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  • Quiela t'embrasse

    Dans la collection Babel, un Portrait signé Angelina Baloff a pertinemment succédé au Nu avec lys de Diego Rivera sur la couverture de Cher Diego, Quiela t’embrasse (1978), un bref roman épistolaire de la Mexicaine Elena Poniatowska (traduit de l’espagnol par Rauda Jamis). Des lettres, qui se terminent presque toutes par « Ta Quiela » ou « Tienne, Quiela ». D’octobre 1921 à juillet 1922, Angelina Beloff, peintre russe que Diego Rivera a rencontrée à Paris et avec qui il a vécu dix ans, de 1911 à 1921, écrit à celui qui est tout pour elle, rentré au Mexique.

     

    Beloff Angelina, Maternidad.jpg

    Angelina Beloff, Maternidad  (gravure)
    ©  Mexic-Arte Museum’s Permanent Collection

     

    « Dans le studio, cher Diego, rien n’a changé ; tes pinceaux se dressent dans le verre, très propres, comme tu les aimes. Je thésaurise jusqu’au plus petit papier sur lequel tu as tracé une ligne. » Ainsi commence la première lettre entre souvenirs et présent d’une femme qui s’est mise à peindre des paysages « quelque peu douloureux et tristes, effacés et solitaires ». Elle continue à voir les amis de Diego, comme Elie Faure, elle progresse en espagnol « à pas de géant ». La lettre suivante s’ouvre sur une plainte en vain répétée : « Pas une ligne de toi ».

     

    Celle qui fut la première femme de Diego Rivera pense à leur fils, qu’elle avait confié un temps à des amis qui avaient le chauffage central et qui avaient choyé Dieguito. Il n’a pas survécu à une épidémie de méningite. Tous leurs amis se plaignent du silence de Diego, qui ne répond pas aux lettres – « Ils me fréquentent entre-temps, le temps que tu reviennes et, en attendant, ils ne viennent me trouver que pour avoir des nouvelles. »

     

    Une matinée au Louvre, où elle est restée trois heures devant des Cézanne, a ranimé le désir de peindre, avec acharnement. Mais dans l’atelier non chauffé, elle tombe très malade, ne doit son salut qu’au concierge qui lui apporte du bouillon de poule tous les jours. Angelina Beloff, que ses professeurs estimaient « très au-dessus de la moyenne » à Saint-Pétersbourg, est venue à Paris pour développer son art.
    « Il me faudrait une grande liberté d’esprit et beaucoup de tranquillité pour entreprendre l’œuvre maîtresse, or ton souvenir me tourmente sans cesse, en plus des problèmes que tu connais par cœur et que je n’énumère pas pour ne pas t’ennuyer : notre pauvreté, le froid, la solitude. »

     

    On lui commande des gravures, ce qui lui rapportera quelque argent dont elle a fort besoin pour s’acheter du charbon et des pommes de terre. Noël la rend avide de chaleur humaine, de fêtes russes, de chansons tziganes, mais elle rentre chez elle, fait une esquisse, travaille. Quand elle avait vingt ans, André Lhote avait admiré ses « dons extraordinaires » et elle ne lâchait plus son chevalet. Une étudiante jalouse, un soir, avait ironisé à voix haute sur les débuts artistiques « pro-di-gieux » après lesquels les difficultés surgissent quand on perd « l’impunité, la fraîcheur, l’audace des premiers tracés », et le doute l’avait mordue. Alors, un enfant dans la rue, elle le voyait « comme un tracé sur le papier », des lignes à capter avec exactitude, le plus vite possible. « A présent, tout a changé et je regarde avec tristesse les enfants qui traversent la rue pour aller à l’école. Ce ne sont pas des dessins, ce sont des enfants en chair et en os. »

     

    Il y a des matins où elle craint de devenir folle, furieuse de l’absence de Diego :
    « Je ne veux pas, aujourd’hui, être douce, tranquille, décente, soumise, compréhensive, résignée, ces qualités que les amies louent tellement. » – « Diego, est-ce que tu m’aimes ? Oui, c’est douloureux mais également indispensable de le savoir. » Que devient son rêve de le rejoindre au Mexique s’il ne ressent plus rien pour elle ? Zadkine, qui lui conseille de vendre les dessins de Rivera qu’elle possède, va lui acheter une boîte de thé, s’étonne de ne plus voir de samovar sur le poêle. Ils parlent de Diego, longuement, puis il lui déclare : « Vous vous êtes mexicanisée à tel point que vous avez oublié comment on fait le thé. »
    Quand une enveloppe arrive avec un timbre mexicain, c’est une lettre du père de Diego Rivera. De celui-ci, pas une ligne, jamais, de l’argent, régulièrement. Elle finira par ne plus lui écrire.

