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  • L'attente de la bête

    Henry James, auteur de longs romans fameux, est aussi un maître du récit court : moins de cent pages pour La bête dans la jungle (roman traduit de l’anglais par Fabrice Hugot sous la belle couverture noire des éditions Critérion). Sur le passage du temps, c’est un des plus beaux textes que je connaisse et je le relis chaque fois avec la même émotion.

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    Un homme et une femme. La belle et la bête. Qu’y a-t-il de plus romanesque que la vie et ses mystères ? En visite au château de Weatherend, John Marcher est intrigué par une femme dont le visage le trouble légèrement. Il finit par reconnaître May Bartram à sa voix, dix ans après leur première rencontre en Italie – à Rome, dit-il – à Naples, corrige-t-elle. Il avait alors vingt-cinq ans et elle, vingt. « Aussi se regardaient-ils avec le sentiment d’une occasion manquée. »

    A présent, ils prolongent la conversation, grâce à elle dont les souvenirs sont bien plus précis que les siens. Marcher est étonné qu’elle se rappelle quelque chose qu’il lui a dit à cette époque et qu’il a oublié, mais que sa question ravive en un instant : « Cela vous est-il enfin arrivé ? » La seule personne à qui il ait confié un jour cette obsession intime l’y associe pour toujours, obsession qui l’a empêché de lier sa vie à celle d’une femme :

    « Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir. Il importait peu de savoir qui, de lui ou de la bête, mourrait mais il était clair qu’elle bondirait immanquablement […]. » May Bartram a conservé secret cet aveu, dont l’inquiétant mystère les lie depuis lors et devient le cœur de leur amitié. Ils conviennent de « rester aux aguets » ensemble. Fin du premier chapitre.

    La bête dans la jungle est l’histoire de leur affection – « le beau navire de leur amitié voguait toutes voiles au vent ». Que sa douce et bonne protectrice ait ainsi foi en lui, qu’elle lui offre sa compagnie, sa gaîté, son tact, qu’elle se montre pleine de compréhension pour cette attente dont il a fait sa ligne de conduite, lui est un grand bonheur, comme une raison de vivre.

    Ils vont donc attendre ensemble que survienne ce mystère, en parler, rarement. Cette attente partagée entre incertitude, pour lui, et à partir d’un certain moment, certitude, pour elle (tout en souhaitant qu’il découvre le sens de l’énigme par lui-même), est tissée du bonheur de leurs rencontres de plus en plus fréquentes et d’un rapprochement qui leur laisse espérer de vieillir heureux ensemble.

    Un héritage a permis à May Bartram d’acquérir un petit appartement à Londres où John Marcher lui rend visite. Leur histoire est celle d’un doux attachement mutuel qu’Henry James décrit avec la délicatesse qui le caractérise. Ce temps qui passe et qu’il laisse ainsi passer, Marcher finit par en prendre conscience, mène au questionnement sur le sens de sa propre vie. Après bien des années d’égocentrisme, il se rend compte de ce qu’il doit à cette femme aimable qui s’est fait avant lui une certaine idée de ce qu’est la bête tapie dans la jungle. A moins qu’il ne soit trop tard pour eux ?

    On n’est pas étonné que Marguerite Duras ait écrit une adaptation théâtrale de La bête dans la jungle. La difficulté d’aimer, la manière si différente qu’ont un homme et une femme de ressentir, les silences dans la conversation et ce que disent les gestes et les attitudes, l’entredeux qui relie la vie et la mort, toute cette matière est finement explorée par Henry James. « Ce sont les interactions entre les êtres, les courants qui les lient ou les opposent qui sont les véritables protagonistes de cette magistrale analyse des consciences par laquelle James se montre un des plus grands romanciers de tous les temps. » (Encyclopedia Universalis)

  • Lumières d'automne

    J’ai ramassé, cette après-midi-là, quelques éventails d’or sous les ginkgos bilobas qui se défeuillent au square voisin. Quand l’automne offre des couleurs chaudes si somptueuses, les amoureux des arbres suivent à regret jour après jour leur lent effeuillage.

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    Le ciel n’est pas en reste. Tous les matins, tous les soirs, ses variations captent le regard. Certaines lumières sont si furtives qu’on n’a pas le temps de saisir l’appareil photo : quelque chose a changé, la magie a fui.

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    De septembre à novembre, en voici quelques-unes, de ces lumières d’automne, de ces ciels ou de ces clartés qui me surprennent et me retiennent à la fenêtre.

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    Le soleil corail, à la fin de septembre, se couchait encore entre le dôme de la basilique où la croix lumineuse lui faisait écho, et le fin clocher de l’église plus proche. A présent que sa course s’est raccourcie, l’horizon l’avale bien avant.

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    Le festival d’octobre est chaque année le plus varié : un soir, voici son cirque en rouge et or ; un autre, un envol de brumes douces ; un dernier lever de paupière avant la nuit.

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    Que de fois je me dis que si l’on peignait le ciel avec un tel déploiement de couleurs, de telles balafres, il y aurait assurément quelqu’un pour y dénoncer un artifice de peintre !

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    Ce matin de novembre annonçait déjà la saison prochaine, avec sa lumière froide et forte qui posait sur l’horizon comme la blancheur d’une première neige.

