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Rechercher : Le monde des hommes

  • Un monde meilleur

    Des amitiés, une époque, des doutes, des rêves, des débuts… Voilà ce que conte Jean-Luc Outers dans son dernier roman, De jour comme de nuit (2013). Trois personnages principaux, à la fin des années soixante : Hyppolite, inscrit en droit à l’université de Bruxelles « puisque le droit, lui avait-on dit, pouvait mener à tout. » César, qui a choisi Sciences-Po pour la même raison. Juliette, à trente kilomètres de là, inscrite en psychologie à Louvain (avant que les francophones, chassés par les flamands, ne déménagent à Louvain-la-Neuve). 

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    « Les études sont une suspension du temps entre l’enfance et l’âge adulte, un moment différé avant de plonger dans le bain définitif de la vie. » Outers situe d’abord ces trois jeunes en rupture dans leur famille. Les parents de Juliette s’inquiètent de sa vie loin d’eux et hors des sentiers battus – depuis que le jour de ses seize ans, elle a refusé net le collier de perles que lui offrait son père joaillier. Hippolyte déteste le conformisme de son père, un parlementaire. Les parents de César, fils unique, ont recomposé une famille, chacun de leur côté, après leur divorce.

    Lui, rebelle, en profite pour vivre à sa guise et se retrouve régulièrement au poste de police. Il disparaît tout un temps avant que ses parents ne reçoivent une carte du Chiapas (Mexique), où les Indiens se rebellent contre le gouvernement – leur fils, un apprenti-terroriste ? Juliette, tombée amoureuse de Marco, est si impatiente de « foutre le camp » qu’elle va jusqu’à l’accompagner pour un casse de la bijouterie paternelle, mais se ravise en dernière minute. Quant à Hippolyte, il souffre de dépression chronique et ne sort de sa léthargie que lorsque Zoé, une de ses soupirantes, s’impose. Ou quand, en octobre 1968, il écoute Jessie Owens aux J.O. dénoncer l’oppression des noirs au micro d’un reporter blanc.

    Juliette aménage une « maison de poupée » au Grand Béguinage de Louvain, et se sent vite chez elle dans la ville universitaire où tout est accessible à pied. Elle y tombe sous le charme de Rodrigo, un étudiant chilien. C’est à une manifestation contre Franco que nos trois étudiants font connaissance au commissariat, embarqués après le caillassage d’une banque espagnole à Bruxelles. César, connu de la police, y est retenu. Juliette et Hippolyte, qui vomissent toute forme d’injustice, se joignent au comité pour sa libération.

    Quand Juliette, enceinte de Rodrigo rentré au Chili pour aider la Révolution, se retrouve sans nouvelles de lui après le coup d’Etat, elle peut compter sur le soutien de César et Hippolyte. Tous deux prennent soin du bébé quand Marie vient au monde. Pour son mémoire sur le décrochage scolaire, Juliette rencontre une directrice d’école et assiste à un entretien décourageant à propos d’un garçon qui n’arrive pas encore à lire à onze ans, et dont plus aucun établissement ne veut, au désespoir de sa mère.

    L’été, ils partent tous les trois en 4L avec Marie pour Lisbonne. César l’imprévisible, enthousiasmé par la Révolution des œillets, finit par s’en aller de son côté. Quand ils se retrouvent à Bruxelles, après leurs études, Juliette les persuade de travailler avec elle à son projet : « créer une école pour adolescents dont les écoles ne voulaient plus ». La suite du roman y est consacrée, on assistera à l’ouverture de « l’école des Sept-Lieues » et on retiendra son souffle avec ses concepteurs et leurs premiers élèves. 

