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Livres

  • Vibrer

    nabokov,littératures,envoi,lecture,livres,étude,vie,cultureCertains d’entre vous continueront à lire de grands livres, d’autres cesseront de lire de grands livres une fois leur diplôme obtenu ; et si quelqu’un pense qu’il n’arrivera jamais à éprouver de véritable plaisir à la lecture des grands écrivains, alors ce quelqu’un ne doit pas les lire du tout. Après tout, on peut rencontrer la même jubilation dans d’autres domaines ; la jubilation de la science pure est tout aussi agréable que le plaisir de l’art pur. L’essentiel est de faire l’expérience de ce petit frisson dans quelque région de la pensée ou de l’émotion. On court le risque de rater ce qu’il y a de meilleur dans la vie si l’on ne sait pas trouver l’occasion de vibrer, si l’on n’apprend pas à se hisser un peu au-dessus de là où l’on se situe ordinairement, afin de goûter les fruits les plus beaux et les plus rares que peut nous offrir la pensée humaine.

    Vladimir Nabokov, L’Envoi (Littératures I)

    Jean Brusselmans, La lectrice, 1914

  • Envoi de Nabokov

    Un billet d’Adrienne sur le temps consacré à la lecture de livres en Europe m’a fait reprendre Littératures I de Vladimir Nabokov : ce sont ses cours sur Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Kafka et Joyce (traduction de l’anglais par Hélène Pasquier). Ces essais se basent sur des notes rédigées par Nabokov pour ses cours à Wellesley et à Cornell dans les années 1940 et 1950, des notes manuscrites ou dactylographiées par son épouse Vera. A l’oral, le professeur y ajoutait bien sûr des remarques et des variantes.

    Nabokov Littératures I Poche 1987.jpg
    En couverture du Livre de Poche 1987 :
    Arp, La planche à œufs

    Le second tome de Littératures porte sur la littérature russe. A la fin du premier tome consacré aux « maîtres du roman et de la nouvelle européens » figure un texte intitulé « L’Envoi ». J’aimais le lire à mes élèves de rhétorique en fin d’année scolaire. Aujourd’hui, pour le plaisir de le relire et de le partager avec vous, en voici les deux premiers paragraphes et, dans le prochain billet, un paragraphe de conclusion. 

    * * *

    Face à la somme de problèmes irritants que pose l’actuelle situation mondiale, certains d’entre vous peuvent avoir le sentiment qu’étudier la littérature – et particulièrement la composition et le style – est une forme de gaspillage d’énergie. Je crois que pour un certain type de tempéraments – et nous avons tous des tempéraments différents – l’étude du style peut toujours apparaître comme un gaspillage d’énergie dans n’importe quelles circonstances. Mais cela mis à part, il me semble que dans tout esprit, qu’il penche du côté artistique ou du côté pratique, il y a toujours une cellule réceptive pour ce qui transcende les terribles soucis de la vie quotidienne.

    Les romans dont nous nous sommes imprégnés ne vous apprendront rien que vous puissiez appliquer aux bons gros problèmes de l’existence. Ils ne vous aideront ni au bureau, ni à la caserne, ni dans la cuisine, ni dans la chambre des enfants. En fait, les connaissances que j’ai essayé de partager avec vous ne sont que luxe pur et simple. Elles ne vous aideront pas à comprendre l’économie française, ni les secrets du cœur d’une jeune femme, ou du cœur d’un jeune homme. Mais elles peuvent vous aider, si vous avez suivi mes recommandations, à éprouver la pure satisfaction que donne une œuvre d’art inspirée et précise ; et ce sentiment de satisfaction va, à son tour, donner naissance à un sentiment de confort mental plus authentique, le type de confort que l’on ressent lorsqu’on prend conscience du fait qu’en dépit de toutes ses bourdes, de toutes ses bévues, la texture profonde de la vie est aussi une affaire d’inspiration et de précision.