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    Le temps d’appuyer sur le déclencheur, une fois, deux fois, elle s’était évanouie. Infinies variations du ciel, lumières divines.

  • Un prince fragile

    Prince d’orchestre, au lieu de chef d’orchestre, on verra pourquoi Metin Arditi a choisi ce titre pour son roman consacré à la musique et à la direction d’orchestre. Son héros, le bel Alexis Kandilis, va de triomphe en triomphe. Quelles que soient les situations, tout rentre dans l’ordre sous sa baguette et se termine par une ovation, dans les plus grandes villes du monde.

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    L'Orchestre de la Suisse romande au Victoria Hall de Genève

    Au printemps 1997, l’émotion du chef n’est plus la même qu’à ses débuts, il a appris à feindre. « Et comment aurait-il pu en être autrement ? Mêmes grandes salles. Mêmes solistes. Grand répertoire repris, répété, resservi. » Il joue donc aussi l’émotion, bien qu’il n’en puisse plus : « il y avait la gloire, l’argent, la facilité extrême. Alors il poursuivait. » Les chants des enfants morts de Mahler qui l’avaient bouleversé à vingt ans, le troublent encore, malgré lui.

    Saluant sur la scène du Victoria Hall, il reconnaît, tout près de ses proches, le visage de Lenny, un ancien élève de l’Institut Alderson (décor de Loin des bras) où sa mère l’avait mis en pension « sans crier gare, l’année de ses onze ans », et s’imagine aussitôt sa femme, Charlotte, cette « crétine », invitant Lenny à les accompagner au restaurant et lui parlant de la biographie en cours de préparation – « Il ne fallait pas qu’il parle. »

    Clio, sa mère, si fière de le voir au sommet depuis vingt ans, a admiré une fois de plus son frac, son élégance, sa beauté, mais elle a vu ce petit mouvement du pied qui signale une angoisse, elle s’interroge. Bien sûr, il aurait voulu être compositeur, il était doué pour cela, mais elle s’était opposée à ce métier difficile, mal payé, solitaire : « Alexis était fragile. Il avait besoin de gaieté. De lumière. » Contrarié, il pouvait basculer dans la colère. Quand il le voulait, « il pouvait charmer un cobra ! »

    Peu à peu, Metin Arditi présente l’entourage du maestro, les inimitiés, les tensions. « Lenny ne dirait rien. Alexis en était certain. Entre internes, personne n’avait jamais trahi. » L’atmosphère est donc agréable à table, seul le fils d’Alexis garde le silence. L’arrivée d’un célèbre homme d’affaires, Jeffrey Paternoster, attire l’attention : « un charme de vieux riche », observe Alexis, avant de reconnaître le jeune homme qui l’accompagne, Sacha, « le flûtiste russe de l’orchestre ». 

    Un autre projet excite fort Alexis : le « B16 », seize pièces de Beethoven à jouer avec l’Orchestre philharmonique de Berlin, un coffret de dix cédés dont il serait la vedette. Il n’est pas encore sûr d’être choisi, mais se juge bien meilleur que son rival, un chef russe qui en fait des tonnes. Ce serait une consécration.

    En attendant, il propose à Sacha, le flûtiste, de l’accompagner dans sa limousine entre Lausanne et Genève. Curieux de sa relation avec Jeffrey Paternoster, il découvre que leur intimité est aussi liée au poker : Sacha ne joue pas, mais l’homme d’affaires, son amant, beaucoup et très gros. Ni routine ni usure, le poker est un jeu d’émotions violentes. Alexis y a joué à l’internat et quand le Cercle des Trente lui ouvre la porte de ses luxueuses parties, il ne résiste pas à l’invitation.

    Prince d’orchestre fait partager les obsessions, les succès et les angoisses du chef d’orchestre. Sa brillante carrière est un défi permanent. Sa femme et sa mère doivent composer avec ses sautes d’humeur, son égocentrisme, ses peurs. Peu à peu des blessures d’enfance reviennent à la surface. Un chef doit tout contrôler, y compris soi-même, et surtout dans ses rapports avec l’orchestre : diriger, certes, mais sans blesser. Un faux pas lui coûterait très cher, les critiques ne passent rien à ceux qui se prétendent les meilleurs.

    Metin Arditi raconte comment celui qui se croyait à l’abri de tout va souffrir de se voir remis en question, jusqu’à mettre sa carrière en péril. Alexis Kandilis pourra-t-il se reprendre, voire se frayer une voie nouvelle ? Ecoutera-t-il les conseils d’hommes sages qui croisent son chemin ? Des femmes aimantes lui ouvrent les bras, mais leur amour ne lui suffit jamais.

    Prince d’orchestre (un bon conseil de Plumes d’Anges) est un roman haletant sur la musique, l’orgueil, le jeu, la solitude, la création. Metin Arditi, très actif dans le milieu musical genevois, emmène ses lecteurs vers les sommets de la réussite et dans les gouffres des failles secrètes. Peintre de la maîtrise, comme dans Le Turquetto, et connaisseur de l’âme, comme dans L’enfant qui mesurait le monde, le romancier s’interroge ici sur la violence destructrice de quelqu’un qui a tout et prend le risque de tout perdre.