quand il pratique comme pour Le feu « une forme de all-over « organique » semi-abstrait, où ce sont le plus souvent des composants qui se réfèrent à la nature qui occupent toute la surface de la toile » (Itzhak Goldberg, dans un article passionnant signalé par Colo).

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    © Pierre Alechinsky, Ink, 1988, eau-forte, collection privée

    Plutôt que les encres sur pages d’atlas (voir Palimpsestes, La Louvière, 2017) ou sur carte de navigation aérienne de la salle suivante, j’ai envie de vous montrer Ink, une eau-forte accrochée près de l’entrée de la salle de bain bleue. Sous les lunettes du peintre (en rouge), des volutes s’échappent de la bouteille d’encre et se déploient comme une plante (qui aurait des yeux), un pinceau est posé devant.

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    © Pierre Alechinsky, Les livres délivrent, 1991, grès modelé par Hans Spinner, collection privée

    Surprise dans la salle de bain : Alechinsky a répété en miroir Les livres délivrent sur un « livre » en grès modelé par Hans Spinner, posé sur un trépied. Dans le même esprit, sur des étagères, vingt-six plus petits « livres » plus ou moins ouverts, des porcelaines du même céramiste (1994 à 2006), portent des inscriptions et des dessins variés en noir & blanc, souvent ingénieux – « Il faut tenir les siens en liesse ». Des objets rarement montrés, à découvrir.

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    © Pierre Alechinsky, Le Goût du Gouffre, 1981-1982,
    acrylique sur papier marouflé sur toile avec bordure à l'encre de Chine, 153 x 240 cm, collection privée

    Ensuite des œuvres en rouge et noir (dont Lieu-dit aux lignes raides inhabituelles dans les marges) et d’autres couleurs, des estampages encore, des peintures à l’acrylique et à l’encre. Tantôt (depuis Central Park) l’espace central est en couleurs et les « remarques marginales » à l’encre, tantôt c’est l’inverse, comme Alechinsky l’a dit lui-même (voir la dernière illustration ici). Autour du sujet central en noir, bien plus tard, il osera la bordure en couleurs au lieu des habituels dessins cloisonnés.

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    Vitrine présentant Le bleu des fonds de Joyce Mansour
    illustré par Pierre Alechinsky

    Le travail d’Alechinsky comme illustrateur est aussi montré à l’exposition, il accompagne des auteurs comme Salah Stétié, Amos Kenan ou Joyce Mansour. Dans le boudoir où se termine le parcours sont exposées des estampes de 5 dans ton œil de Salah Stétié, poète et écrivain franco-libanais, visibles & lisibles en ligne.

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    © Pierre Alechinsky, Lame de fond, 2011, encre et acrylique marouflé sur toile, Galerie Lelong & Cie

    Juste avant l’exposition (jusqu’en mars 2025 à la Villa Empain), Roger Pierre Turine a rencontré Pierre Alechinsky dans son atelier de Bougival. Il écrit dans La Libre qu’« Alechinsky trouve ici sa place. Gaucher de naissance, il fut toujours fasciné par l'Orient et une écriture qui, articulée de droite à gauche, le galvanisa. » Et aussi : « Ce qui confère à l'accrochage sa valeur fondamentale : on y comprend la force plastique d'un travail toujours remis sur le métier. »

  • Ruine fantôme

    Goldman Di su nombre.jpg« Chaque jour est une ruine fantôme. Chaque jour est une ruine du jour qui aurait dû être. Chaque seconde qui passe, tout ce que je fais ou vois ou pense, tout est fait de cendres et de débris calcinés, les ruines de l’avenir. La vie que nous devions avoir ; l’enfant que nous devions avoir, les années que nous devions passer ensemble, c’était comme si cette vie avait déjà eu lieu des millénaires de cela, dans une ville secrète perdue dans la jungle, aujourd’hui en ruine, ensevelie sous la végétation, à la population éteinte, jamais découverte et dont l’histoire n’avait jamais été racontée par personne – une ville perdue au nom oublié que j’étais seul à me rappeler – Soobway. »

    Francisco Goldman, Dire son nom

    En couverture de l'édition espagnole, la photo qui figure à la fin du livre.

  • Dire son nom

    Sur la table de la bibliothèque, un beau titre : Dire son nom. De Francisco Goldman, dont je ne sais rien. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette de Saint-Aubin, le livre porte plusieurs citations en quatrième de couverture dont celle-ci : « L’écriture de ce livre est pleine de beauté. […] Et, Dieu soit loué, il en est ainsi, car seule la beauté pouvait sauver une histoire aussi triste. » Signé Richard Ford. Je l’emporte.