     

    Dans Cher Diego, Quiela t’embrasse, en cinquante pages environ, Elena Poniatowska plonge au cœur de la passion, de la solitude, de la création. Une lecture de Claude Fell en postface rappelle que le couple fréquentait à Paris Picasso, Braque, Juan Gris, Foujita. Quand la mère et les sœurs de Diego débarquaient, Angelina faisait vivre tout le monde « en donnant des cours de français, de russe, de dessin ». Rivera a peint trois portraits d’elle enceinte. Il courtisait en même temps une Caucasienne dont il aura une fille. Poniatowska, dans ces lettres imaginées à partir du moment où leur relation s’est brisée, évoque avec sensibilité ce destin de femme peintre qui affronte à la fois la pénurie, l’absence et le silence, les joies et les tourments de la création.

  • La passion de Staël

    Rendez-vous manqué avec Nicolas de Staël à Martigny cet été, raison de plus pour lire Le Prince foudroyé, la biographie que lui a consacrée Laurent Greilsamer en 1998. Le peintre du superbe Ciel à Honfleur que j’avais admiré à la précédente rétrospective de la Fondation Gianadda impressionnait ses contemporains par sa haute taille (1m 96) et son allure, et surtout par un caractère sans demi-mesures. De quoi alimenter largement mes billets de cette semaine.

     

    Le Prince foudroyé, couverture du livre de poche.jpg

     

    Greilsamer remonte d’abord aux sources familiales des Staël von Holstein, de l’Allemagne à la Russie. Nicolas naît à Saint Pétersbourg en 1913, deuxième enfant du vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul et de Lubov Vladimirovna. « Tel un prince, il est baptisé dans la cathédrale où reposent les dépouilles des tsars. » Bientôt, la révolution est en marche, les hôtels particuliers pillés, incendiés, la famille doit quitter la ville. Lubov parvient à faire établir que les Staël ne sont pas russes mais estoniens, ce qui leur permet l’exil. Après la Pologne, ce sera la Belgique, en octobre 1922.

     

    La mère de Marina, Nicolas et Olga, avant de mourir à quarante-sept ans, leur a désigné une amie pour tutrice. Celle-ci les confie à la garde des Fricero au 60 de la
    rue Stanley à Uccle, « le Neuilly bruxellois », où ils retrouvent d’autres rejetons de l’aristocratie russe. « Kolia » se rend aux offices orthodoxes, reçoit des cours de russe. Dès 1924, il est élève au collège Saint-Michel, qu’il déteste. Son indiscipline lui vaut deux ans d’internat, « un fiasco » qui se termine par un renvoi. Mis au collège Cardinal-Mercier de Braine-l’Alleud, au sud de Bruxelles, « Nicky » trouve un meilleur équilibre en mêlant sport et études. Il se rêve poète, écrit beaucoup, avant de déclarer : « Je serai peintre ! »

     

    Dans la classe-atelier de dessin de Henri Van Haelen, Staël se fait des camarades. « Entre eux, ses condisciples le surnomment « Le Prince ». La légende d’un aristocrate russe orphelin, abandonné, tombé du ciel telle une météorite, est née. » Géo de Vlamynck, professeur anticonformiste, lui ouvre la porte de son atelier, l’engage comme assistant pour une fresque sur l’art du verre dont il a reçu commande pour l’Exposition universelle.