    Vladimir Nabokov, L'Envoi (Littératures I)

  • Je ne sais pas

    Schlink_Die-Enkelin.jpg« Kaspar sentait comme Sugrun était fière de répondre à chacune de ses questions, de parer chaque objection. Il était fatigué. Cette fille qui s’échauffait, son ignorance, sa prétention hors d’atteinte et son propre désarroi dans ce dialogue l’avaient fatigué. Que lui dire, comment l’atteindre ?
    « Il y a des choses pour lesquelles tu es forcée de te fier à d’autres. Quand tu es malade, le médecin en sait plus que toi, et quand la voiture tombe en panne, le mécanicien. Mais ne te fie pas aux autres quand tu peux toi-même accéder aux faits. Rencontre des étrangers, des musulmans et des Juifs, avant de porter un jugement sur eux. Du reste, tu en connais déjà un.
    – Un Juif ?
    – Ton professeur de piano vient d’Egypte. Ses parents étaient monarchistes et se sont enfuis avec lui lorsque le roi a été détrôné. » Kaspar eut un petit rire. « Peut-être est-il musulman, je ne lui ai pas posé la question. Tu peux l’interroger, et si c’est oui et qu’il va à la mosquée, tu pourrais lui demander une fois de t’y emmener.
    – Tu veux dire à la mosquée ?
    – Pourquoi pas ?
    – Je ne sais pas. »
    Elle dit cela en hésitant, comme si tout d’un coup il y avait beaucoup de choses qu’elle ne savait pas […] »

    Bernhard Schlink, La petite-fille

  • Sa place dans la vie

    Avec La petite-fille, son dernier roman, Bernhard Schlink confirme l’attention particulière qu’il porte aux personnages féminins (Le Liseur, Olga). L’histoire est racontée du point de vue de Kaspar, un libraire. Rentré chez lui à pied, comme d’habitude en traversant le parc, il se réjouit comme chaque fois de monter le large escalier de son immeuble art nouveau et d’ouvrir à l’étage noble la porte « au vitrail de fleurs multicolores ».

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    Il s’attend au désordre de Birgit, sa femme qui boit trop et qu’il trouve souvent dans leur lit, mais cette fois elle n’y est pas, ni dans la chambre de bonne, son endroit pour écrire. Il la trouve dans la baignoire, sous l’eau, morte, les yeux fermés. Et la boîte de valium vide dans la poubelle. Dépressive depuis des années, ce qu’elle niait – « Il y avait des gens mélancoliques, il y en avait toujours eu, c’était son cas » –, elle n’était pas à l’aise dans les soirées où les sujets sérieux étaient traités avec une « légèreté superficielle ».

    « Ce n’est que tardivement, après la réunification, lorsqu’il connut de plus près des libraires de Berlin-Est et du Brandebourg, qu’il comprit que Birgit était une enfant de la RDA, du monde prolétaire qui, avec une ferveur prussienne et socialiste, voulait devenir bourgeois et prenait culture et politique au sérieux, comme la bourgeoisie l’avait fait jadis et l’avait oublié depuis. »

    Pendant des semaines, Kaspar souffre trop pour toucher à quoi que ce soit. Un jour, un éditeur lui écrit pour se renseigner sur le manuscrit d’un roman, achevé ou non, qui « traitait de la vie comme d’une fuite » et aussi des poèmes que Birgit lui avait montrés dans un cahier en cuir, quand ils s’étaient rencontrés à un stage de yoga. Kaspar n’en connaît pas l’existence et se met à fouiller dans les papiers gardés par Birgit. La plupart concernent la RDA.

    Birgit et lui avaient fait connaissance en 1964, durant un stage de Kaspar à Berlin. Voulant connaître l’Allemagne tout entière, Kaspar s’était inscrit à la Freie Universität de Berlin-Est et promené à l’Est pendant une rencontre de la jeunesse allemande. Sur une place où cela discutait fort, il avait remarqué une jeune fille en chemise bleue, « vive, rayonnante » – un coup de foudre. Il lui avait proposé d’émigrer en RDA pour rester avec elle, mais Birgit avait choisi l’inverse : sortir de RDA pour vivre avec lui. Le 16 janvier 1965, elle avait atterri à Tempelhof et leur vie commune avait commencé.

