Vladimir Fédorovski, ancien diplomate, publie quasi un livre par an sur son pays d’origine depuis les années nonante, avec succès. Le roman de l’âme slave (2009) propose « une promenade historique et amoureuse, éclairée par deux guides étonnants » : Diaghilev, avec ses fameux Ballets russes, et Lénine, leader des bolcheviques. Une association due à la naissance à deux ans d’intervalle, en 1870 et 1872, du fondateur de l’Etat soviétique et du « tsar des artistes du XXe siècle ». Issus du même milieu, les deux « révolutionnaires », chacun dans leur domaine, ne se sont jamais rencontrés mais ont habité les mêmes villes, en particulier Paris et Saint-Pétersbourg, où Fédorovski commence son récit.
L’auteur dépeint le Saint-Pétersbourg romantique et festif du règne d’Alexandre II. Le tsar a fait jaser d’abord en épousant une « petite princesse de Hesse » (fruit des amours adultères de sa mère), devenue la grande-duchesse Maria Alexandrovna, puis plus tard, en prenant pour maîtresse Catherine Dolgorouki, une élève remarquée à l’Institut Smolny (pensionnat des jeunes filles nobles) qu’il finit par installer au Palais d’Hiver et avec qui il se remariera une fois veuf. Malgré l’abolition du servage en 1861 et les réformes d’Alexandre II, les attentats terroristes se multiplient. A la huitième tentative contre l’empereur « libérateur », celui-ci est tué en 1881.
Cette « catastrophe nationale » fait prendre conscience à la société russe de sa fragilité. Ce sont les prémices de la terreur politique « de masse » que conduira un jour Vladimir Oulianov – dit « Lénine » en souvenir de son assignation à résidence pour propagande révolutionnaire en Sibérie, sur les bords de la Léna – son frère aîné a été pendu après un attentat manqué contre Alexandre III en 1887. La fiancée de Lénine, Nadejda, rêvait d’un « mariage libre à la Tchernychevski ». Celui-ci, pour compenser le statut inférieur de la femme dans la société, proposait de lui donner une place supérieure dans la vie privée, la liberté absolue de ses sentiments et de sa conduite, la compagnie d’un mari soumis, fidèle et dévoué. Libéré en 1900, Lénine entame alors un périple international qui durera dix-sept ans.
Mais c’est le destin flamboyant de Serge Diaghilev qui forme l’axe principal du Roman de l’âme slave. Fils d’un général, il apprend le français avec une gouvernante dijonnaise tandis que sa « niania » lui inculque le culte des icônes. Le jeune homme est envoyé à Saint-Pétersbourg pour y étudier le droit, bien que la musique le passionne davantage. En 1890, la ville déploie toute l’élégance d’une capitale occidentale, on y parle le français, on y organise des fêtes somptueuses. Le 9 mars, pour fêter le retour des alouettes, on confectionne « de petits pains torsadés en forme d’oiseau, avec des raisins secs à la place des yeux ».
Grand admirateur de Tchaïkovski, Diaghilev fréquente l’opéra, le ballet, se lie avec des amis au sein d’une « société secrète » où l’on tient des conférences sur la peinture et la musique. « Le beau Serge » est tenu un peu à distance comme un parent de province. Mais lorsqu’il se met à étudier sérieusement l’histoire de l’art et s’imprègne, en voyage avec son cousin Dimitri, de tout ce qu’il voit à Paris, Berlin ou Venise – toute sa vie se partage entre la Russie et l’étranger – , il parvient rapidement à s’assurer un mode de vie luxueux, tout en affichant ouvertement son homosexualité.
Se disant lui-même « un grand charlatan », charmeur, impertinent, il estime à vingt-trois ans qu’il est fait pour être un mécène : « J’ai tout, sauf l’argent, mais ça viendra. » Fin 1898, il lance une revue, Le monde de l’art, la fait financer par de riches protecteurs. Artiste et homme d’affaires, il organise des expositions, se fait si bien remarquer qu’on l’engage au poste de directeur adjoint des Théâtres impériaux. Envoyé à Moscou, il prend ses habitudes au Théâtre Bolchoï. A Saint-Pétersbourg, il est convié aux bals de la cour. Diaghilev se souviendra des spectaculaires apparitions du tsar Nicolas II lorsqu’il dirigera les Ballets russes.
