Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

arméniens

  • Comment décrire

    « Je me demandais comment décrire Emile Simonian. Ce dont je me souvenais, c’était ses yeux qui vous regardaient comme de très loin, et sa façon de s’asseoir, de marcher, de manger, tous ses mouvements qui étaient empreints de douceur et de calme. Mais tout cela n’avait guère d’importance aux yeux de ma sœur. « Il est grand, lui dis-je, élégant… bel homme. » Je regrettai aussitôt d’avoir dit ça. Le troisième chou à la crème s’immobilisa entre la boîte en carton et la bouche d’Alice. « Quel âge ? » » 

    Zoyâ Pirzâd, C’est moi qui éteins les lumières 

    Pirzad couverture poche.jpg

    Ne manquez pas la belle page d’accueil
    des éditions Zulma 



  • Le monde de Clarisse

    Dans C’est moi qui éteins les lumières de Zoyâ Pirzâd (traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ), ce « moi », c’est Clarisse, que ses enfants trouvent au retour de l’école, comme d’habitude, dans sa cuisine. Les jumelles ramènent avec elles Emilie, la fille des nouveaux voisins qui ont emménagé dans l’appartement qu’occupait Nina, l’amie de Clarisse. 

    pirzâd,c'est moi qui éteins les lumières,roman,littérature persane,iran,arméniens,culture
    "Notre menu à nous était un riz avec du ragoût de gombos."

    Photo et recette
    http://augredumarche.blogspot.be/ (merci)

    Armen, leur grand frère de quinze ans, observe à distance. Les fillettes veulent montrer à Emilie la poupée Raiponce aux mains blanches comme les siennes. Le goûter commence à peine qu’on sonne : une toute petite dame, trois rangs de perles autour du cou, réclame sa petite-fille. A peine les présentations faites, Elmira Simonian se fâche sur Emilie et l’emmène, sous le regard médusé des enfants.

    Artush, le mari de Clarisse, l’écoute à peine quand il lit le journal le soir, mais il réagit au nom des nouveaux venus. Emile Simonian, le père de la petite, a été muté récemment dans son entreprise. Clarisse observe celui qu’elle a épousé dix-sept ans plus tôt, il a pris vingt kilos, il a beaucoup changé. Puis ils vont se coucher et c’est Clarisse qui éteint les lumières.

    Le lendemain, sa mère lui raconte tout ce qu’elle sait des Simonian, elle a des idées très arrêtées sur les Arméniens de Jolfa, sur ceux de Tabriz, et se fait du souci pour son autre fille, Alice, qui « ne va pas bien ». Elle est partie s’acheter des chocolats quand la nouvelle voisine vient frapper à la porte : pour s’excuser de son attitude de la veille, elle a apporté un gâteau, et complimente Clarisse pour sa cuisine « originale » (fleurs séchées, pots de faïence, guirlandes de piments rouges et tresses d’ail) et ses belles manières – elle a fait glisser le gâteau sur un plat avant de lui servir du thé. Après avoir parlé de sa vie à Paris, à Londres, à Calcutta, elle invite toute la famille pour dîner, ils feront ainsi connaissance avec son fils Emile.

    Artush déteste ce genre de « mondanités » mais s’incline. Emilie leur ouvre la porte en jolie robe blanche, sa grand-mère porte une longue robe de soie noire et d’imposants bijoux. Et voilà Emile Simonian qui fait le baise-main à Clarisse, à sa grande surprise. Etonnante aussi, la soudaine politesse d’Armen qui serre la main d’Emilie. Les jumelles observent avec de grands yeux – « Comme au cinéma », dit l’une. Clarisse remarque une belle armoire indienne dans l’appartement pauvrement meublé. « Lorsque l’on décrit une maison, on montre le caractère de son personnage » a déclaré la romancière dans un entretien au Courrier international.

    De cette soirée plutôt guindée, Artush retiendra surtout le sort peu enviable d’Emile, accaparé par sa mère qui répond à sa place, ne cesse de lui donner des ordres et se plaint de devoir tout faire elle-même, alors qu’en Inde elle avait des domestiques.

    « Abadan (la ville natale de l’auteure) ne connaît pas de printemps, mais la chaleur et l’humidité », commente Armen en écoutant la radio du matin annoncer du temps printanier à Téhéran. Clarisse apprécie l’esprit de son aîné, qui change beaucoup ces derniers temps. Une fois tout le monde parti, elle ferme la porte à clé, savoure ce moment de solitude avant l’arrivée de sa sœur et de sa mère : elle a le temps de réfléchir, de se souvenir (de son père surtout), tout en vaquant à ses tâches ménagères. Alice est bientôt là, avec un carton de pâtisseries, elle veut tout savoir des voisins, du fils ingénieur en particulier. Alice cherche un célibataire à épouser.

    C’est moi qui éteins les lumières décrit la vie quotidienne de cette famille arménienne en Iran : sorties, fréquentations, courses, repas, école, activités des enfants… Artush a trouvé en Emile un bon partenaire aux échecs, mais le juge un peu à part, dans « un monde de légendes et de poésie ». Or Emile et Clarisse sont souvent sur la même longueur d’onde, ils aiment la lecture, les fleurs, les petits plats raffinés – elle est une excellente cuisinière. Quand ils ont l’occasion de parler ensemble, Clarisse en est toute retournée, elle avait perdu l’habitude de tant d’attention et de délicatesse à son égard.