     

    1935 : quatre mois de rêve, de randonnées en Espagne. Notes, croquis, couleurs, espaces. « J’aime l’Espagne de plus en plus, j’aime le peuple, l’ouvrier, le mendiant. Quelle misère et quels gens sympathiques ! » Les allées et venues ne cesseront plus. A Paris, il rencontre Rostislas Loukine qui l’initie à l’art des icônes. Première exposition à Bruxelles. Aux Pays-Bas, il étudie Rembrandt et Vermeer. « Sans le sou, il apprend l’art d’emprunter à tous. Endetté chronique, il rend au centuple, ou jamais. » Il veut « voyager et apprendre », part au Maroc.  « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement et ce bateau n’est pas construit », écrit-il à Emmanuel Fricero, son père adoptif, en 1937. « Je travaille sans cesse et
    je crois plutôt que la flamme augmente chaque jour, et j’espère bien mourir avant qu’elle ne baisse. »

     

    C’est au Maroc qu’il croise Jeannine Teslar-Guillou. Elle voyage avec son mari et leur fils Antek, elle a cinq ans de plus que Nicolas, elle peint. Elle se sépare de son mari,
    ils ne se quitteront plus. Séjour en Italie, problèmes d’argent. A Paris, Staël s’inscrit à l’Académie d’art contemporain de Fernand Léger. Dans leur cercle d’amis, Jeannine « capte l’attention par ses remarques, son rire et ses calembours. Elle irradie et attire, quand Nicolas intrigue et intimide… ». Il vit complètement absorbé par la peinture, puis c’est la guerre. Il s’enrôle dans la Légion étrangère. Jeannine tombe malade, se réfugie à Nice. Encore des années difficiles. En 1942 naît leur fille Anne.

     

    La rencontre d’Alberto Magnelli et l’influence de son ami Henri Goetz produisent un tournant capital : Staël « fait disparaître le sujet sous l’impact de la forme. » Ce n’est pas un rejet de la figuration, mais une « affaire de tripes, d’instinct, de loyauté à l’égard de ses sensations. » Retour à Paris, d’un atelier à l’autre, jusqu’à ce que la marchande de tableaux Jeanne Bucher lui confie les clés d’un hôtel particulier dans le quartier des Batignolles, une chance. Jeannine s’occupe de l’intendance, élève Anne. Antek, douze ans, pourvoit au ravitaillement et à la cuisine. « Staël s’enferme et travaille. »

     

    Vie précaire, corps à corps avec la toile. Le 6 janvier 1944, une exposition sans cartons d’invitation attire les plus grands, dont Braque et Picasso, dans une galerie à l’arrière du boulevard de Montparnasse. Un jeune conservateur, Bernard Dorival, s’enthousiasme pour Staël : « Vos toiles sont d’une puissance sans réplique. L’autorité de l’exécution fait penser à Courbet. »

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  • Du travail / 1

    Splendeurs et misères du travail : Alain de Botton a placé son dernier essai sous un titre balzacien. L’auteur de La Comédie humaine voulait, à l’instar de Buffon pour les animaux, inventorier les espèces humaines. Botton, comme dans « un de ces
    tableaux urbains du XVIIIe siècle qui montrent des gens au travail ici et là, des quais au temple, du Parlement au bureau des comptes »
    , un panorama de Canaletto par exemple, propose quelques « scènes exhaustives qui servent à nous rappeler la place que le travail accorde à chacun de nous dans la ruche humaine ». Les nombreuses photographies en pleine page (noir et blanc) de Richard Baker tout au long de l’ouvrage donnent à voir ce spectacle quotidien.

     

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    Panorama urbain de Londres avec la Tamise au premier-plan.
    Photo de Mewiki sur Wikimedia commons images

     

    Londres, un lundi d’octobre. Le navire Goddess of the Sea entre dans le port. Ce n’est jamais banal, un quai de port, mais pas de touristes pour y déguster une glace dans l’odeur des moteurs diesel, peu d’habitants de la capitale bien que leur approvisionnement en biens de consommation divers en dépende. Il existe pourtant des passionnés de cargos qui s’en émerveillent comme des pèlerins devant les tours
    de Chartres et qui, comme les voyageurs d’autrefois, jugent l’observation du travail aussi stimulante que celle de la nature ou du patrimoine. « Ces hommes au bout de la jetée m’ont incité à tenter de composer un hymne à l’intelligence, l’étrangeté, la beauté et l’horreur du lieu de travail moderne et, notamment, son extraordinaire prétention de pouvoir nous fournir, avec l’amour, la principale source du sens
    de notre vie. »
    (I. Cargos)

     