Soupçonné de vouloir aller « trop vite et trop loin » dans l’innovation artistique, Diaghilev est limogé. Il se rend alors à Paris, parvient à y intéresser des membres de la haute société à ses projets : expositions de peinture, concerts avec Chaliapine, Boris Godounov à l’Opéra de Paris. Il convainc Gabriel Astruc de faire venir à Paris les meilleurs danseurs russes, Nijinski et la Pavlova, que dirigera Fokine, maître de ballet novateur.
Fédorovski est un conteur passionné de l’histoire des Ballets russes et des passions de Diaghilev pour ses danseurs étoiles. Nijinski est le premier à recevoir de son mentor une « éducation stoïcienne » : une initiation complète à tous les arts, musique, peinture, arts visuels, arts de la scène. La création de Petrouchka sur la musique de Stravinski en 1911, d’après Le Gaulois, « C’était toute l’âme slave, la Russie avec ses danses, avec sa musique, tantôt primitive, tantôt d’un raffinement morbide, qui nous pénétrait aussi profondément que l’œuvre de ses grands romanciers… » Quand Nijinki s’enfuira, ce sera le tour de Massine, un jeune figurant repéré à Moscou. Et bien plus tard, celui de Serge Lifar.
Après la Révolution d’Octobre 1917, Lénine transfère la capitale russe à Moscou, installe rue Arbat, non loin du Kremlin, la « camarade » Inès Armand, mariée elle aussi, dont il est tombé sous le charme lors de son séjour à Paris. Plus qu’à la politique, Fédorovski s’attarde sur le mode de vie et la sphère privée. Inès Armand, « porte-drapeau du féminisme en Russie soviétique », connaîtra malgré les attentions de son protecteur la dépression, l’éloignement, la maladie.
Tchaïkovski, Tolstoï, Tchekhov, les Russes blancs à Paris ou à Nice, Diaghilev et Cocteau, Picasso et la danseuse Olga Khokhlova, les créateurs de mode comme Poiret ou Chanel… Fédorovski convoque tous les grands noms des arts de cette époque. Après l’évocation de la mort du « tsar des artistes » à Venise, son épilogue centré sur Soljenitsyne surprend, tant sa personnalité et son œuvre sont aux antipodes.
Pour mieux comprendre « l’âme slave », les grands écrivains russes restent selon moi irremplaçables. Sous un titre assez bateau, Fédorovski, qui a signé par ailleurs Le Roman de Saint-Pétersbourg, Le Roman du Kremlin, Le Roman de la Russie insolite, Le Roman de l’Orient-Express, et plus récemment, Le Roman de Tolstoï, se révèle dans ce récit documentaire un infatigable conteur mêlant biographie et lyrisme, histoire et romance. Bien informé, à l’instar d’un Troyat, ce vulgarisateur rend ainsi hommage à la culture russe et à son rôle en Europe, où son prestige reste immense.
Commentaires
Ah Troyat ! Trop empathique envers les femmes pour être apprécié à sa juste valeur !
@ Euterpe
Vos pages musicales se partagent comme des cerises hors du temps...
Mais revenons à ces Textes et prétextes.
Lors des temps médiévaux, le latin de l'époque voulait que "sclavus" corresponde à un "esclave".
Puis le C s'est effacé. Le suffixe US s'est dilué en E.
Comment et pourquoi le nom et l'adjectif "slave" (telle que l'âme ici si bien évoquée) trouve-t-ils leurs racines dans l'esclavage?
@ Euterpe : Euh... Vous expliciterez sur votre blog ? Bonne journée, j'espère que vous allez de mieux en mieux.
@ JEA : Voilà de quoi titiller la fibre linguistique. Trouvé ceci sur Wikipedia : "Le mot « esclave » serait apparu au Haut Moyen Âge à Venise, où la plupart des esclaves étaient des Slaves des Balkans, « une région qui s'appelait autrefois « Esclavonie », puis Slavonie, et qui est récemment devenue indépendante, sous le nom de « Croatie »." Confirmé sur http://www.cnrtl.fr/etymologie/esclave et http://www.cnrtl.fr/etymologie/slave
A l'opposé de l'ancien slave "slava: gloire", d'après le Dictionnaire de l'Académie française (dont hélas la version en ligne s'arrête à la lettre P).