    De jour comme de nuit (cette école exige une « présence ininterrompue ») restitue le contexte politique et social des années 1970 et le parcours des trois étudiants. C’est raconté avec détachement, sans fioritures – le roman perd un peu en émotion ce qu’il gagne en réalisme. On y reconnait les réflexions d’Hypothèse d’Ecole et les fondements du Snark (dans la réalité, c’est le nom de l’animal imaginaire de Lewis Carroll qui a été retenu). Outers, né en 1949, a puisé dans sa propre expérience pour écrire ce récit de fiction. C’est juste, fidèle, mais il y manque un je ne sais quoi, effet du style sans doute, qui rende ses personnages plus attachants, dans leurs désarrois comme dans leur désir généreux de rendre le monde meilleur.

  • Le monde de Clarisse

    Dans C’est moi qui éteins les lumières de Zoyâ Pirzâd (traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ), ce « moi », c’est Clarisse, que ses enfants trouvent au retour de l’école, comme d’habitude, dans sa cuisine. Les jumelles ramènent avec elles Emilie, la fille des nouveaux voisins qui ont emménagé dans l’appartement qu’occupait Nina, l’amie de Clarisse. 

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    "Notre menu à nous était un riz avec du ragoût de gombos."

    Photo et recette
    http://augredumarche.blogspot.be/ (merci)

    Armen, leur grand frère de quinze ans, observe à distance. Les fillettes veulent montrer à Emilie la poupée Raiponce aux mains blanches comme les siennes. Le goûter commence à peine qu’on sonne : une toute petite dame, trois rangs de perles autour du cou, réclame sa petite-fille. A peine les présentations faites, Elmira Simonian se fâche sur Emilie et l’emmène, sous le regard médusé des enfants.

    Artush, le mari de Clarisse, l’écoute à peine quand il lit le journal le soir, mais il réagit au nom des nouveaux venus. Emile Simonian, le père de la petite, a été muté récemment dans son entreprise. Clarisse observe celui qu’elle a épousé dix-sept ans plus tôt, il a pris vingt kilos, il a beaucoup changé. Puis ils vont se coucher et c’est Clarisse qui éteint les lumières.

    Le lendemain, sa mère lui raconte tout ce qu’elle sait des Simonian, elle a des idées très arrêtées sur les Arméniens de Jolfa, sur ceux de Tabriz, et se fait du souci pour son autre fille, Alice, qui « ne va pas bien ». Elle est partie s’acheter des chocolats quand la nouvelle voisine vient frapper à la porte : pour s’excuser de son attitude de la veille, elle a apporté un gâteau, et complimente Clarisse pour sa cuisine « originale » (fleurs séchées, pots de faïence, guirlandes de piments rouges et tresses d’ail) et ses belles manières – elle a fait glisser le gâteau sur un plat avant de lui servir du thé. Après avoir parlé de sa vie à Paris, à Londres, à Calcutta, elle invite toute la famille pour dîner, ils feront ainsi connaissance avec son fils Emile.

    Artush déteste ce genre de « mondanités » mais s’incline. Emilie leur ouvre la porte en jolie robe blanche, sa grand-mère porte une longue robe de soie noire et d’imposants bijoux. Et voilà Emile Simonian qui fait le baise-main à Clarisse, à sa grande surprise. Etonnante aussi, la soudaine politesse d’Armen qui serre la main d’Emilie. Les jumelles observent avec de grands yeux – « Comme au cinéma », dit l’une. Clarisse remarque une belle armoire indienne dans l’appartement pauvrement meublé. « Lorsque l’on décrit une maison, on montre le caractère de son personnage » a déclaré la romancière dans un entretien au Courrier international.

    De cette soirée plutôt guindée, Artush retiendra surtout le sort peu enviable d’Emile, accaparé par sa mère qui répond à sa place, ne cesse de lui donner des ordres et se plaint de devoir tout faire elle-même, alors qu’en Inde elle avait des domestiques.

    « Abadan (la ville natale de l’auteure) ne connaît pas de printemps, mais la chaleur et l’humidité », commente Armen en écoutant la radio du matin annoncer du temps printanier à Téhéran. Clarisse apprécie l’esprit de son aîné, qui change beaucoup ces derniers temps. Une fois tout le monde parti, elle ferme la porte à clé, savoure ce moment de solitude avant l’arrivée de sa sœur et de sa mère : elle a le temps de réfléchir, de se souvenir (de son père surtout), tout en vaquant à ses tâches ménagères. Alice est bientôt là, avec un carton de pâtisseries, elle veut tout savoir des voisins, du fils ingénieur en particulier. Alice cherche un célibataire à épouser.