    Ne trouvant pas de manuscrit, Kaspar cherche dans l’ordinateur de sa femme et découvre un long texte intitulé « Un Dieu sévère » qui commence ainsi : « Que serais-je devenue si j’étais restée ? Si je n’avais pas rencontré Kaspar […] ? » Birgit y parle de ses parents, de son enfance dans un « pays nouveau », de ses rêves de jeune fille, de son amour pour Leo dont elle a eu une fille. Leo Weise (directeur puis premier secrétaire au Parti socialiste) voulait la prendre chez lui, sa femme en serait heureuse, mais Birgit avait préféré confier le bébé à son amie Paula pour qu’elle le dépose sur le seuil d’un hôpital ou d’un presbytère. A présent que sa fille avait grandi, Birgit souhaitait la retrouver, lui expliquer. Jamais elle n’a eu le courage d’en parler à Kaspar.

    Bouleversé, l’homme qui a toujours respecté la part secrète de sa femme, décide de continuer ses recherches. Ce n’est qu’au milieu du roman qu’il rencontre Svenja, la fille de Birgit, mariée avec Björn Renger, et leur fille Sugrun. Chez eux, Kaspar reconnaît au mur une photo de Rudolf Hess et un texte nationaliste – ce sont des fermiers « völkisch », obsédés par l’identité et les racines du peuple allemand. La seule chose qui intéresse Björn, c’est l’héritage éventuel. Une fois connue la part qui leur reviendra, à des conditions inventées par Kaspar, celui-ci obtient que sa petite-fille par alliance puisse venir chez lui pendant les vacances.

    Aménager le bureau de Birgit en chambre pour Sugrun, prévoir des activités et des livres qui lui plairaient (elle aime lire), ce n’est pas le plus difficile. Ses parents attendent de Kaspar qu’il préserve « l’âme allemande » de leur fille élevée dans les idées d’extrême-droite et méfiante. A soixante et onze ans, Kaspar est heureux de faire plus ample connaissance avec sa petite-fille de quatorze ans qui a l’air de savoir ce qu’elle veut et se montre très débrouillarde.

    En découvrant le piano de Birgit, Sugrun est fascinée. Elle aime la musique allemande et ne résiste pas quand Kaspar lui propose de prendre des leçons de piano avec un ami – il pourrait lui envoyer un clavier électrique pour continuer à s’exercer chez elle. Le soir, quand Sugrun monte se coucher, il met de la musique qu’elle peut écouter de sa chambre. A la librairie, il lui laisse toute liberté pour explorer les rayonnages, ce qu’elle ne manque pas de faire et qui nourrit leurs discussions.

    Leur relation n’ira pas sans mal, les désaccords seront nombreux. Kaspar veille à lui ouvrir l’esprit malgré les préjugés négationnistes et racistes hérités de son père. Comme Birgit, comme Svenja au passé trouble de fille rebelle, Sugrun est très indépendante, elle veut choisir elle-même sa place dans la vie. Dans La petite-fille, Bernhard Schlink réussit de nouveau à raconter l’histoire de son pays, à décrire les tensions idéologiques dans l’Allemagne réunifiée, tout en traitant de l’éducation, de la transmission culturelle, à travers ce grand-père en deuil soucieux de tisser de nouveaux liens avec respect et délicatesse.

  • Une librairie hantée

    Enchantée par Celui qui veille, le roman précédent de Louise Erdrich, je me suis laissé tenter par son dernier roman, La Sentence (traduit de l’américain par Sarah Gurcel), à la Librairie de l’Olivier (Nyons). J’en avais lu de bonnes critiques et caressé la belle couverture. La romancière l’a dédiée « à toutes celles et tous ceux qui ont travaillé à Birchbark Books, à nos clients, à nos fantômes » – c’est le nom de sa librairie à Minneapolis.

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    Birchbark Books & Native Arts / Minneapolis, Minnesota

    « Quand j’étais en prison, j’ai reçu un dictionnaire. » Condamnée en 2005 à soixante ans de prison, Tookie, la narratrice, a cherché en premier dans le livre offert par Jackie, son ancienne professeure, le mot « sentence ». Alors dans la trentaine, elle buvait et se droguait comme à dix-sept ans. Amoureuse de Danae, son « crush » (son béguin, selon Reverso consulté plus d’une fois pour ces termes non traduits qui émaillent le roman), elle se laisse entraîner par sa « chère chavirée » dans un invraisemblable transport de cadavre qui tourne mal.