    En visitant une plate-forme de cinq kilomètres carrés d’entrepôts dans la campagne
    du Northamptonshire – « beauté horrifiante, inhumaine, immaculée caractéristique de tant de lieux de travail du monde moderne » – Botton voit
    dans le va-et-vient des camions « la vie elle-même qui passe, dans ses manifestations les plus indifférentes, sauvages, égoïstes, dotée de cette même volonté impassible qui force les bactéries et la flore des jungles à se propager irrésistiblement. » Il y apprend que sur les vingt mille articles d’un supermarché moyen, quatre mille produits réfrigérés sont à remplacer tous les trois jours, les seize mille autres à réapprovisionner dans la quinzaine. La disjonction entre les choses que nous consommons ou rejetons et leurs origines et créations l’a poussé à entreprendre « un voyage logistique » pour faire le chemin inverse de la marchandise, vers sa source. Comment les poissons des mers chaudes arrivent-ils sur nos tables ? Un photoreportage en vingt pages (vingt images et leur commentaire) rend compte de ce périple hors du commun où l’écrivain a ressenti plus d’une fois la méfiance suscitée
    par sa curiosité. (II. Logistique)

     

    L’exploration du monde des biscuits (on en distingue de cinq sortes : ordinaires, semi-fantaisie, saisonniers, salés, crackers et assimilés) avec l’aide d’un directeur de projets de United Biscuits lui fait découvrir les arcanes de la fabrication des « Moments » – il a fallu décider de leur dimension, leur forme, leur enrobage, leur conditionnement, leur nom, de manière à doter ces biscuits « d’une personnalité aussi subtilement et adéquatement nuancée que celle d’un protagoniste dans un grand roman ». Botton découvre des emplois hyperspécialisés et s’interroge : « Quand un travail semble-t-il avoir un sens ? » Selon lui, « chaque fois qu’il nous permet d’engendrer du plaisir ou de réduire la souffrance chez les autres ». Est-ce le cas aux cinq mille postes de travail sur les six sites de production de United Biscuits ? Une visite d’usine s’impose. Ce sera en Belgique, entre Verviers et la frontière allemande, en compagnie d’un cadre qui incarne l’idéal protestant par sa manière dévouée et méticuleuse de faire son travail. (III. Biscuits)

     

    « Quelle étrange civilisation c’était : démesurément riche, mais encline à accroître sa richesse par la vente de choses étonnamment petites et dotées du sens le plus lointain, une civilisation tiraillée et incapable de choisir raisonnablement entre les nobles fins auxquelles l’argent pouvait servir et les mécanismes souvent moralement futiles et destructeurs de sa production. » Et pourtant, l’épanouissement du commerce apporte aussi de quoi améliorer les conditions de vie et l’hygiène publique.

     

    La réflexion sur les splendeurs et misères du travail passe par l’orientation professionnelle, liée à cette croyance contemporaine « que notre travail doit nous rendre heureux ». Quelques semaines à observer un psychothérapeute conseiller d’orientation révèlent une grande attention à la personne et à ce qu’elle aime faire (ce qui déclenche chez elle des « bips de joie »), l’importance de l’estime de soi, le constat que pour la plupart, « les grandes espérances » ne se réaliseront jamais –
    « Il n’est pas naturel de savoir ce qu’on veut. C’est un rare et difficile accomplissement psychologique » (Abraham Maslow, Motivation et personnalité). Puis par l’aérospatiale, lorsqu’il assiste en août 2007 au lancement d’un satellite en Guyane française pour la chaîne de télévision japonaise WOWOWS TV, « un événement impossible à décrire et à représenter » mais qui nous vaut une description riche en contrastes de la région, des installations, des professionnels et des visiteurs.

    Changement total au chapitre VI, Peinture : la rencontre avec un peintre qui peint le même vieux chêne depuis cinq ans – je vous en parlerai dans le second billet que je consacrerai à cet essai passionnant, non seulement par les tableaux qu’il offre de notre société, mais aussi par les multiples questions qu’il pose, et que nous nous posons avec lui.

  • L'âme slave

    Vladimir Fédorovski, ancien diplomate, publie quasi un livre par an sur son pays d’origine depuis les années nonante, avec succès. Le roman de l’âme slave (2009) propose « une promenade historique et amoureuse, éclairée par deux guides étonnants » : Diaghilev, avec ses fameux Ballets russes, et Lénine, leader des bolcheviques. Une association due à la naissance à deux ans d’intervalle, en 1870 et 1872, du fondateur de l’Etat soviétique  et du « tsar des artistes du XXe siècle ». Issus du même milieu, les deux « révolutionnaires », chacun dans leur domaine, ne se sont jamais rencontrés mais ont habité les mêmes villes, en particulier Paris et Saint-Pétersbourg, où Fédorovski commence son récit.