Ciel glacé, soleil dans toute sa gloire à Bruxelles ce matin - chez vous aussi, j'espère.
@ Tania
Ciel délavé, soleil se demandant s'il brille pour Kadhafi aussi...
Je trouve cet auteur passionnant chaque fois que je l'entends à la radio, mais je ne l'ai pas encore lu. A réparer ..
Pas besoin d'avoir l'âme slave pour avoir envie de se plonger dans ce superbe ciel de St Petersbourg...et de lire ce roman que si bien tu présentes. Merci.
La Méditerranée est couverte de gros nuages noirs...Kadhafi aussi?
@ Aifelle : Fedorovski a beaucoup à raconter, et quand le sujet intéresse...
@ Colo : Ce samedi matin, ciel brumeux ici, enfin dégagé chez toi?
très beau et très intéressant billet - merci beaucoup, je connais très mal la littérature slave
@ Niki : Des tentations de ce côté ? Voici le lien vers d'autres billets : http://textespretextes.blogs.lalibre.be/tag/Litt%C3%A9rature+russe
C'est un formidable conteur. Il a un pied-à-terre à Deauville et nous fait souvent des conférences au CID ( là où a lieu actuellement le G8 ),lieu magnifique pour toutes sortes de manifestations. Celles-ci étant plus intimes, nous disposons d'un coin agréable et sommes toujours de fidèles auditeurs à venir entendre ses propos passionnés.
J'avais emporté avec moi, en Russie, le livre qu'il a consacré à Saint-Pétersbourg, son meilleur selon moi.
bonjour,
mon grand-père Russe est arrivé en France en 1910, il est décédé quand
j'avais 8 ans, mais il m'avait appris le russe (avant le français) et des tas de choses car il était très cultivé. Il était enfant de chœur et chantait pendait la messe (orthodoxe)avec cette voix de basse profonde si caractéristique des slaves. Moi dans ma petite tête d'enfant j'ai enregistré et emmagasiné tout cela sans trop bien comprendre et puis j'ai grandi, j'ai "oublié" tout ce patrimoine culturel car j'étais en plein dans la société française. Maintenant que je suis âgé et je chante dans une chorale avec cette fameuse voix slave, tout me revient et me donne une terrible soif d'en savoir davantage,je suis attiré par ce malheureux peuple russe toujours soumis à une dictature;tsariste,communiste,politicienne,etc...
Alors qu'à Moscou c'est une vie luxuriante (grâce à la Mafia) dans les campagnes, les russes vivent encore dans des conditions déplorables (comme en 1950 en France) mais ils ne sont pas plus malheureux, la société de consommation si précieuse à nous autres occidentaux ou autres, ne les a pas beaucoup atteins, ils préfèrent
encore plus les rapports humains avec leur entourage, cet engouement
pour faire la fête dans une ambiance de gaité, mais aussi de nostalgie, de tendresse,de fraternité...Ne serait-ce pas là cette fameuse "âme slave"?...(qui n'a rien à voir avec la religion)
peut être qu'un jour je vais retrouver mon grand père et partager avec lui ces chants si profonds qu'ils vous donnent parfois le vertige !!!... Slave v vychnih bogou
@ Slave : Bienvenue & merci pour ce témoignage très intéressant. Quand vous évoquez la voix de votre grand-père et votre chorale, je repense à ces choeurs russes orthodoxes que j'ai pu écouter lors d'un voyage en Russie, au monastère de Novodievitchi - quelle émotion ! Un moment de grâce.
J'ai la chance d'avoir noué là-bas une véritable amitié avec une jeune femme russe grâce à qui je me rends mieux compte de la vie réelle que mènent les Russes aujourd'hui (je ne parle pas des "nouveaux Russes"). Son affection chaleureuse est pour moi l'incarnation de "l'âme slave" que je ne connaissais jusqu'alors qu'à travers la grande littérature russe.
Retrouver votre grand-père ? Il chante avec vous, en vous, j'en suis sûre.