    C’est moi qui éteins les lumières décrit la vie quotidienne de cette famille arménienne en Iran : sorties, fréquentations, courses, repas, école, activités des enfants… Artush a trouvé en Emile un bon partenaire aux échecs, mais le juge un peu à part, dans « un monde de légendes et de poésie ». Or Emile et Clarisse sont souvent sur la même longueur d’onde, ils aiment la lecture, les fleurs, les petits plats raffinés – elle est une excellente cuisinière. Quand ils ont l’occasion de parler ensemble, Clarisse en est toute retournée, elle avait perdu l’habitude de tant d’attention et de délicatesse à son égard.

    Zoyâ Pirzäd raconte des riens avec finesse, comme dans Un jour avant Pâques, et peu à peu, toute une société prend vie sous nos yeux avec ses coutumes, ses rites, ses préoccupations. Les femmes y sont souvent au foyer, à part la secrétaire d’Artush, qui donne des conférences pour sensibiliser les femmes à leur nouveau droit de vote. « Immense succès en Iran », « romancière adulée de ses lecteurs », peut-on lire sur la quatrième de couverture. Simple et profonde, la Clarisse de C’est moi qui éteins les lumières nous reste en tête bien après qu’on a fermé ce roman « tchekhovien ».

  • Un monde attirant

    « Un premier roman psychologique féroce », dit la quatrième de couverture. Le beau monde d’Harriet Lane (2012, traduit de l’anglais par Amélie de Maupeou), c’est celui où va pénétrer son héroïne, Frances Thorpe, simple correctrice aux pages « Livres » du Questioner. « Alys, Always » le titre original, place une autre femme au centre du récit, celle autour de qui toute l’histoire tourne, d’une certaine manière. 

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    Un soir, Frances arrête sa voiture au bord de la route, elle a aperçu un halo étrange entre les arbres et découvre une grosse berline couchée dans la forêt. Sans le savoir, en attendant les secours, elle recueille les derniers mots de la conductrice, invisible dans l’obscurité : Alice a cru apercevoir un renard et a sans doute dérapé sur une plaque de verglas. Quand la police appelle Frances à son bureau le lendemain pour lui demander de passer pour sa déposition, elle apprend que la blessée est décédée sur place.

    Le travail ne manque pas au journal, où elle corrige les articles, les manuscrits, et fait un peu de tout (le genre de correctrice qui manque à l’éditeur du roman, où les fautes d’orthographe ne manquent pas). Une remarque du premier assistant de Mary, la rédactrice en chef, sur le dernier roman de Laurence Kyte (Booker Prize quelques années plus tôt) où figure une photo de lui prise par Alys Kyte – et Frances fait le lien : « Pour Alys, toujours », dit la dédicace éponyme. Contrairement à ce qu’elle avait d’abord répondu à la police, Frances est prête, maintenant, à rencontrer cette famille si celle-ci le souhaite.

    Dès son entrée dans la maison des Kyte, Frances enregistre tout : les abords soignés, les fleurs qui s’amoncellent dans l’entrée et dans les réceptions, la courbe de l’escalier qui mène à une cuisine américaine, « judicieuse combinaison d’ancien (…) et de contemporain ». Près d’une longue table en chêne, Laurence Kyte l’attend avec ses enfants, Edward, 25 ans, et la jeune Polly, en présence de Charlotte Black, « l’agent de Kyte ».