     

    StPétersbourg Coucher de soleil sur la Neva.jpg

     

    L’auteur dépeint le Saint-Pétersbourg romantique et festif du règne d’Alexandre II. Le tsar a fait jaser d’abord en épousant une « petite princesse de Hesse » (fruit des amours adultères de sa mère), devenue la grande-duchesse Maria Alexandrovna, puis plus tard, en prenant pour maîtresse Catherine Dolgorouki, une élève remarquée à l’Institut Smolny (pensionnat des jeunes filles nobles) qu’il finit par installer au Palais d’Hiver et avec qui il se remariera une fois veuf. Malgré l’abolition du servage en 1861 et les réformes d’Alexandre II, les attentats terroristes se multiplient. A la huitième tentative contre l’empereur « libérateur », celui-ci est tué en 1881.

     

    Cette « catastrophe nationale » fait prendre conscience à la société russe de sa fragilité. Ce sont les prémices de la terreur politique « de masse » que conduira un jour Vladimir Oulianov – dit  « Lénine » en souvenir de son assignation à résidence pour propagande révolutionnaire en Sibérie, sur les bords de la Léna – son frère aîné a été pendu après un attentat manqué contre Alexandre III en 1887.  La fiancée de Lénine, Nadejda, rêvait d’un « mariage libre à la Tchernychevski ». Celui-ci, pour compenser le statut inférieur de la femme dans la société, proposait de lui donner une place supérieure dans la vie privée, la liberté absolue de ses sentiments et de sa conduite, la compagnie d’un mari soumis, fidèle et dévoué. Libéré en 1900, Lénine entame alors un périple international qui durera dix-sept ans.

     

    Mais c’est le destin flamboyant de Serge Diaghilev qui forme l’axe principal du Roman de l’âme slave. Fils d’un général, il apprend le français avec une gouvernante dijonnaise tandis que sa « niania » lui inculque le culte des icônes. Le jeune homme est envoyé à Saint-Pétersbourg pour y étudier le droit, bien que la musique le passionne davantage. En 1890, la ville déploie toute l’élégance d’une capitale occidentale, on y parle le français, on y organise des fêtes somptueuses. Le 9 mars, pour fêter le retour des alouettes, on confectionne « de petits pains torsadés en forme d’oiseau, avec des raisins secs à la place des yeux ». 

     

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    Diaghilev par Valentin Serov

      

    Grand admirateur de Tchaïkovski, Diaghilev fréquente l’opéra, le ballet, se lie avec des amis au sein d’une « société secrète » où l’on tient des conférences sur la peinture et la musique. « Le beau Serge » est tenu un peu à distance comme un parent de province. Mais lorsqu’il se met à étudier sérieusement l’histoire de l’art et s’imprègne, en voyage avec son cousin Dimitri, de tout ce qu’il voit à Paris, Berlin ou Venise – toute sa vie se partage entre la Russie et l’étranger – , il parvient rapidement à s’assurer un mode de vie luxueux, tout en affichant ouvertement son homosexualité.

     

    Se disant lui-même « un grand charlatan », charmeur, impertinent, il estime à vingt-trois ans qu’il est fait pour être un mécène : « J’ai tout, sauf l’argent, mais ça viendra. » Fin 1898, il lance une revue, Le monde de l’art, la fait financer par de riches protecteurs. Artiste et homme d’affaires, il organise des expositions, se fait si bien remarquer qu’on l’engage au poste de directeur adjoint des Théâtres impériaux. Envoyé à Moscou, il prend ses habitudes au Théâtre Bolchoï. A Saint-Pétersbourg, il est convié aux bals de la cour. Diaghilev se souviendra des spectaculaires apparitions du tsar Nicolas II lorsqu’il dirigera les Ballets russes.