    Zoyâ Pirzäd raconte des riens avec finesse, comme dans Un jour avant Pâques, et peu à peu, toute une société prend vie sous nos yeux avec ses coutumes, ses rites, ses préoccupations. Les femmes y sont souvent au foyer, à part la secrétaire d’Artush, qui donne des conférences pour sensibiliser les femmes à leur nouveau droit de vote. « Immense succès en Iran », « romancière adulée de ses lecteurs », peut-on lire sur la quatrième de couverture. Simple et profonde, la Clarisse de C’est moi qui éteins les lumières nous reste en tête bien après qu’on a fermé ce roman « tchekhovien ».

  • Une autre Istanbul

    Cannelle, Pois chiches, Sucre, Noisettes grillées, Vanille… Ce sont les premiers titres d’une table des matières entièrement dédiée à ce qui se goûte. La bâtarde d’Istanbul (2007) d’Elif Shafak contient même la recette intégrale de l’asure, un dessert très prisé en Turquie. « Il fut, et ne fut pas, un temps où les créatures de Dieu abondaient comme le grain, et où trop parler était un péché… » Ce préambule d’un conte turc est aussi celui d’un conte arménien. Tout comme la cuisine arménienne ressemble fort à la cuisine turque. La romancière ne craint pas de jeter des ponts entre ces deux cultures à travers la rencontre de deux familles, les Kazanci d’Istanbul et les Tchakhmakhchian, Arméniens installés aux Etats-Unis depuis les années 1920.

     

    Zeliha, en minijupe et talons hauts, un anneau à la narine, indifférente aux regards qu’on lui lance dans les rues d’Istanbul, est « la benjamine d’une fratrie de quatre sœurs qui n’arrivaient jamais à se mettre d’accord et étaient toutes persuadées d’avoir toujours raison ». A dix-neuf ans, elle se rend dans un centre médical pour avorter, mais l’anesthésie provoque chez elle un tel délire que le médecin préfère ne pas intervenir, au cas où elle changerait d’avis. Bien qu’irréligieuse, Zeliha y voit un signe divin et décide de garder l’enfant sans père. Quand elle l’annonce à la maison, sa mère s’offense : « un bâtard ! » Zeliha apporte le déshonneur aux Kazanci, famille de femmes où les hommes meurent avant de vieillir. C’est pourquoi leur frère Mustafa, « inestimable joyau », a été envoyé à l’étranger, en Arizona, dans l’espoir de détourner de lui la malédiction.

     

    Epices au Bazar d'Istanbul 3.jpg

     

    Dans un supermarché américain, Rose, fraîchement divorcée, se délecte à l’avance des plats variés qu’elle va pouvoir préparer maintenant qu’elle est libérée de sa belle-famille « qui vivait dans un monde où les gens portaient des noms imprononçables et gardaient des secrets profondément enfouis ». Il lui faudrait « un homme qui l’aimerait sincèrement et qui apprécierait sa cuisine. Parfaitement. Un amant sans bagage culturel encombrant, avec un nom simple à prononcer, et une famille de taille normale ; un amant tout neuf qui aimerait les pois chiches ». Et voilà qu’apparaît au détour d’un rayon Mustafa Kazanci, un jeune homme mince à l’air studieux, qu’elle a déjà remarqué sur le campus universitaire où elle travaille à temps partiel dans un restaurant. Elle n’a le temps d’échanger que quelques mots avec lui, sa fille Armanoush l’attend dans la voiture sur le parking, au soleil. Mais Mustafa lui a dit d’où il vient, et Rose pressent déjà à quel point une relation avec un Stambouliote pourrait déstabiliser les Tchakhmakhchian qui détestent les Turcs. Armanoush grandira donc entre la culture arménienne de sa famille paternelle à San Francisco et la diversité multiculturelle dans laquelle sa mère l’élève en Arizona avec beaucoup d’amour et un beau-père turc.

     

    A Istanbul, Asya Kazanci, la fille de Zeliha, appelle sa mère « tante » comme ses sœurs. Cette « bâtarde » désenchantée n’a qu’une passion, Johnny Cash, dont elle écoute les chansons en continu. Son point de chute préféré, le Café Kundera, se trouve dans la partie européenne de la ville. Pourquoi Kundera ? C’est l’un des sujets de conversation préférés des amis d’Asya, dont le Dessinateur Dipsomane qui est amoureux d’elle, bien que marié. Pour lui, ils vivent tous dans l’ennui : « Nous sommes un groupe de citadins cultivés cernés de ploucs et de péquenauds. » Asya apprécie l’« indolence comateuse » de cet endroit, « l’antithèse de toute la ville. »

     

    L’intrigue se noue quand Armanoush décide de se rendre en secret à Istanbul, au pays de ses racines, en faisant croire à sa mère qu’elle passe ses vacances chez son père et vice-versa. Dévoreuse de livres, ce que la famille paternelle lui conseille de cacher si elle veut se marier, elle ne peut parler librement qu’au Café Constantinopolis, un forum où des Américains d’origines diverses, mais tous descendants de Stambouliotes, échangent leurs opinions en ligne. Le projet d’« Ame en exil » (son pseudo) suscite des réactions en sens divers auprès des habitués qui ne voient pas tous cela d’un bon œil.

     

    Le séjour d’Armanoush chez les Kazanci, la méfiance puis l’amitié entre Asya et elle, l’évocation du passé arménien, les sorcelleries de tante Banu, les plats et les obsessions des unes et des autres, ce ne sont que quelques facettes de ce roman baroque, drôle et audacieux, préfacé par Amin Maalouf. « A l’image de son pays, dit celui-ci d’Elif Shafak, elle s’interroge constamment sur la mémoire, la tradition, la religion, la nation, la modernité, la langue, l’identité. »