    Frances, la trentaine, n’habite qu’à deux kilomètres de là, dans un quartier du nord de Londres très différent de ces avenues cossues avec leurs grands espaces verts. Quand Polly l’interroge sur la voix quavait sa mère dans ses derniers instants, elle raconte ce que lui a dit cette femme qui ne semblait pas souffrir, très digne et courtoise. Devant l’émotion de la jeune fille, Frances cède à la tentation d’ajouter ce qu’elle n’a pas déclaré dans sa déposition mais qu’ils ont peut-être « besoin d’entendre », les derniers mots d’Alys : « Dites-leur que je les aime. »

    Un mois plus tard, à l’invitation de Polly, Frances assiste à une messe commémorative où le tout-Londres de l’édition se presse, écoute des hymnes, des lectures, et un beau portrait d’Alys, « quelqu’un qui avait l’œil pour la beauté et pour l’absurde », plutôt rêveuse, distraite, mais toujours présente pour l’essentiel. La fille d’Alys est heureuse de revoir Frances et l’invite à la suivre chez elle, lui raconte ce que Frances sait déjà par son profil Facebook : elle suit des études d’art dramatique. Dans sa chambre, Frances découvre une photo de la lumineuse Alys. Elle assure Polly d’être à sa disposition si elle a envie de parler et s’arrange pour que son père remarque sa présence, brièvement, avant de partir.

    Au bureau, Frances attire désormais l’attention de ses collègues, on l’a vue à la cérémonie, elle passe pour « une amie de la famille » Kyte. Elle en joue sans en faire trop. En se rapprochant de Polly, en la poussant aux confidences, Frances élabore un plan pour se rapprocher du « beau monde », de cette maison luxueuse où elle s’imagine à la place d’Alys, élégante et compréhensive. Que cherche-t-elle ? A faire carrière en se rapprochant d’un écrivain connu ? A s’introduire dans ce milieu si différent de sa propre famille à l’esprit étroit ? On ne sait au juste ce qui pousse Frances, mais on la voit tisser sa toile, point par point. 

    Mi-roman de moeurs, mi-suspense psychologique, Le beau monde m’a rappelé, en moins subtil, l’univers d’Anita Brookner, qui a souvent décrit cette attirance d’une jeune femme vers des gens qui ont réussi ou qui paraissent mener une vie plus conforme à ses rêves. En même temps, Harriet Lane décrit un milieu journalistique qu’elle connaît bien, elle a travaillé pour différents journaux anglais avant d’écrire ce premier roman. Un peu comme dans les images publicitaires aux décors trop parfaits, cette histoire contemporaine est imprégnée d’une grande fascination pour le bien-être matériel et les codes du paraître. Une comédie des apparences.

  • Pas le mien

    PRAM le-monde-des-hommes-buru-quartet-i.jpg« Certes, les articles sur les mouvements de fonctionnaires – nominations, révocations, transferts, mises à la retraite – n’attiraient jamais mon attention. Ces événements ne me concernaient pas. Le cercle des priyayi n’était pas le mien. A quoi m’aurait servi de savoir qui était nommé responsable de la variole ou révoqué pour malversations ? Rangs, positions, salaires, escroqueries ne faisaient pas partie de mon univers. Le mien était le monde des hommes et de leurs problèmes. »

    Pramoedya Ananta Toer, Le monde des hommes

  • Traductions

    Pour Colo   

    Stefansson Le coeur de l'homme.jpg« Les traductions, lui a confié Gisli, il est difficile de dire à quel point elles sont importantes. Elles enrichissent et grandissent l’homme, l’aident à mieux comprendre le monde, à mieux se comprendre lui-même. Une nation qui traduit peu et ne puise sa richesse que dans ses propres pensées a l’esprit étroit, et si elle est nombreuse, elle devient de plus en plus un danger pour les autres car tant de choses lui demeurent étrangères en dehors de ses propres valeurs et coutumes. Les traductions élargissent l’horizon de l’homme et, en même temps, le monde. Elles t’aident à comprendre les peuples lointains. L’homme est moins enclin à la haine, ou à la peur, lorsqu’il comprend l’autre. La compréhension a le pouvoir de sauver l’être humain de lui-même. »

    Jón Kalman Stefánsson, Le cœur de l’homme

    (Une traduction dont je vous parlerai bientôt.)