     

    Soupçonné de vouloir aller « trop vite et trop loin » dans l’innovation artistique, Diaghilev est limogé. Il se rend alors à Paris, parvient à y intéresser des membres de la haute société à ses projets : expositions de peinture, concerts avec Chaliapine, Boris Godounov à l’Opéra de Paris. Il convainc Gabriel Astruc de faire venir à Paris les meilleurs danseurs russes, Nijinski et la Pavlova, que dirigera Fokine, maître de ballet novateur.

     

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    Fédorovski est un conteur passionné de l’histoire des Ballets russes et des passions de Diaghilev pour ses danseurs étoiles. Nijinski est le premier à recevoir  de son mentor une « éducation stoïcienne » : une initiation complète à tous les arts, musique, peinture, arts visuels, arts de la scène. La création de Petrouchka sur la musique de Stravinski en 1911, d’après Le Gaulois, « C’était toute l’âme slave, la Russie avec ses danses, avec sa musique, tantôt primitive, tantôt d’un raffinement morbide, qui nous pénétrait aussi profondément que l’œuvre de ses grands romanciers… » Quand Nijinki s’enfuira, ce sera le tour de Massine, un jeune figurant repéré à Moscou. Et bien plus tard, celui de Serge Lifar.

     

    Après la Révolution d’Octobre 1917, Lénine transfère la capitale russe à Moscou, installe rue Arbat, non loin du Kremlin, la « camarade » Inès Armand, mariée elle aussi, dont il est tombé sous le charme lors de son séjour à Paris. Plus qu’à la politique,  Fédorovski s’attarde sur le mode de vie et la sphère privée. Inès Armand, « porte-drapeau du féminisme en Russie soviétique »,  connaîtra malgré les attentions de son protecteur la dépression, l’éloignement, la maladie.

     

    Tchaïkovski, Tolstoï, Tchekhov, les Russes blancs à Paris ou à Nice, Diaghilev et Cocteau, Picasso et la danseuse Olga Khokhlova, les créateurs de mode comme Poiret ou Chanel… Fédorovski convoque tous les grands noms des arts de cette époque. Après l’évocation de la mort du « tsar des artistes » à Venise, son épilogue centré sur Soljenitsyne surprend, tant sa personnalité et son œuvre sont aux antipodes.

     

    Pour mieux comprendre « l’âme slave », les grands écrivains russes restent selon moi irremplaçables. Sous un titre assez bateau, Fédorovski, qui a signé par ailleurs Le Roman de Saint-Pétersbourg, Le Roman du Kremlin, Le Roman de la Russie insolite, Le Roman de l’Orient-Express, et plus récemment, Le Roman de Tolstoï, se révèle dans ce récit documentaire un infatigable conteur mêlant biographie et lyrisme, histoire et romance. Bien informé, à l’instar d’un Troyat, ce vulgarisateur rend ainsi hommage à la culture russe et à son rôle en Europe, où son prestige reste immense.

  • Milena

    « Milena à qui la vie ne cesse pourtant d’apprendre à son corps défendant qu’on ne peut jamais sauver quelqu’un que par sa présence, et par rien d’autre » : ce passage d’une lettre de Franz Kafka à Milena Jesenská (Lettres à Milena) pourrait servir d’épigraphe à Milena, une biographie signée Alena Wagnerova (2006, traduite de l’allemand par Jean Launay).

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    Margaret Buber-Neumann, première biographe de Milena, l’a connue au camp de Ravensbrück, où elle est décédée. Alena Wagnerova, tchèque, a pu s’appuyer sur deux autres sources importantes : le témoignage de Jana Cerna (Honza), la fille de Milena, et la documentation rassemblée par Jaroslava Vondrackova, qui travaillait avec Milena à la rédaction de la page féminine de Narodni listy (journal national tchèque) et fréquentait les mêmes cercles qu’elle.

    Prague est sa ville. Dans un article, Milena Jesenská (1896-1944) se souvient du jour où, petite fille, elle a vu son père rester seul dans la rue auprès d’un blessé après que la police s’est interposée entre deux troupes de manifestants, Allemands contre Tchèques (« Sur l’art de rester debout »). Le Dr Jan Jesensky, cet homme « debout et secourable », dentiste renommé et professeur à l’université, devenu nationaliste à cause des injustices des Allemands envers les Tchèques, se montre très attentif à l’éducation de sa fille et très exigeant. Sa mère, dont la dot assure d’abord l’aisance financière de la famille, transmet à Milena « un sens très aigu des matières, des couleurs et des formes, et l’amour de la littérature, surtout russe ».