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    « Aura est morte le 25 juillet 2007. Je suis revenu au Mexique pour le premier anniversaire parce que je voulais être là où c’est arrivé, sur cette plage de la côte du Pacifique. Maintenant, pour la deuxième fois en un an, je suis retourné à Brooklyn sans elle. 
    Deux mois avant sa mort, le 24 avril, Aura avait eu trente ans. Nous étions mariés depuis deux ans moins trente-six jours. »

    Ces deux premiers paragraphes, factuels, situent immédiatement le sujet. Francisco Goldman, né en 1954, a presque trente ans de plus que sa femme. Il raconte leur trop courte histoire, celle d’un couple passionné de lecture et d’écriture, et surtout il fait peu à peu, à travers son deuil, le portrait d’une femme. (Aura Estrada adorait lire Un Portrait de femme d’Henry James).

    A la page suivante, l’auteur se donne quelques directions : « Aura / Aura et moi / Aura et sa mère / Sa mère et moi / Un triangle amour-haine, ou, je ne sais pas / Mi amor, est-ce que c’est pour de vrai ? / Où sont les axolotls ? » Chaque fois qu’Aura et sa mère se quittaient, celle-ci « esquissait le signe de croix sur elle » et priait la Vierge de Guadalupe de la protéger.

    Peu à peu, les séquences du texte sont plus longues. On apprend que l’axolotl est une espèce de salamandre à l’état larvaire, quasi disparue, qu’on trouvait dans les lacs autour de l’ancienne Mexico. « Aura adorait la nouvelle de Julio Cortázar dont le héros est tellement fasciné par les axolotls du Jardin des Plantes à Paris qu’il se transforme en axolotl. » Quand Aura et lui étaient allés à Paris ensemble pour la première fois, elle tenait absolument à les voir. En apprenant leur transfert dans un laboratoire universitaire, Aura avait fondu en larmes. Puis noté dans son carnet : Où sont les axolotls ?

    Aura avait quitté Mexico où elle vivait avec sa mère depuis l’âge de quatre ans pour faire un doctorat en littérature à Columbia, dotée de plusieurs bourses. Six semaines plus tard, elle s’était installée avec Francisco à Brooklyn. Ils ont vécu ensemble presque quatre ans. Lui est né à Boston en 1954 d’une mère guatémaltèque catholique et d’un père juif américain. (Wikipedia)

    Quand ils allaient ensemble à pied jusqu’au métro, elle lui parlait « de ses cours, des professeurs, des étudiants, ou d’une idée de nouvelle, de roman, ou de sa mère. » Dans leur chambre au plafond très haut de l’appartement de Brooklyn (l’étage de réception d’une « brownstone »), la robe de mariée d’Aura est suspendue à un cintre accroché en haut d’un immense miroir en bois doré. Elle y reste. Leur vie était à New York, mais aussi au Mexique, ils y allaient souvent.

    Au pied du miroir, sur une tablette, des affaires d’Aura composaient à présent un petit autel, « comme un autel mexicain folklorique », où il posait des fleurs, allumait des bougies. Quiéreme mucho, mi amor. Aime-moi beaucoup, mon amour, c’étaient une des dernières choses qu’elle lui avait dites après avoir été sortie de l’eau, s’efforçant de respirer. Cela suffisait-il à le disculper ? Avant de rencontrer Aura, Francisco s’était senti plus seul qu’il ne l’avait jamais été, mais après sa mort, ce fut pire. D’autant plus que sa belle-mère le juge coupable.

    « Ou est-ce que quatre années peuvent tant signifier qu’elles l’emporteront à jamais sur toutes les autres mises ensemble ? » Dire son nom est pris tout entier dans ce va-et-vient entre le temps de leur vie commune, le temps d’après, le temps d’avant – le passé d’Aura et sa vie de famille compliquée mais intense, alors que Francisco a quasi rompu avec la sienne. Entre deux cultures aussi.

    Le récit (non linéaire) rapporte ce qu’il fait, comment ils se sont rencontrés, comment ils vivaient ensemble, avec les meubles, les objets, les vêtements, le « Fauteuil du Voyage d’Aura » (un fauteuil pliant en plastique laissé sur le palier de l’escalier de secours où elle aimait fumer, s’asseoir), le couvre-lit multicolore coûteux qu’elle avait absolument voulu acheter… Et bien sûr, ses carnets, ses écrits, son ordinateur, les mots qu’elle lui disait en espagnol.

    Assombri par la mort accidentelle d’Aura, Dire son nom est un hommage à sa personnalité fantaisiste, lumineuse, même si la nervosité ou l’angoisse la rongeaient parfois. Raphaëlle Rérolle a fait un beau compte rendu de ce Prix Femina Etranger 2011 dans Le Monde (si vous voulez en savoir plus), un récit bâti comme un roman d’amour : « L’amour était nouveau pour  moi, croyez-le ou non. Comment avais-je pu dépasser la quarantaine sans avoir jamais appris ou découvert cela ? »