    Tookie a fini par se faire arrêter par Pollux, de la police tribale, un « ancien boxeur au regard perçant », son « autre crush ». Dix ans plus tard, son avocat a pu prouver qu’on lui avait tendu un piège et la voilà « dehors ». Entretemps, Tookie a beaucoup lu et suivi un cursus universitaire. En 2015, elle tente sa chance et se présente dans la librairie où Jackie travaille.

    « La porte bleue protégée par un store ouvrait sur un parfum de sweet grass, l’avoine odorante qui sert d’encens pendant les cérémonies, et sur soixante-quinze mètres carrés remplis de livres » consacrés à la culture « autochtone ». « J’ai réalisé que nous, Indiens d’Amérique, sommes plus brillants que je ne le pensais. » Tookie se montre pleine d’aplomb commercial et Louise (l’autrice) l’engage, même si sa librairie n’est pas au mieux financièrement.

    En vivant chichement, en résistant aux tentations d’autrefois, en travaillant beaucoup, Tookie revit et savoure sa liberté. Quand Pollux la retrouve et lui demande de l’épouser, elle « fonce » vers une nouvelle vie – une petite maison, un jardin mal entretenu, du travail, de l’amour, le ventre plein – une vie ordinaire qu’elle juge « paradisiaque ».

    En novembre 2019, « cinq jours après sa mort, Flora venait encore à la librairie. » Quand la boutique est vide et Tookie seule, celle-ci l’entend murmurer, remuer près du rayon Littérature, elle entend le léger bruit de ses boucles d’oreilles ou de ses bracelets. C’était une cliente assidue et agaçante. Persuadée d’avoir été « indienne dans une vie antérieure », Flora montrait à tout le monde la photo d’une « femme austère enveloppée dans un châle », sa prétendue arrière-grand-mère qui avait honte d’être indienne.

    La fille adoptive de Flora apporte à Tookie le livre qui était ouvert à côté de sa mère quand elle est morte. Elle l’emporte chez elle, sans en parler aux autres vendeuses : Penstemon, passionnée par les écrivains et troublée d’être tombée amoureuse d’un blanc, et Asema, étudiante à l’université. Tookie (Ojibwé) n’en dit rien à Pollux (Potawatomi) qui, en plus de ses fonctions dans la police, est maître du feu dans les cérémonies traditionnelles, bricole, pêche, cuisine (il prépare la viande, elle le poisson), prend soin de sa nièce Hetta comme un père.

    Peu avant Noël, Tookie finit par évoquer la présence de Flora tous les jours dans la librairie et apprend que « Louise a un fantôme chez elle depuis des années, mais c’est une présence propice. Personne qu’elle ait connu », quelqu’un qui « l’aide peut-être à écrire ». Tookie se sent harcelée, menacée même. Afin d’y voir plus clair, elle finit par ouvrir le « très vieux journal intime » que lisait Flora – « La Sentence. Une captivité indienne 1862-1883 » – puis le pose sur une des deux piles de livres près de son lit : la « laborieuse » (en attente d’énergie mentale) et non la « paresseuse » (lecture facile).

    Voilà le cadre de La sentence de Louise Erdrich : une librairie hantée et ses employées, la vie privée et les tumultes intérieurs de Tookie, toute à ses émotions et à ses croyances, le mode de vie d’Amérindiens mêlant traditions et modernité. Bientôt les personnages seront confrontés à deux événements contemporains majeurs : la pandémie (qui transforme la boutique en stock de livraison) et la mort de George Floyd (qui bouleverse la ville de Minneapolis, ses communautés, le monde entier).

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    Le Monde des Livres traduit « birchbark » : « écorce de bouleau » (jadis en rouleaux comme support d’écriture, ou pour fabriquer les canoës, comme celui suspendu dans la librairie). Le Figaro littéraire loue la grâce, la tendresse et la lucidité de Louise Erdrich. Pour ma part, j’ai préféré Celui qui veille, un roman plus structuré que La Sentence. Ici, l’impulsive Tookie est plutôt foutraque, mais son amour des livres est fabuleux. Cadeau final : Louise Erdrich donne une « Liste totalement partiale des livres préférés de Tookie », et invite à fréquenter et à soutenir les librairies indépendantes comme la sienne.