    Milena supporte mal l’autorité de son père, progressiste dans son travail, mais « patriarche conservateur » à la maison. « Têtue et rebelle », elle est consciente de faire partie d’une élite au lycée Minerva, premier lycée de filles en Autriche-Hongrie, s’y montre « réservée et chaleureuse ». Douée pour écrire, elle correspond à l’encre violette avec son professeur préféré, tandis que sa mère s’éteint, atteinte d’une maladie incurable. Milena, dix-sept ans, en est marquée, sans perdre son goût et sa volonté de vivre, et en gardera une attitude le plus souvent compatissante à l’égard des autres.

    Avec ses amies, la jeune fille veut tout expérimenter, se joue des convenances, puise sans compter dans l’argent de son père pour réaliser les souhaits des uns et des autres, jusqu’à s’endetter. Elle est connue pour ses frasques – sans doute pour attirer l’attention de son père et aussi exprimer sa révolte contre lui – et sa réputation en pâtit. Son père l’inscrit en médecine, ce n’est pas pour elle. Après deux semestres, elle se tourne vers la musique, mais manque de motivation pour les études.

    « L’élément où elle se sent véritablement chez elle, ce sont les rues et les cafés, où se font les échanges humains par le dialogue et la discussion. » Au café Arco, par exemple, fréquenté par les intellectuels juifs. Elle y rencontre Ernst Polak, traducteur, de dix ans son aîné. Son grand amour. Pour lui,  la littérature et les idées passent avant tout. Jesensky tentera en vain de mettre fin à cette relation : ils se marient et s’installent à Vienne.

    A Prague, Milena était quelqu’un, à Vienne elle est « la femme de … » Polak lui fait comprendre très vite qu’il ne va pas changer pour elle sa façon de vivre. A nouveau, c’est dans les rues qu’elle se ressource : « la Vienne des petites gens, cochers, coursiers, bonnes… » L’effondrement de l’Autriche en octobre 1918 et la naissance de la République tchèque l’exaltent, bien que la vie quotidienne en soit compliquée. Le couple manque d’argent. Milena donne des leçons de tchèque, traduit, porte les bagages à la gare, sert comme dame de compagnie, rédige des articles…

    Milena écrit à Kafka qu’elle voudrait traduire sa prose en tchèque. C’est le début de leur fameuse correspondance, la « joie secrète » de Milena. Après trois mois d’échanges, ils se rencontrent, Kafka rompt ses fiançailles avec Julie Wohryzek. Mais leur relation mène à une impasse. Milena respecte sa rigueur morale, sa quête d’absolu, de vérité et de pureté, pour elle un idéal impossible à atteindre.

    Wagnerova suit le travail journalistique de Milena, de plus en plus affirmé, et aussi sa vie de couple « à distance », chacun habitant désormais une moitié de la maison, le chat allant de l’une à l’autre. Après leur rupture, Milena rentre à Prague en 1925 : elle incarne la femme moderne, émancipée, participe à la vague d’optimisme d’après-guerre. « Soleil, air, espace, mouvement, tels sont les mots magiques qui expriment les besoins vitaux de l’homme moderne » pour les nouveaux architectes comme Jaromir Krejcar qu’elle épouse en 1927.

    Enceinte de Honza, en plein bonheur, Milena est frappée par une première attaque d’arthrite, dont un genou ne se remettra jamais, elle boitera. « Malheureuse n’est pas le mot juste, fichue, voilà comme je me sens et comme je suis en effet », écrit-elle à Jaroslava. La morphine l’aide à revenir à la vie, mais crée une nouvelle dépendance. De gauche, elle se rallie au parti communiste « avec l’idée de pouvoir faire encore quelque chose d’utile en ce monde ».

    Nouveau divorce, rupture avec le Parti, désintoxication, Alena Wagnerova suit les différents fils de la vie d’une femme passionnée, entière, active, engagée,qui refuse de quitter Prague malgré le danger nazi, trop occupée à aider les autres. En novembre 1939, la Gestapo l’arrête, l’emprisonne. Malgré l’acquittement prononcé au procès de Dresde, elle est transférée à Ravensbrück. Elle y sera jusqu’à la fin une femme « debout ».